Film soutenu

Here

Bas Devos

Distribution : JHR Films

Date de sortie : 10/07/2024

2023 | 1h22

Bruxelles, un homme et une femme que rien ne semble lier se rencontrent de manière fortuite. Lui est roumain, ouvrier du bâtiment et prévoit rentrer au pays. Elle est chinoise, scientifique et poursuit un doctorat sur les mousses. Elle va l’initier à la perception active de l’espace sensoriel.

Bas Devos

Bas Devos est né à Zoersel, en Belgique, il a réalisé deux courts métrages, The Close et We Know. Son premier long métrage, Violet, a remporté le prix du jury à la Berlinale Generations en 2014 et a été sélectionné pour New Directors New Films au Moma New York.
Son deuxième long métrage a été sélectionné pour Berlinale Panorama en 2019. Ghost Tropic, son troisième long métrage, a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs 2019 à Cannes.
Here est son quatrième long métrage. Il enseigne le cinéma à l’école des arts Luca à Bruxelles.

FILMOGRAPHIE
2005 Taurus [cm]
2006 Pillar [cm]
2010 We Know [cm]
2014 Violet
2019 Hellhole
2019 Ghost Tropic
2023 Here


INVITATION DE L’ÉQUIPE DU GNCR

Here a ceci de remarquable qu’il parvient à produire un temps qui lui est propre : le film s’engouffre dans les interstices du récit pour y dessiner une forme en suspension, une zone entre-monde dans laquelle il décide de se perdre et d’y observer les corps et les espaces qui la composent.
C’est cette ville que l’on découvre depuis ses coins de verdures sous les routes ou du haut des immeubles en construction, en dressant les tables d’un hôtel avant le lever du jour ou en se quittant après un trajet en bus.
C’est cette nature, toujours indissociable de l’espace urbain qui l’entoure et qu’elle entoure (l’inverse est aussi valable), aussi bien au son qu’à l’image. Aucun plan ne se compose sans que l’un ne soit rappelé à l’autre : un chemin de fer qui passe en forêt, une plante sur un rebord de fenêtre dans un restaurant la nuit, le son d’un merle aux aurores, des graines au fond d’une poche.
Ce sont ces corps ensuite, pris dans ce temps du film, un temps de « l’entre-action », celui que Stefan occupe avant d’opérer un grand voyage, celui dont Shuxiu profite entre les cours pour récolter la mousse entre les dalles du trottoir, exploitant elle aussi l’interstice des choses pour y déceler du sens. Interstices encore dans lesquels se nichent l’espace des sentiments, celui des coupes du montage et des plans dans lesquels on y échappe peut-être un regard et dans lesquels on oublie peut-être un nom.

Clément DUSSART – chargé de projet action culturelle / GNCR


NOTE D’INTENTION DU RÉALISATEUR

Une boite de soupe 

Dans les années 1980, l’écrivain de science-fiction Ursula K. Le Guin a écrit un court essai au titre magnifique : The Carrier Bag Theory of Fiction (La théorie du sac à dos de la fiction). Elle y affirme que les premiers hommes étaient avant tout des cueilleurs de baies, de fruits, de céréales et de graines. L’image que nous avons d’un chasseur, d’un manieur de lance, d’un tueur de mammouths, peut bien dominer notre conscience collective, mais elle est imparfaite. Le premier artefact culturel n’était pas une lance, dit Le Guin, mais un récipient. Un bol, un sac de transport, un filet tissé, une poche dans laquelle transporter toutes ces graines, ces noix et ces feuilles. Mais ce sac, ou cette poche, et son (his)histoire, ont été perdus face à l’image plus héroïque du tueur de mammouths brandissant une lance. Une image très masculine qui sous-tend un récit masculin. Le Guin oppose à cette proposition un récit plus féminin. S’éloignant de cette image héroïque, elle recherche des histoires de coopération, de partage, de rassemblement. Car c’est cette accumulation, ce stockage et ce partage qui nous définissent vraiment en tant qu’êtres humains. C’est après avoir lu cet essai que le film que j’essayais d’écrire a commencé à se mettre en place.  L’histoire est simple : un homme qui part pour un certain temps vide son réfrigérateur et prépare une soupe avec les légumes qui, sinon, pourriraient. Il distribue ensuite cette soupe à ses amis et à sa famille.  Ce film parle de boîtes de soupe, de graines, de racines et de mousse douce sous nos pieds. Il s’agit donc d’un film sur ce que signifie être humain.

Un maintenant épais et fibreux

La biologiste et philosophe Donna Haraway avance l’idée d’un « maintenant épais » pour décrire le réseau complexe de connexions terrifiantes qui constituent notre réalité collective. Elle propose une façon de penser le temps qui nous fait prendre conscience de notre interconnexion les uns avec les autres, mais aussi avec le monde non humain. Il s’agit de vivre dans le présent tout en restant conscient de ce qui nous a précédé, afin de laisser un paysage plus paisible à ceux qui viendront après nous. Il s’agit peut-être d’un moyen de réévaluer le lien brisé entre l’homme et la nature. La mousse est une métaphore puissante pour parler de ce « maintenant épais et fibreux » : intimement lié à l’avenir et au passé, mais dans le présent, et intensément lié à l’environnement, à la qualité de l’air et de l’eau environnants, à la quantité de lumière du soleil. Le comportement humain trouve un écho dans ces lits moelleux de végétation spongieuse. Shuxiu est le guide de Stefan, mais aussi le nôtre. Le film s’achemine vers un moment d’immobilité, un moment d’attention totale. Lorsque Stefan rencontre Shuxiu dans le no man’s land marécageux créé par l’homme entre Bruxelles et Vilvorde, ils partagent un moment d’intimité. Une expérience qui se rapproche de ce « maintenant épais ». En observant et en écoutant les autres et leur environnement. En prêtant attention. Peut-être que l’attention est une condition préalable à l’amour.

Le nom du monde

Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce film, je me suis procuré une loupe à main. Lorsque j’approche le morceau de verre de mon œil, je vois ce qui se trouve devant moi, agrandi vingt fois. Je me promène régulièrement avec Geert Raeymaekers, un bryologue, un expert en mousses. C’est un homme gentil et chaleureux. Ensemble, nous regardons à travers nos loupes le monde minuscule qui se trouve sous nos pieds. Il identifie les nombreuses espèces variées que nous tenons entre nos doigts et les appelle par leurs mystérieux noms latins. Nommer les choses est la première étape pour apprendre à les regarder, écrit Robin Wall Kimmerer dans son livre Gathering Moss. C’est une façon d’entrer dans une relation intime et nourricière avec le monde. Lorsque Geert et moi levons les yeux de ce monde sous nos pieds, partout, entre la verdure et le béton envahissant, nous voyons des canettes, des bouteilles, des paquets de cigarettes, des sacs de chips vides, du papier toilette, quelques chaussures isolées, un parapluie cassé et une bicyclette. Si nous connaissions le nom de toutes les mousses, plantes et arbres qui nous entourent, cet endroit serait-il différent ?  Nous nous promenons imaginairement vers une sortie de ce désert sordide, en suivant une piste sur notre planète malade. Comme l’écrit Haraway : « … il importe de savoir quelles histoires nous racontons pour en raconter d’autres ; il importe de savoir quelles pensées pensent des pensées, (…) il importe de savoir quelles histoires font des mondes, quels mondes font des histoires ». Je ne vois pas de meilleur support que le film pour envisager cet autre avenir, pour raconter cette autre histoire, pour « mettre au monde » cet autre monde.


Bas Devos poursuit film après film sa galerie de portraits d’« êtres sous-exposés et sous-représentés», comme il le disait pour le personnage de Ghost Tropic (FID 2019). Avec Here on est à nouveau à Bruxelles, avec en son centre un ouvrier roumain. Il croise au hasard d’une promenade une jeune scientifique chinoise qui travaille sur les mousses – matière loin de nos attentions mais familière. La question du lieu, du sol que l’on foule et du sol comme espace politique ainsi tracée, le film nous emmène vers des sentiers tout autres. Bas Devos y esquisse les fils invisibles qui tissent ces êtres entre eux, ou avec le monde. Les scènes s’enchaînent de manière imprévisible, sinon contradictoire, comme si la vie ne s’écrivait pas d’avance. Le film avance sans drame, comme un glissando subtile, nous mène d’un lieu à l’autre de leurs vies qui se touchent délicatement. Au fil de cette narration déliée, on retrouve sa prédilection pour la nuit et l’attention particulière qu’elle produit, pou l’altération des sens et la perception subjective de la réalité qu’elle autorise. Une nuit calme, presque irréelle, propice à l’écoute des moindre frémissements ou du moindre mouvement de l’air. Et une attention portée à Bruxelles, sa nature, au vert de sa végétation qui peu à peu emplit le film d’une sensation diffuse, sublimée par le 16mm. Peu de mots, des gestes, une façon d’être là, dans l’espace, dans le plan. Here fait toucher au mystère de deux êtres, reliés par le hasard, à ce qui les fait rester là, ensemble. Sans autre raison que d’être là. Avec le droit d’y rester.

Nicolas Feodoroff (pour le FIDMarseille)