Film soutenu

Ha Ha Ha

Hong Sangsoo

Distribution : Les Acacias

Date de sortie : 16/03/2011

2011 - 1h56 - 35 mm - 1.85 - Dolby SRD

Le réalisateur Jo Munkyung (Kim Sangkyung) envisage de quitter la Corée pour partir au Canada. Avant son départ, il revoit autour d’un verre son grand ami, Bang Jungshik (Yu Yunsang), critique de films. Lors de ce rendez-vous arrosé, les deux amis découvrent par hasard qu’ils se sont rendus récemment dans la même petite ville en bord de mer, Tongyeong. Ils décident de se raconter leur voyage réciproque à condition de n’en révéler que les moments agréables.

Avec : JO Munkyung KIM Sangkyung WANG Seongok MOON Sori BANG Jungshik YU Junsang AN Yeonju YE Jiwon KANG Jeongho KIM Kangwoo NO JeonghwaKIM Gyuri Mère de Munkyung YOUN Yuhjung

Réalisation et scénario HONG Sangsoo Producteur exécutif HONG Sangsoo Productrice KIM Kyounghee Directeur de la photographie PARK Hongyeol Lumière YI Yuiheang Montage HAHM Sungwon Musique JEONG Yongjin Prise de son SONG Yeajin Son KIM Mir Ventes internationales FINECUT Production JEONWONSA Film Co.

À propose de HAHAHA – Entretien avec Hong Sangsoo

« Il faut que je rencontre l’acteur pour que je sache enfin ce que je veux.»

TA : Quand on rencontre les acteurs qui ont travaillé avec vous, on sent qu’il y a eu entre vous une communion profonde, que les spectateurs ou les critiques ne peuvent percevoir. Quel est votre secret ?
HSS : Je pense qu’un acteur fait bien ce qu’on attend de lui s’il se sent à l’aise. Dans le cas contraire, il se contracte. Il se fie alors à sa mémoire et intellectualise, ce qui nuit à son jeu naturel. Le travail du metteur en scène est de l’amener à un état d’esprit qui lui permet d’éviter cet écueil. Il doit aider l’acteur à se concentrer sur ses propres pensées et ce de manière constante, de façon qu’il puisse entrer dans le film avec des sentiments authentiques.

TA : On considère généralement qu’un film est le résultat de l’art du metteur en scène qui transmet son message au spectateur à travers les acteurs. Mais j’ai l’impression que vous avez un concept un peu différent ?
HSS : Je ne sais pas ce que je veux, du moins quand je commence. D’un côté, je rassemble mes idées dans leur état brut et, de l’autre, je réunis les acteurs. Mes idées vont alors à la rencontre de ces acteurs, des êtres vivants. Je découvre alors quelque chose chez eux, j’en arrive à attendre quelque chose d’eux et à découvrir ce qu’ils veulent, eux. C’est au cours de ce processus d’amalgame que je commence à comprendre ce que moi je veux. Ce n’est pas comme si moi, le réalisateur, je donnais des directives aux acteurs pour leur faire dire ce que j’ai à dire. C’est autre chose.

TA : En effet. Cela explique aussi sans doute que les acteurs aiment travailler avec vous. Parce que vous leur donnez l’impression qu’ils créent avec vous, de manière active, qu’ils écrivent le scénario du film.
HSS : On travaille ensemble, à 100%. Je ne peux pas faire un film tout seul dans mon coin. Cette interactivité est indispensable à la construction de l’oeuvre. Sans les acteurs, l’idée ne sert à rien. L’histoire commence à exister quand je les ai choisis. Sans Yu Junsang, le personnage qu’il incarne dans Ha ha ha n’aurait jamais été ce qu’il est. C’est vrai pour tous les rôles. L’acteur change, le personnage change aussi, c’est pour moi une évidence. 

TA : Vous ne travaillez pas à partir d’un scénario définitif, mais décidez beaucoup de choses sur le lieu du tournage, au jour le jour. 
HSS : Autrefois, j’arrivais quand même avec les grandes lignes, quelque chose de relativement construit, mais j’ai l’impression que c’est de moins en moins vrai. Avant, le traitement dépassait facilement vingt pages, mais pour Ha ha ha, à peine cinq ! Et ce, en comptant des impressions et des détails inutiles. Je n’avais encore rien décidé quand j’ai commencé à tourner. A peine les lieux et les personnages. Avant d’arriver sur le tournage, je ne savais pas ce que j’allais raconter. C’est de la paresse, mais en même temps, c’est une méthode. 

TA : Si la préparation et le traitement se simplifient, cela signifie que vous croyez plus qu’avant en la capacité des acteurs à comprendre vos intentions et à savoir les incarner ? 
HSS : Le processus reste le même : c’est ma rencontre avec les acteurs qui déclenche des choses et qui m’amène à un résultat, sans que j’en sois vraiment conscient. Si le traitement se raccourcit, c’est pour une autre raison : c’est probablement dû à mon désir de percevoir plus de choses inattendues, spontanées. Je suis peut-être aujourd’hui un peu plus habile dans ce processus et dans la façon de l’agencer. C’est pour cela que j’attends beaucoup du tournage. Autrefois, j’y allais avec 50% de préparation ; aujourd’hui, j’ai la conviction que, même si je commence avec seulement 20%, les choses vont venir. Cela dit, 20%, c’est le minimum. En dessous, ça ne tiendrait pas debout. 

TA : Ha ha ha a comme décor Tongyeong et la présence de l’amiral Yi Sunsin [1545-1598] est sous-jacente tout au long du film. Avez-vous eu l’occasion de réfléchir sur ce héros dont le portrait orne les billets de banque ? 
HSS : Je ne connais pas mieux sa vie que n’importe quel Coréen moyen. Je suis allé à Tongyeong pour le repérage et je me suis rendu compte que, làbas, ils éprouvent une vénération particulière à son endroit. J’avais envie de parler de lui dans mon film. C’était un personnage exceptionnel. Il a dû se sentir très solitaire tout au long de son existence. Je me demande comment il a survécu à cette solitude. Je crois que c’était vraiment quelqu’un de bien… de très rare. 

TA : Au moment où ils se séparent, Seongok (l’actrice Moon Sori) prend Jeongho (l’acteur Kim Kangwoo) sur son dos. Cette scène, qui n’a pourtant pas un caractère romantique, est particulièrement belle. C’est une étrange cérémonie de séparation. 
HSS : C’est un épisode dont j’avais entendu parler… Déçue par l’humanité, Seongok reste saine et forte. Elle prend l’homme sur son dos, mais finit par s’affaisser sous son poids. On devine immédiatement que c’est le genre de femme qui se jette dans ce qui dépasse ses moyens. 

TA : Quand elle a lu le script, Moon Sori ne vous a pas demandé pourquoi son personnage agissait de cette façon ? 
HSS : Il n’y a rien de vraiment incompréhensible là-dedans. Je ne suis pas du genre à donner des explications, sauf si je devine dans le regard de l’acteur qui vient de lire le script qu’il ne comprend pas ou s’il me pose des questions. Mais Moon Sori ne m’a rien demandé.

TA : On a produit une grande variété d’analyses à propos de votre oeuvre et il y en aura d’autres encore, mais il semblerait que vous agissiez beaucoup selon votre intuition, votre flair. 
HSS : J’arrive le matin, j’écris quelque chose, les acteurs le lisent, rient entre eux, essaient de l’apprendre par coeur en une demi-heure, répètent ensemble pendant une autre demi-heure et on commence à tourner. Quand j’écris, il y a un aspect de l’acteur – une expression fugace sur son visage – que j’ai envie de mettre dans le film. Cela déclenche des dialogues, des actions. 

TA : Vos films précédents exposaient des aspects de la vie dont on ne niait pas l’existence, sans pour autant souhaiter qu’ils soient mis au grand jour. On a l’impression que votre regard sur le monde a évolué – on pense à une réplique de Ha ha ha : « Je ne vois que le bon côté des choses. » 
HSS : Je ne sais pas… Je ne sais depuis quand, j’ai nourri des idées du genre : il y a des gens qui par nature sont crédules, qui voient toujours le bon côté des choses. Je les envie, je trouve qu’ils sont utiles à ce monde, mais moi-même je n’en fais pas partie. Comme je dois survivre, je me suis beaucoup purifié et je pense que j’ai un peu évolué. Ce n’est toujours pas facile pour moi et ce ne le sera probablement jamais, mais à mesure que je découvre le caractère extrême des pensées qui m’oppressent, leurs racines, je m’améliore. Je n’arrive toutefois pas encore à ne voir que le bon côté des choses. Simplement, il s’agit d’une orientation que j’ai prise, qui me plaît, sans que je puisse dire que j’ai réussi dans ma démarche. 

TA : J’ai découvert dans Ha ha ha un élément nouveau. Dans vos précédents films, il y avait toujours des couples qui faisaient l’amour ou qui s’aimaient, mais leurs sentiments ne s’harmonisaient pas, n’étaient pas au diapason. Dans votre dernie r film, il y a une ambiance très tendre née de la rencontre de deux personnes qui ont le même rythme, la même fièvre. Le genre d’atmosphère qu’on ne s’attend pas à trouver dans un film de Hong Sangsoo. 
HSS : Ce qui m’importe, c’est de savoir si les personnages du film existent réellement dans la vie. Je le savais déjà, bien sûr, qu’ils existaient. Mais je n’avais aucun désir de créer des personnages aussi gentils, aussi chaleureux. Aujourd’hui, j’ai envie de les faire vivre dans le décor de mon film. Quand j’ai pensé créer un couple avec Yu Junsang et Ye Jiwon, je pouvais déjà deviner la fièvre qu’ils allaient faire monter ensemble. Ce sont deux anges, en fait. « Etre courageux dans la vie, c’est regarder en face ses propres erreurs. » 

TA : Quand on voit comment vous captez les particularités des acteurs, on peut dire que vous être un bon observateur et que vous avez par ailleurs une bonne mémoire. 
HSS : Je n’en sais rien. Il y a des choses dont je n’arrive pas à me souvenir, au point d’en avoir honte. Des choses quotidiennes, des visages… La mémoire est une chose étrange. Je crois que c’est une question d’hérédité, comme je le dis sous forme de boutade dans Night and Day. Il arrivait à ma mère de ne pas reconnaître les gens, par exemple quelqu’un avec qui elle avait travaillé plusieurs dizaines d’années. J’ai connu moi-même des situations similaires, qui étaient très gênantes. En fait, je n’arrive pas à mémoriser ce que je me sens obligé de faire. Comme si je détestais ça. On dirait que je n’aime pas me rappeler certaines choses – quelles qu’elles soient -, ni m’y accrocher. Je n’ai pas envie de garder en mémoire quelque chose qui n’a pas été vécu par mon corps en s’y fondant. Quand j’écris le scénario le matin, d’étranges souvenirs surgissent à des moments inattendus : ce que j’ai vu plusieurs décennies auparavant quand j’étais enfant, ce que j’ai lu dans un magazine, ce qu’on m’a dit quelques jours plut tôt, toutes sortes de choses…

TA : Les gens partent toujours en voyage dans vos films : dans la province de Kangwon, sur l’île de Jeju, à Paris, à Tongyeong, cette fois-ci. Vous aimez voyager ?
HSS : J’ai constamment envie de partir, mais je n’y arrive pas toujours, car je suis paresseux. Les endroits que j’ai visités, je les ai presque tous montrés dans mes films. Quand je ne suis pas trop pris par le travail, je provoque mes proches de manière impulsive : « Allez, on y va ? » Mais ça n’arrive pas souvent et on en revient en général après nous être payé une assiette de sashimis !

TA : Je suppose que vous n’êtes pas non plus du genre à vous renseigner sur les bonnes adresses gastronomiques avant de partir ?
HSS : Non. C’est moins drôle quand c’est planifié. Et puis un restaurant, c’est un restaurant. Ce qui compte, c’est l’ambiance créée par la compagnie.

TA : Vous adressez-vous facilement à des inconnus, comme les personnages de vos films ?
HSS : Pas à jeun ! Mais quand j’ai bu, oui. Récemment, je suis allé à la Cinémathèque de Pusan. Le soir, je marchais sur la plage, quand je suis tombé sur un groupe d’étrangers qui chantaient en jouant de la guitare. Je m’y suis mêlé, j’ai joué de la guitare, j’ai bu. J’ai passé un bon moment.

TA : C’est pour cela que vous continuez à boire : pour vous donner du courage ?
HSS : Echapper aux habitudes, qui sont collées à nous et dont on pense qu’elles nous sont néfastes, les regarder en face quand c’est nécessaire en se disant : « Tu as tort », vivre avec tout ça… C’est ça, avoir du courage, non ?

TA : Ce qui est admirable dans le personnage de Jungshik, incarné dans Ha ha ha par Yu Junsang, c’est qu’il prenne son courage à deux mains. Bien sûr, il n’a ni le courage ni le désir de changer le monde qui l’entoure, mais cette tentative montre un changement, un progrès, me semble-t-il.
HSS : C’est possible, même si je ne saurais dire ce qui a vraiment changé. Avant cette scène où il devient courageux, Jungshik se fait cracher dessus. Quand on se fait cracher dessus par quelqu’un, on devient un peu hébété. On a l’impression que le corps et l’esprit se détachent l’un de l’autre. A ce moment-là, on se rend compte à quel point on a été égoïste et à quel point on a fait souffrir la personne.

TA : Si je peux me permettre cette question un peu générale, qu’est-ce que le cinéma pour vous ?
HSS : Je n’aime pas voir les choses à travers les mots des autres. Je me suis donc demandé comment j’allais exprimer ce que je voyais avec mon propre langage. Dans le souci de m’approcher un peu plus de la vérité. De voir apparaître sur l’écran des fragments qui ne soient pas passés par un processus logique, de les agencer selon mon intuition, de les regarder avec les autres, de partager les mêmes idées avec certains d’entre eux, d’en rire ensemble… C’est ça que j’aime dans le cinéma.

TA : Dans une interview que vous avez donnée il y a une dizaine d’années, vous avez déclaré que si vous n’arriviez pas à vous faire une place dans les circuits cinématographiques, vous feriez des films indépendants. C’est finalement ce que vous faites aujourd’hui. Vous allez continuer dans cette voie ?
HSS : L’expérience a prouvé que mes films n’attiraient pas beaucoup de spectateurs, il est donc normal de revoir à la baisse les coûts de production. Et puis, le manque d’argent ne m’empêche pas de dire ce que j’ai à dire.

TA : Vous êtes aussi professeur de cinéma à l’Université Konkuk.
HSS : Oui, pour la cinquième année déjà. Mon travail consiste à dire aux étudiants ce qui me paraît bien en eux ou susceptible de le devenir et à les encourager. Ils ont tous leurs points forts, qui ne sont pas toujours évidents à discerner. Je les aide donc à les découvrir eux-mêmes et à y puiser une motivation pour avancer. C’est tout. Je n’enseigne rien.

Magazine coréen Ten Asia
Propos recueillis par Baek Eunha
le 29/04/2010 traduits par Jeong EunJin.



Hong Sangsoo, le désir et le temps

Un des plus importants représentants du renouveau du cinéma coréen. Hong Sangsoo propose, avec un désespoir teinté de burlesque, une radiographie précise des relations amoureuses. A ce réalisme s’ajoute, paradoxalement, un jeu subtil et complexe sur la narration.

Si être un grand cinéaste c’est savoir interroger les pouvoirs mêmes de son art alors il ne fait pas de doute qu’Hong Sangsoo en est un. L’illusion de la familiarité côtoie, dans ses films, la plus grande sophistication, la sensation du réalisme le plus juste s’y conjugue avec celle d’une approche quasi conceptuelle du récit et du temps cinématographique, l’authenticité avec un intellectualisme extrêmement fertile, le plus simple enregistrement des palpitations de la vie avec l’artifice narratif le plus osé. Il est né le 25 octobre 1960 à Séoul. Après des études à l’Université de Chungang, puis au College of Arts and Craft à San Francisco ainsi qu’à l’ Art Institute de Chicago, il fait ses débuts de réalisateur à la télévision avant de tourner en 1996 son premier film pour le cinéma, Le Jour où le cochon est tombé dans le puits. Il enchaînera ensuite avec Le Pouvoir de la province de Kwangonen 1996, puis en 2000 La Vierge mise à nu par ses prétendants. Remarqués dans plusieurs festivals internationaux (Rotterdam pour le premier, Cannes et sa sélection «Un certain regard» pour les deux suivants), ces trois premiers titres mettront un certain temps avant de connaître une sortie commerciale en France, en 2003. Suivront trois oeuvres coproduites par la France, Turning Gate en 2002, La Femme est l’avenir de l’homme en 2004 et Conte de cinéma en 2005. Avec Woman on the Beach (2007), Night and Day (2008) et Les Femmes de mes amis (2009), le cinéaste confirme ses obsessions. Oscillant toujours entre l’expérimentation conceptuelle et le réalisme, Hahaha (2010) et Oki’s Movie, la même année, ses deux derniers films en date, confirment le fait que, si chacun des titres semble répéter le précédent, il s’en distingue toujours subtilement et essentiellement.

Guerre des sexes

« Plus c’est local et plus c’est universel », disait un jour Renoir. Hong Sangsoo n’a pourtant jamais cédé à la tentation d’un pittoresque national. Rien de moins exotique, en effet, que son cinéma, même si celui-ci parle de quelque chose de typiquement coréen (1). Ses personnages appartiennent tous à une sphère culturelle et sociale particulière, limitée, mais proche, vraisemblablement, de celle du cinéaste lui-même: étudiants et professeurs d’université, réalisateurs de films d’art et d’essai, romanciers confidentiels et artistes inconnus ou en devenir. On aurait tort pourtant de reprocher à l’oeuvre une manière de centrer ses récits sur un microcosme social spécifique et socialement minoritaire, de fonctionner en autarcie, tant ce dont il est question dans son cinéma apparaît particulièrement commun. La guerre des sexes filmée par Hong Sangsoo est sans doute la chose la mieux partagée, du moins dans un monde où l’altérité sexuelle est encore une réalité. A la familiarité du milieu dépeint, se superpose, en effet, le sentiment d’une authenticité des comportements décrits. C’est de notre indécision et de nos petites lâchetés dont parle le cinéma d’Hong Sangsoo. En longs plans fixes, fidèle à une esthétique « ligne claire » du cadre et de sa composition, le cinéaste traque ses personnages dans des situations et des lieux qui se répètent : des cafés ou des restaurants, de mornes bureaux, des chambres d’hôtels étriquées et sordides. Aux scènes de drague succèdent des scènes d’imprégnation alcoolisée, aux scènes de sexe des moments de déambulations hésitantes. A la précision de l’image correspond l’imprécision des sentiments et des désirs.

Indécision du désir

Chez Hong Sangsoo, les hommes passent leur temps à essayer de séduire des femmes, mais pourquoi, derrière ces tentatives de séduction, a-t-on toujours le sentiment que le désir n’y semble pas très sûr de lui-même ? Le héros de la première partie de Conte de cinéma ne parvient pas à faire l’amour à la jeune fille qu’il a réussi à entraîner dans une chambre d’hôtel. La fellation commencée dans une autre chambre d’hôtel se finit piteusement dans La Femme est l’avenir de l’homme. La première nuit d’amour avec le jeune policier que l’héroïne du Pouvoir de la province de Kwangon est venue retrouver se transforme en chorégraphie éthylique et épuisée. Tout se passe comme si la certitude d’obtenir l’objet de sa quête non seulement rendait inutile sa possession mais questionnait même la force, voire la vérité, de l’élan initial. C’est d’abord dans cette manière de filmer des personnages éternellement ignorants de leur propre désir qu’Hong Sangsoo peut être considéré comme proche d’un Eric Rohmer. C’est aussi en raison de cette idée que la parole serait justement là pour masquer l’inconsistance de la volonté.

Ivresses existentielles

On boit beaucoup dans les films d’Hang Sangsoo. Les scènes d’ivresse, parfois jouées par des acteurs véritablement en état d’ébriété, ont une fonction ambiguë. L’alcool est à la fois une manière pour les protagonistes d’échapper au réel en parvenant à un état proche de la stupeur mais c’est aussi une excuse pour dire à l’autre ce que l’on pense véritablement de lui. L’ivresse peut devenir aussi l’éphémère moment d’une vérité déplaisante. Dans Le Pouvoir de la Province de Kwangon, une des trois étudiantes, qui semblaient pourtant être de bonnes copines, reproche à une autre d’être méprisante. Elle s’excusera, dégrisée, le lendemain matin. Un étudiant demande à son exprofesseur si les rumeurs de corruption qui courent sur lui sont fondées dans Oki’s Movie, ce qui lui vaudra une humiliante engueulade. « Je veux bien être votre petite amie seulement quand on boit », entend-on aussi dans La Vierge mise à nu par ses prétendants. Le soju (alcool de grain consommé en grande quantité) devient une manière consolante de séparer commodément ses actes de sa propre volonté puisque celle-ci reste incernable par le sujet luimême. L’énergie qui se dégage des films de Hong Sangsoo est une énergie triste, tournant à vide, très éloignée de la vitalité libidinale qui caractérise si bien le cinéma sud-coréen. Les sentiments ne sont pas partagés, les personnages et leur demande d’amour se heurtent à des portes fermées (Le Jour où le cochon est tombé dans le puits), les retrouvailles (leitmotiv de l’oeuvre) sont toujours décevantes et les ruptures, l’avenir inévitable. « Un amour trop profond connaît une triste fin » dit la chanson de variétés, entendue à deux reprises dans Conte de cinéma. Et si les choses sont vouées à se répéter, c’est en pire. Mais le pathétique de l’existence est ici, paradoxalement, au service d’un burlesque original. L’on rit souvent en voyant les films d’Hong Sangsoo car la gêne, le malaise et surtout la honte en sont des éléments essentiels.

Dans les méandres du temps

Comme tous les cinéastes existentialistes, Hong Sangsoo est fasciné par la virtualité, l’hypothèse impossible du conditionnel, la possibilité que le réel pourrait être autre et le constat qu’il n’en est rien. Les rêves par exemple (Night and Day) sont filmés de la même façon que les actions réelles, déstabilisant le spectateur. Les expériences narratives comme celles qui consistent à couper le récit en deux au milieu du film et à le faire repartir d’un point initial (Le Pouvoir de la province de Kwangon, La Vierge mise à nu par ses prétendants), à mener alternativement deux histoires dont on découvre qu’elles se situent chacune au même moment et parfois dans des espaces proches voire adjacents (Hahaha) ou encore à faire suivre un « film-dans-le-film » par ce qui arrive à la sortie du cinéma à l’un de ses spectateurs, cherchant à séduire l’actrice vue dans la fiction et rencontrée dans la vie (Conte de cinéma), sont autant d’interrogations vertigineuses sur le temps. Hong Sangsoo questionne les pouvoirs du cinéma lui-même. Le plan fixe long, d’un côté, y est ouvert sur l’ambigüité ontologique de la vie, le montage, de l’autre, perturbe les perceptions d’un spectateur qui n’éprouve plus l’irréversibilité comme « l’ être même de la temporalité » (Jankélévitch). Mais l’impression, parfois infime, d’une possibilité de déconstruire le puzzle du temps et l’unité du réel (ce que seul le cinéma permet) s’affirme comme le résultat d’une manière de brouiller le sens (la signification) et de renvoyer l’homme à son opacité.

Jean-François Rauger