Au début du XIXe siècle, sur les terres encore sauvages de l’Oregon, Cookie Figowitz, un humble cuisinier, se lie d’amitié avec King-Lu, un immigrant d’origine chinoise. Rêvant tous deux d’une vie meilleure, ils montent un modeste commerce de beignets qui ne tarde pas à faire fureur auprès des pionniers de l’Ouest, en proie au mal du pays. Le succès de leur recette tient à un ingrédient secret : le lait qu’ils tirent clandestinement chaque nuit de la première vache introduite en Amérique, propriété exclusive d’un notable des environs.
Cookie John Magaro • King-Lu Orion Lee • Chief Factor Toby Jones • Lloyd Ewen Bremner • Thomas Jared Kasowski • La vache Evie
Réalisation Kelly Reichardt • Scénario Kelly Reichardt & Jon Raymond • Production Neil Kopp, Vincent Savino, Anish Savjani, Josh Penn • Production déléguée Scott Rudin, Eli Bush, Louise Lovegrove, Christopher Carroll • Photographie Christopher Blauvelt • Décors Anthony Gasparro • Montage Kelly Reichardt • Musique William Tyler • Costumes April Napier • Maquillage Jessica Needham • Casting Gayle Keller
Kelly Richardt
Cinéaste indépendante, plutôt à contre-courant, Kelly Reichardt est la fille d’un officier de police et d’une mère employée de l’Agence fédérale de lutte anti-drogue. Elle s’est tout d’abord passionnée pour la photographie, découvrant celle-ci à travers l’objectif que son père utilisait pour photographier les scènes de crime. En 1988, elle s’installe à New York. Ses débuts au cinéma datent de 1989 : elle est directrice artistique pour le film L’Incroyable Vérité (The Unbelievable Truth) de Hal Hartley. Puis elle collabore, en 1991, à la réalisation du film de Todd Haynes : Poison. Elle tourne en 1995 son premier long métrage, River of Grass, et obtient trois nominations aux Independent Spirit Awards ainsi que le Prix du grand jury au festival de Sundance. C’est avec Old Joy (2006), son deuxième film, que Kelly Reichardt acquiert en Europe un début de reconnaissance. Wendy et Lucy (2008), sélectionné dans la sélection Un certain regard au Festival de Cannes 2008, et le western très atypique La Dernière Piste (Meek’s Cutoff, 2010) confirment la prédilection de Kelly Reichardt pour un cinéma pastoral minimaliste.
Une rétrospective de l’œuvre de la cinéaste a eu lieu au Museum of Modern Art de New York à l’automne 2017.
Ses films ont été projetés à la Biennale du Whitney (2012), au Film Forum, au Festival de Cannes, dans la catégorie “Un Certain Regard,” à la Mostra de Venise, au Festival de Sundance, au Festival Viennale, au Festival de Berlin, au Festival de Toronto, au Festival de Rotterdam, au BFI London Film Festival. Plusieurs rétrospectives lui ont été consacrées : Anthology Film Archives, Pacific Film Archive, Museum of the Moving Image, Walker Art Center, American Cinematheque de Los Angeles, European Touring Retrospective (The American Landscape: The Films of Kelly Reichardt). Elle enseigne comme artiste en résidence au Bard College. L’ouvrage ReFocus: The Films of Kelly Reichardt lui a été consacré.
Filmographie
Courts et moyens métrages
1999 : Ode (moyen métrage) et scénariste
2001 : Then a Year (moyen métrage)
2004 : Travis (moyen métrage)
Longs métrages
1994 : River of Grass,
2006 : Old Joy,
2008 : Wendy et Lucy (Wendy and Lucy)
2010 : La Dernière Piste (Meek’s Cutoff)
2014 : Night Moves
2016 : Certaines femmes (Certain Women)
2019 : First Cow
2022 : Showing Up
Une rétrospective de l’œuvre de la cinéaste a eu lieu au Museum of Modern Art de New York à l’automne 2017. Elle a signé RIVER OF GRASS (1994), OLD JOY (2006), WENDY ET LUCY (2008), LA DERNIÈRE PISTE (2010), NIGHT MOVES (2013), CERTAINES FEMMES (2016) et FIRST COW (2019). Elle a obtenu les bourses suivantes : United States Artists Fellowship, Guggenheim Fellowship, Anonymous Was a Woman Award, et Renew Media Fellowship. Ses films ont été projetés à la Biennale du Whitney (2012), au Film Forum, au Festival de Cannes, dans la catégorie “Un Certain Regard,” à la Mostra de Venise, au Festival de Sundance, au Festival Viennale, au Festival de Berlin, au Festival de Toronto, au Festival de Rotterdam, au BFI London Film Festival. Plusieurs rétrospectives lui ont été consacrées : Anthology Film Archives, Pacific Film Archive, Museum of the Moving Image, Walker Art Center, American Cinematheque de Los Angeles, European Touring Retrospective (The American Landscape: The Films of Kelly Reichardt). Elle enseigne comme artiste en résidence au Bard College. L’ouvrage ReFocus: The Films of Kelly Reichardt lui a été consacré.
À l’occasion de notre soutien et de la sortie de « FIRST COW », dernier opus de Kelly Reichardt, nous avons le plaisir de vous informer que le GNCR s’associe à la rétrospective « Kelly Reichardt – L’Amérique retraversée » organisée par l’ADRC en partenariat avec le Centre Pompidou :
Le GNCR a soutenu à plusieurs reprises les films de cette cinéaste passionnante (Old joy, Wendy et Lucy, Certaines femmes, First Cow) et souhaite, en collaboration avec l’ADRC, prolonger ce soutien en vous proposant des séances accompagnées sur FIRST COW et éventuellement sur les autres films de la rétrospective.
A PROPOS DU FILM
« L’histoire n’est pas encore arrivée jusqu’ici », indique King-Lu (Orion Lee) au début de FIRST COW. Après avoir consacré l’essentiel de sa jeune vie à explorer le monde, ce voyageur d’origine chinoise considère sa nouvelle terre d’élection – plus précisément, le Territoire de l’Oregon, vers 1820, quelques dizaines d’années avant que celui-ci ne devienne un État de l’Union – comme une région où tout est possible. Il s’agit d’un site naturel, quasi primitif, comme l’évocation d’un mythe des origines pour les récits se déroulant dans l’Oregon que Kelly Reichardt met en scène depuis vingt ans.
Plusieurs références à ses films antérieurs ponctuent FIRST COW : un prologue où une petite fille erre dans les bois avec son chien rappelle WENDY ET LUCY, la bataille pour conquérir un terrain inconnu évoque LA DERNIÈRE PISTE, une conversation autour d’un feu de camp fait songer à OLD JOY. Dans celui-ci, Kurt (Will Oldham) supposait que « l’univers tout entier a la forme d’une larme qui coule ». FIRST COW, septième long métrage de la cinéaste – et son cinquième situé dans le nord-ouest des États-Unis –, est imprégné de la même atmosphère de douce et délicate mélancolie.
Le film s’attache essentiellement à l’amitié entre King-Lu et Cookie (John Magaro), qui se rencontrent en pleine forêt, alors que le second accompagne une bande de trappeurs s’apprêtant à vendre leurs peaux. Comprenant que King-Lu est en cavale, Cookie – dont la discrétion et l’allure méfiante le distinguent des autres – lui offre refuge. Ils se retrouvent par la suite aux abords du Royal West Pacific Trading Post, comptoir animé et pouilleux, où se pressent de nombreux Américains rêvant d’opportunités de s’enrichir. La chance semble sourire aux deux hommes lorsqu’ils aperçoivent une créature inattendue : une vache, dont on dit qu’elle est la toute première dans la région. Elle donne à Cookie et King-Lu l’idée de se lancer dans une entreprise risquée, à mi-chemin entre une activité honnête et une totale escroquerie. Tandis qu’ils gagnent de plus en plus d’argent, les deux acolytes devront décider s’ils poursuivent leur commerce douteux ou s’il est temps d’y mettre un terme et de prendre la fuite… FIRST COW s’ouvre par une citation, attribuée au poète William Blake – « L’oiseau a son nid, l’araignée sa toile, et l’homme l’amitié » –, également placée en exergue du roman The Half-Life (2004) de Jon Raymond dont s’inspire le film. La notion d’amitié comme phénomène s’imposant naturellement – espace mental où les humains se sentent chez eux – nourrit FIRST COW de sa force émotionnelle. Avec Cookie et King-Lu, Kelly Reichardt a trouvé deux personnages qui incarnent la loyauté et le dévouement, deux thèmes qui irriguent son cinéma depuis son premier long métrage, RIVER OF GRASS (1994), tragicomédie autour de deux amants en cavale.
Subtile étude de caractère, FIRST COW porte un regard nuancé et critique sur le capitalisme américain, en s’attachant à la mécanique impitoyable de l’offre et de la demande – sans en faire l’éloge – et en proposant une réflexion sur le fameux esprit d’entreprendre. La caméra de Christopher Blauvelt reste près du sol, indiquant qu’il s’agit d’une parabole sur de piètres entrepreneurs, tandis que le format carré 4/3 (déjà utilisé dans LA DERNIÈRE PISTE, précédent film d’époque de la cinéaste) prive le spectateur du Scope, traditionnellement associé au western. Car il s’agit ici de mettre l’accent sur l’intime, pas sur le spectaculaire et le mythe. Comme aucune autre cinéaste de sa génération, Kelly Reichardt signe des films dont la simplicité est trompeuse et l’ampleur mystérieuse. En un sens, leur envergure vient de l’intérieur.
ENTRETIEN AVEC KELLY REICHARDT
Comment avez-vous eu l’idée de transposer The Half-Life au cinéma ?
The Half-Life est le premier ouvrage de Jon Raymond que j’aie lu. Et c’est grâce à cette découverte que j’ai travaillé avec lui pour OLD JOY. C’est un roman situé au début du XIXème siècle, qui se déroule sur une quarantaine d’années et deux continents, si bien qu’il m’a toujours semblé inadaptable au cinéma.
Mais au fil des années, on s’est souvent demandé avec Jon si l’adaptation du livre pouvait donner lieu à un projet réaliste. Depuis quelque temps, avant même de m’atteler à FIRST COW, j’avais essayé de tourner un film en Europe, également situé au début du XIXème siècle. C’était une sorte de fantasme, et j’ai consacré beaucoup de temps à réfléchir à de petits villages et à regarder les œuvres de Courbet et de Bruegel. Ce projet est tombé à l’eau, et du coup, Jon et moi avons repris nos habitudes, en nous demandant comment adapter The Half-Life. C’est comme cela que nous avons eu l’idée de FIRST COW.
Une citation de William Blake ouvre le film : « L’oiseau a son nid, l’araignée sa toile, et l’homme l’amitié ». L’avez-vous empruntée au livre, et considérez-vous FIRST COW comme un film sur l’amitié ?
C’est un film qui parle de choses moins belles, mais l’amitié y est centrale. La citation de Blake, qui figure dans The Half-Life, est le catalyseur de tout le reste. C’était génial de travailler avec autant d’amis en faisant un film sur l’amitié.
FIRST COW parle aussi de la fabrication, de la création : Cookie et King-Lu s’associent dans un projet créatif destiné à préparer et à vendre des scones et des gâteaux.
Le film s’attache beaucoup à la manière dont ils s’y prennent,et je me demandais si votre propre intérêt pour la fabrication se retrouve dans cet aspect du film. Tous mes films, d’une certaine façon, évoquent la complexité d’un processus de fabrication et, oui, le cinéma nécessite, de toute évidence, une mise en œuvre très lourde, à chaque étape du tournage. C’est le sixième film que je fais avec les producteurs Anish Savjani et Neil Kopp. Ce sont eux qui sont sur le terrain et qui se débrouillent pour accéder à toutes mes demandes. Par exemple, si on tourne une scène dans laquelle on a besoin de voir des poissons surgir d’un ruisseau, ce sont eux qui balanceront, au bon moment, des poissons dans le ruisseau. Il y a plusieurs univers parallèles qui coexistent dans un film. Dans tous les domaines, les idées évoluent et aboutissent à d’autres idées qui se nourrissent des premières. Par exemple, le film raconte comment le beignet succède au scone – et c’est alors que Cookie se dit « je crois qu’ils préféreraient quelque chose de plus sucré », et en un rien de temps, ils préparent un clafoutis !
Comment avez-vous élaboré le style visuel de FIRST COW avec votre fidèle chef opérateur Chris Blauvelt ?
Avant de me retrouver avec Chris, je conçois une sorte de mood board qui nous permet de passer tout le film en revue, scène par scène, et qui nous donne une idée de l’esthétique, de l’atmosphère, et du style de prises de vue. Pour FIRST COW, nous avons revu LES CONTES DE LA LUNE VAGUE APRÈS LA PLUIE [de Mizoguchi] et la trilogie d’APU [de Satyajit Ray] – qui se situent dans de modestes bidonvilles. Ces films nous ont fourni de solides points de départ. On a puisé notre palette de couleurs dans les tableaux de cow-boys de Frederic Remington, pour les bleus et verts sombres et la lumière ocre. Avec Chris, on consulte ces livres d’images et on commence à parler du film. On se plonge dans le scénario, on le lit, et on le relit en détail. Chris fait quelques essais de prises de vue et teste plusieurs focales qui l’intéressent. Pendant ce temps-là, on fait nos repérages avec Janet Weiss. Janet nous propose sans cesse de nouveaux endroits qu’on va visiter ensuite, en général avec le 1er assistant Chris Carroll, le chef-décorateur Tony Gasparro, Chris Blauvelt, et mon ami et assistant Mikey Kampmann. Mikey prend ces endroits en photo, tandis que Chris Carroll et Chris Blauvelt assurent la doublure des acteurs et que je fais la mise en place. Blauvelt passe son temps à faire des listes et Carroll à dessiner des plans. Pendant toute cette préparation, je trouve du temps, seule, pour me rendre sur les décors avant le tournage. C’est vraiment essentiel d’avoir du temps, seule, avec un viseur. Et puis, quand le tournage démarre, je travaille avec les acteurs sur place, et on modifie légèrement les dialogues ou la mise en place en fonction de la réalité du plateau. Mais à ce moment-là, on peut travailler, avec Chris, à partir d’une fondation assez solide.
Vous filmez très près du sol dans FIRST COW, et vous utilisez un format semblable à celui de LA DERNIÈRE PISTE, mais dans un espace visuel fort différent. Le cadre est très étroit, très intime, et offre peu ou pas de plans panoramiques ou de prises de vue de paysages.
C’est amusant que vous parliez d’un cadre étroit. Chris Carroll estime que la forêt suscite un sentiment de claustrophobie. L’atmosphère est assurément plus confinée que dans LA DERNIÈRE PISTE, qui a été tourné dans le désert et sur des plages. Ce film mettait en valeur les grands espaces et les vastes paysages, et le format carré permettait de susciter l’angoisse : on ne sait pas ce qui va se passer, on ne sait pas ce que nous réserve le lendemain. FIRST COW est aussi tourné en 4/3. Dans le film, les personnages creusent, fouillent la terre, les cheminées sont au niveau du sol, tout comme la paillasse sur laquelle dort Cookie – tout est près du sol. Le format carré convient bien aux grands arbres pour les extérieurs et accentue la proximité des éléments du plan avec le spectateur. Il convient bien également aux personnages. Le 4/3 n’a rien de spectaculaire. C’est un format modeste.
Pour LA DERNIÈRE PISTE, il existe toute une iconographie du western dont vous pouviez vous inspirer ou, au contraire, vous éloigner. L’époque et le contexte de FIRST COW sont beaucoup moins emblématiques et connus de la plupart des spectateurs. Il y a cette réplique dans le scénario : « L’histoire n’est pas encore arrivée jusqu’ici ». À partir de quelles références iconographiques avez-vous travaillé avec le chef-décorateur et la chef-costumière ?
LA DERNIÈRE PISTE se passait en 1845, si bien qu’on disposait de photographies comme sources d’inspiration. À chaque fois qu’on réglait la caméra, on avait le sentiment de respecter un code visuel ou, au contraire, de le transgresser. C’est la nature même du western et du langage visuel du genre. S’agissant de FIRST COW, comme le film se déroule vers 1820, il n’y a pas de sources photographiques – on n’avait que quelques eaux-fortes des premiers explorateurs de la région. Dans notre phase de recherche, on s’est surtout attachés à interpréter les ouvrages sur cette époque ou les histoires transmises de génération en génération. [La chef-costumière] April Napier a imaginé ce que les gens portaient quand ils partaient de chez eux, et le type de vêtements qu’ils réussissaient à se procurer en chemin. On classait les costumes en fonction de l’état dans lequel les personnages arrivaient à destination, en fonction de l’emploi qu’ils occupaient, et de la question de savoir s’ils travaillaient au fort ou s’ils n’étaient que de passage.
On a fini par travailler avec un chercheur, un certain Phil Clark, à Londres, parce que tous ceux qui conservaient des archives sur la région, qui prenaient des notes et dessinaient des croquis étaient anglais. En faisant ses propres recherches, April a rencontré Nan MacDonald et une équipe de femmes à Powers, dans l’Oregon, qui ont fabriqué les capes et chapeaux en écorce de cèdre qu’on voit dans le film. Tony [Gasparro] et son équipe ont mené leurs propres recherches. Jon Raymond s’est rendu plusieurs fois au musée Chachalu, consacré aux Tribus Confédérées de Grand Ronde – un musée formidable, près de la mer, qui a ouvert ses portes très récemment. Tous les chefs de poste se documentaient d’une manière ou d’une autre.
On a le sentiment que le film évoque une société en devenir. Rien n’est encore standardisé, ni uniformisé. Les personnages viennent tous d’ailleurs, et ils sont tous d’une étonnante diversité. C’est un environnement américain primitif.
La région où se déroule le film s’appelle le Lower Columbia, là où la rivière Willamette se jette dans le fleuve Columbia, à proximité du Portland actuel. Cette région est habitée depuis au moins 12 000 ans. L’époque à laquelle on s’intéressait est passionnante. Beaucoup de nouveaux venus avaient été attirés par le commerce du castor encore balbutiant. Il n’y avait pas encore de gouvernement, mais d’importantes entreprises qui commençaient à extraire des ressources naturelles. La région était d’ailleurs assez cosmopolite à certains égards. Il y avait là des gens de Russie, d’Amérique, d’Angleterre, d’Espagne, d’Hawaï, et de Chine, parmi de nombreuses tribus et clans vivant à proximité de la rivière, et qui se servaient de celle-ci comme d’une voie rapide pour leur commerce depuis des millénaires. C’est donc un environnement américain primitif, d’une certaine façon, mais qui va totalement à l’encontre de notre représentation habituelle de la conquête de l’Ouest. Il a tendance à faire des origines de l’Amérique une histoire économique coloniale, tandis que des gens du monde entier se déversaient partout dans la région.
On sent une importante et constante présence des Amérindiens, même s’ils ne sont pas au centre de l’intrigue. Comment avez-vous intégré cette communauté au projet ?
C’est une question majeure. Le film est une histoire d’immigrés qui parle d’un cuisinier et d’un marin dans une région qui leur est étrangère. Cela dit, le film se déroule dans le nord-ouest des États-Unis, dans les années 1820, et nous souhaitions faire en sorte que les populations qui vivaient là à cette époque soient représentées de manière fidèle à l’histoire. Il s’agit par ailleurs d’une communauté très largement sous-représentée au cinéma, si bien que notre responsabilité n’en était que plus forte. On a eu beaucoup de chance de rencontrer des gens d’une extraordinaire générosité au musée Chachalu et au département linguistique de Grand Ronde qui nous ont parlé de leur histoire et de leur famille. Ils nous ont traduit pas mal de choses et nous ont fait découvrir des livres et des films extrêmement utiles, qui se trouvaient dans leurs archives. Quelque chose de magnifique s’est produit un soir où James Lee Jones et Orion enregistraient leurs dialogues pour la scène où King-Lu négocie avec un homme pour pouvoir descendre la rivière en canoë. Ils s’expriment en jargon – le « Chinuk Wawa », dialecte largement pratiqué pour le commerce par les Chinook. J’étais dans une fourgonnette, à quelques mètres de là, avec une petite équipe et un interprète, qui s’assurait de la bonne prononciation des acteurs, et je me suis alors rendu compte que plusieurs membres de l’équipe – le perchman, l’ingénieur du son, la scripte – comprenaient leurs échanges et pouvaient même rebondir sur certains de leurs propos. Tous les acteurs parlant ce jargon en avaient leur propre interprétation, et j’espère qu’au final, on n’est pas loin du compte.
Qui a préparé les scones et les beignets sur le plateau ?
Sean Fong, qui travaillait au sein du département Accessoires avec Paul Curtin. Sean était chargé de préparer les scones et les beignets, exclusivement avec les ingrédients disponibles à l’époque.
La partition de William Tyler est à la fois entêtante et mélancolique, et a ceci de particulier qu’elle semble appartenir à une autre époque.
J’ai fait appel à William Tyler après qu’on a tenté de recourir à des musiques contemporaines du récit. Rien ne convenait vraiment, et plus je me rapprochais d’une partition « authentique », plus ça ressemblait à une émission pour la télévision publique. J’ai décidé de changer d’approche, William est venu en salle de montage, il a joué un morceau sur les images d’un premier montage pour voir si cela fonctionnait, et c’était le cas !
Vous avez dirigé des acteurs d’horizons extrêmement différents au fil des années, mais dans vos derniers films, vous avez travaillé avec certains comédiens qu’on pourrait considérer comme des stars. Comment avez-vous choisi John Magaro et Orion Lee ? Comment les avez-vous dirigés ?
J’ai rencontré John et Orion grâce à ma directrice de casting Gayle Keller. Je connaissais surtout John Magaro, parce que je l’avais vu dans CAROL, et je savais que [le producteur exécutif] Scott Rudin adorait ses prestations au théâtre.John dégageait de bonnes vibrations – pendant notre première discussion sur Skype, il m’a beaucoup fait penser à Cookie. Il n’était pas convaincu que le rôle lui corresponde, et c’était donc enthousiasmant qu’il finisse par nous dire oui. Gayle a recherché l’interprète de King-Lu de manière acharnée. On a envisagé des centaines d’acteurs. Orion a fait trois ou quatre lectures, et chacune d’entre elles était très intéressante à sa façon. Le plus difficile pour moi, pour King-Lu, c’est qu’il s’agissait d’un croisement entre deux personnages du livre et que c’était donc un rôle inédit. Je ne savais pas exactement ce que je voulais. On ne peut pas vraiment savoir si l’alchimie va prendre entre les acteurs avant qu’ils aient enfilé leur costume, qu’ils soient sur le plateau et qu’ils se mettent au boulot. Orion a été une formidable découverte pour King-Lu. John et Orion avaient des méthodes de travail radicalement différentes.
John a besoin de moments, seul, pour réfléchir, et n’aime pas trop exprimer ce qu’il ressent, tandis qu’Orion tient à savoir précisément ce que je porterai comme vêtements le jour où, en salle de montage, je serai en train de monter la scène qu’on s’apprête à tourner ! C’est un rien exagéré, mais il aime vraiment savoir où il met les pieds. C’était amusant parce que leur conception du jeu à chacun traduit vraiment la relation entre Cookie et King-Lu.
Chris Blauvelt a pris une photo Polaroïd des deux acteurs, debout, dans un parking, en costumes, pendant la prépa, et c’était la première fois qu’on les voyait ensemble. John ressemblait à Gustave Courbet ! Et puis, on les a envoyés dans les bois pour qu’ils aillent camper avec un « survivaliste » qui leur a appris à écorcher la peau des écureuils et à démarrer un feu sans allumettes.
Vous n’avez jamais cessé de monter vos propres films. En quoi est-ce important, à vos yeux, de garder le contrôle sur le montage ? Votre méthode en la matière a-t-elle beaucoup évolué au fil des années ?
J’aime me confronter à nouveau au film dans un cadre agréable et tranquille après l’activité intensive du tournage.
Le montage influe sur ma mise en scène – je réfléchis à l’assemblage des plans au moment où j’imagine la scène. Pendant le mixage son et l’étalonnage, je lâche prise et je me contente de m’asseoir sur le canapé dans la pièce sombre et glaciale. Ça me donne envie de dormir ! Si je ne montais pas mes propres films, je passerais sans doute mon temps à dormir pendant tout le montage.
Considérez-vous parfois vos films comme une œuvre globale, et réfléchissez-vous aux éléments qui les rapprochent, aux thèmes et aux images récurrents ? Savez-vous comment FIRST COW s’inscrit dans votre parcours, ou manquez-vous encore de recul ? J’y pense sans doute quand je me rends compte que je me répète !
Je ne sais pas comment FIRST COW s’inscrit dans mon parcours. Peter Hutton, à qui ce film est dédié, me disait souvent : J’imagine qu’un jour « si tu fais suffisamment de films, tu deviendras incontournable pour les gens ». quelqu’un comparera ces films entre eux.
Il y a des références à l’époque actuelle dans FIRST COW, qu’il s’agisse de son regard sur le capitalisme ou les clivages sociaux, ou même l’existence à l’écran d’une amitié loyale et tendre entre deux êtres issus de communautés différentes. On peut sans aucun doute décrypter FIRST COW comme une œuvre très engagée.
Je dirais que tous les films sont engagés à leur façon. C’est lié aux sujets qu’ils abordent et qui nous intéressent. Où le pouvoir réside-t-il ? À quel moment considère-t-on que les gens ont réussi leur vie ou qu’ils s’en sortent à peine ? Comment cela influe-t-il sur leurs rapports ? Toutes les histoires abordent ces questions là. Mais j’espère quand même que les films parlent avant tout de personnages bien particuliers et de leurs trajectoires individuelles.
Nous n’avons pas évoqué la vache de FIRST COW – elle mérite sans doute d’être mentionnée.
Elle s’appelle Evie. Elle a été sélectionnée à partir de plusieurs photos de vaches. C’est celle qui avait les plus grands yeux. Quand on travaille avec des animaux, on doit tous ralentir la cadence. Et les équipes de tournage n’ont pas l’habitude de tourner lentement et sans faire de bruit. Mais avec Evie, ou les chevaux de CERTAINES FEMMES, toute l’équipe doit fonctionner au ralenti et être attentive à l’animal. Si on le braque, on risque d’accumuler de la frustration.