Une école, un hôpital, une salle de spectacle, une prison… Ces bâtiments construits par les Homo sapiens ont été désertés et la nature y a repris ses droits. Ils accueillent désormais les vents, les pluies, la faune et la flore sans résistance. À travers une série de plans fixes, Nikolaus Geyrhalter tend ces paysages vers le spectateur comme des miroirs. Libre à celui-ci d’y projeter ses fantasmes, d’imaginer le scénario qui a donné lieu à l’éclipse de ses semblables. Mais comme tout film de science-fiction, Homo Sapiens nous parle avant tout du présent. Ces créations humaines dont les degrés de décrépitude varient, sont aussi, indirectement, des créations naturelles. Elles resituent l’être humain dans un cadre qui l’englobe bel et bien, et vis-à-vis duquel sa position reste à définir.
BERLINALE FORUM 2016
SUBVERSIVE FILM FESTIVAL ZAGREB 2016 Grand Prix
CINÉMA DU RÉEL PARIS 2016
FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM DE LA ROCHELLE 2016
Réalisation, Image : Nikolaus Geyrhalter • Montage : Michael Palm • Son : Peter Kutin – Florian Kindlinger • Mixage : Alexander Koller • Repérages : Simon Graf – Maria Arlamovsky • Directeurs de production : Katharina Posch – Flavio Marchetti – Lixi Frank • Producteur exécutif : Michael Kitzberger • Producteurs : Nikolaus Geyrhalter – Michael Kitzberger – Wolfgang Widerhofer -Markus Glaser • Production NGF – Nikolaus Geyrhalter Filmproduktion GmbH • Avec le soutien de : Österreichisches Filminstitut – FISA – ORF Film/Fernsehabkommen – ZDF/3sat
Nikolaus Geyrhalter
Documentariste et photographe autrichien engagé, Nikolaus Geyrhalter traite l’actualité de manière décalée et très personnelle ; il aborde ainsi, entre autres, les domaines de l’écologie, de l’économie et de la politique. Il tisse de film en film une oeuvre forte et singulière.
Filmographie sélective
Échoués sur le rivage (Angeschwemmt) (doc) (1994)
L’Année après Dayton (Das Jahr nach Dayton) (doc) (1997)
Pripyat (doc) (1999)
Elsewhere (doc) (2001).
UNE ODE A LA NATURE HUMAINE
Une mosaïque située dans une sorte de temple offre une représentation de l’humanité : la scène d’ouverture d’ « Homo Sapiens » montre l’éternelle volonté des êtres humains de léguer un portrait pérenne à la postérité. Mais le « temple » est abandonné et la nature y reprend ses droits. C’est la seule scène du film Homo Sapiens où l’on peut voir une représentation des êtres humains, c’est pourquoi les traces les plus infimes laissées par l’humanité sont autant mises en relief.
Grâce à un assemblage de plans fixes composé avec une grande précision, le film explore les espaces qu’Homo Sapiens a construits pour lui-même, adaptés à son mode de vie : des transports aux logements, en passant par la santé, l’éducation, la communication, les loisirs, la religion et les sépultures.
Nous voyons des lieux que nous avons laissés derrière nous, abandonnés ou oubliés – des endroits petits et intimes tels que des appartements ou des maisons, ainsi que d’énormes complexes industriels et des espaces de vie publique, tous à différents stades de leur reconquête par la nature. Souvent, le vent fait bouger les feuilles des plantes, ou même des fragments d’édifices qui tombent en ruine. Parfois il pleut ou il neige, ce qui produit des effets surprenants à l’intérieur d’un bâtiment. Beaucoup de ces endroits abritent des animaux, principalement des oiseaux. Et parfois c’est le sable du désert qui s’engouffre lentement dans ce qui servait de salon.
Les espaces désertés, leurs sons, la cacophonie provenant des phénomènes climatiques et de la faune sauvage, tout comme le rythme que le film propose à ses spectateurs, finissent par créer une intimité, un sentiment de repos intérieur. Tous ces éléments créent une atmosphère méditative, qui nous invite à réfléchir à la fragilité des êtres humains. Et cela génère chez chacun d’entre nous une forte conscience du moment présent : aujourd’hui, ici et maintenant.
Dans son film « Pripyat » sur Tchernobyl, dans « Notre pain quotidien » et lorsqu’il affronte la forteresse Europe dans « Abendland », Nikolaus Geyrhalter définit la liberté d’action de l’humanité. Dans Homo Sapiens, s’appuyant sur des images puissantes, il opte pour un chemin différent, poétique, construit comme un essai. En illustrant la finitude de l’humanité, Homo Sapiens pose des questions intemporelles : Quel est le sens de l’existence humaine par rapport au monde dans lequel nous vivons ? Comment pouvons-nous définir notre présence sans tomber dans des fantasmes de fin du monde ?
Une ode à la nature humaine, explorée à partir d’un point de vue rétrospectif qui pourrait être réel.
QUE RESTERA-T-IL DE NOUS LORSQUE L’HUMANITE AURA DISPARU ?
par Alejandro Bachmann
Que restera-t-il de nous lorsque l’humanité aura disparu ? Cette question hypothétique mais finalement raisonnable est au cœur d’Homo Sapiens, l’hommage cinématographique de Nikolaus Geyrhalter au déclin, à ces éléments de la civilisation humaine qui ont déjà fait leur temps mais n’ont pas encore disparu. Au début nous voyons des êtres humains représentés sur des mosaïques méticuleusement assemblées à l’intérieur d’un bâtiment soviétique grandiose – des portraits que les hommes ont fait d’eux-mêmes, qui montrent la façon dont ils souhaitaient se représenter, ce qu’ils voulaient propager, l’héritage qu’ils souhaitaient laisser. L’eau ruisselle lentement sur les mosaïques; quelques fragments commencent à se détacher et à tomber.
Le film poursuit son chemin, non pas en se concentrant sur des images créées artistiquement par le biais de la peinture, du théâtre ou du cinéma, mais en tentant de décrire l’humanité à travers des vestiges architecturaux de la civilisation humaine. Nous voyons des temples de la consommation à l’abandon, des parcs à thème délabrés, des bureaux désolés, des universités et des écoles à différents stades de détérioration, des prisons et des complexes militaires fantomatiques, des salles d’attente et des routes vides, et des décharges envahis par les mauvaises herbes. Les êtres humains sont totalement absents de ces images, mais ce qu’ils ont laissé derrière eux évoque le passage d’une espèce qui a pris soin de marquer son territoire dans chaque recoin de la planète, jusqu’aux profondeurs du sous-sol et aux sommets des montagnes enneigées.
Pendant 90 minutes, Homo Sapiens nous demande d’être les témoins d’un monde où nous avons depuis longtemps cessé de jouer un rôle. Aucun mouvement de caméra n’est nécessaire pour suivre un être vivant, car il n’y a à l’image quasiment aucune action qui pourrait déterminer la longueur d’un plan ou fournirait un récit justifiant le passage d’un plan à un autre. Seuls des bruits (et parfois une image fugace) d’insectes, d’oiseaux, du vent et de la pluie surgissent de temps à autre pour donner vie à des tableaux silencieux. Avec une distance effrayante et une indifférence suprême, nous examinons les vestiges de ce monde comme si nous étions des archéologues venus du futur ou d’un autre monde et s’efforçant de déchiffrer une civilisation inconnue. Tout se transforme en message crypté, en signe, en code laissant espérer une possible interprétation: ils ont dû être mégalomanes, ces humains, extravagants, puissants et imbus d’eux-mêmes.
Dans Homo Sapiens, nous nous confrontons à l’absurdité de telles images de nous-mêmes une fois qu’elles sont soumises à la détérioration. Nous aimerions croire que ce film parle d’un avenir lointain, mais nous savons que ces images ont été créées ici et maintenant.
ENTRETIEN AVEC NIKOLAUS GEYRHALTER
Avec son documentaire Homo Sapiens, le cinéaste dresse un portrait critique de notre civilisation. Après quatre ans de travail à travers l’Europe, les Etats-Unis, l’Argentine et le Japon, Homo sapiens porte un regard profond sur l’impact de notre présence sur Terre, sur l’avenir de l’humanité et sur notre rôle dans l’actuelle crise écologique. Sous la forme d’une fiction narrative, le film nous oblige à nous demander: que devrions-nous faire face à ces problèmes? Est-il trop tard? Et devrions-nous rester optimistes concernant l’évolution de notre espèce?
Marc Girardot: Depuis le début de votre carrière vous avez accordé une place très importante aux questions environnementales. En 1999, vous avez réalisé un documentaire intitulé Pripyat sur les gens qui vivent encore dans la région touchée par l’une des plus graves crises écologiques de notre histoire, la catastrophe de Tchernobyl. En 2006 vous avez également reçu le Grand prix du Festival international du film environnemental à Paris pour votre documentaire Notre pain quotidien qui décrit la technologie et la main d’œuvre utilisées par l’industrie agricole. Comment avez-vous continué à développer ces sujets dans Homo Sapiens?
Nikolaus Geyrhalter: Je crois qu’il est toujours intéressant d’observer notre société sous des angles différents. On ne peut pas étudier notre société sans comprendre quel est le prix à payer pour le mode de vie que nous avons développé. A mes yeux, ce sont des éléments indissociables: notre mode de vie, ce que nous laissons derrière nous, et le type de catastrophes écologiques que nous provoquons. C’est un sujet très important. Un film l’aborde sous un certain angle, le suivant sous un autre, mais ce sont toujours les mêmes thèmes qui me préoccupent.
MG: Ce film montre une nature qui a fini par dominer le travail de l’homme avec le temps. Homo Sapiens présente l’évolution de notre technologie comme directement responsable du déclin de notre civilisation.
NG: Il y avait des sujets que je voulais absolument aborder
dans ce film, comme les questions écologiques bien sûr, mais aussi
certaines caractéristiques des êtres humains que je voulais critiquer,
comme la façon dont nous traitons les animaux ou dont nous nous traitons
les uns les autres avec les guerres… Ce film devait présenter un point
de vue très critique. Nous avons cherché des lieux qui puissent exprimer
tout cela.
MG: Certains plans font apparaître le logo McDonalds’,
symbole de la société de consommation. Le fait de montrer ces images
seulement quelques minutes après le début du documentaire sous-entend
que ce genre d’entreprise devrait être tenu pour responsable.
D’après-vous, quelle est la responsabilité de ces multinationales dans
les catastrophes écologiques auxquelles nous sommes confrontés?
NG: Cette question est posée dans le film, mais je ne peux pas
vous donner de réponse. Bien sûr, le fait de montrer le logo McDonald’s
en dit long sur notre présence et sur notre mode de vie. Ce film pose
beaucoup de questions si vous y prêtez attention. C’est ce que tout
documentaire devrait faire: non pas donner des réponses mais poser des
questions.
MG: Pour Homo Sapiens,
vous avez créé une narration au moment de la postproduction. Que
signifie cette structure et comment a-t-elle influencé votre façon de
filmer ces lieux?
NG: Au tout début nous n’avions pas de structure, elle s’est
construite au fur et à mesure. A un moment donné, il nous a semblé
évident que le film ne contiendrait que les images des lieux et les sons
enregistrés sur place. Puis il a fallu trouver la structure. C’était
probablement l’étape la plus compliquée car nous disposions d’une série
d’images qui devaient être assemblées. Elles racontent l’histoire d’une
ville, d’un village ou d’une île. Mais pour certains sites les images
disent tout en un seul plan. Nous avons donc décidé dès le début
d’adopter une forme plus narrative et de construire un récit qui
donnerait davantage de détails sur l’humanité. Ensuite, il s’agit
surtout de la nature qui se retourne contre l’humanité en général avec
le sable, l’eau, le vent, la glace… C’est ainsi que nous avons procédé.
Nous arrivions face à ces bâtiments et nous nous demandions: “Que
pourraient-ils apporter à notre histoire?”
Parfois, nous fabriquions nous-mêmes une signification parce que nous avions besoin d’éléments pour avancer. La réalisation est un processus très complexe. Il n’a pas toujours été facile de réaliser le film en donnant l’impression que les choses étaient là naturellement. Parfois nous avons filmé des images montrant des traces de pas ou des graffitis parce qu’elles pouvaient être insérées dans la trame narrative. Mais le thème principal devait vraiment être le retour de la nature et pas ce que les êtres humains ont laissé avant de disparaître.
MG: Les recherches que vous avez effectuées pour trouver des lieux qui conviennent au film Homo Sapiens sont
vraiment impressionnantes. Pendant la projection je me suis souvent
demandé comment vous aviez déniché ces endroits. Quels étaient vos
critères de sélection? Ont-ils évolué au cours du tournage ?
NG: Nous avions besoin d’endroits très particuliers, dont
l’état permette encore de deviner ce qu’ils avaient été par le passé.
Ils devaient aussi être accessibles et avoir des propriétaires
clairement identifiés. Sur Internet on trouve des millions de bâtiments
abandonnés mais on ne sait pas forcément dans quel pays ils se trouvent
et s’ils existent toujours. Bien souvent, nous découvrions que certains
lieux avaient changé très rapidement. Un jour, nous avons vu des photos
magnifiques d’un endroit. Nous nous y sommes rendus mais il était
recouvert de graffitis. Dans d’autres cas, l’endroit repéré n’existait
plus. Plus d’une fois, nous sommes arrivés juste après les bulldozers.
Nous essayions toujours de nous renseigner le mieux possible mais, comme
je l’ai dit, les choses évoluent très vite.
MG: La structure du documentaire repose sur un effet de
miroir: vous avez choisi de montrer cet endroit qui ressemble à un
temple abandonné au début et à la fin du film. Pourquoi avez-vous fait
ce choix ? Qu’est-ce que cela apporte à la trame narrative de votre
documentaire ?
NG: Avant tout, nous disposions du matériel rendant cela
possible, car ce lieu est très impressionnant. Au début, la mosaïque
sert de prologue. Ce temple abandonné est directement relié à cette
mosaïque, qui fournit une représentation très intéressante de
l’humanité. Il nous a semblé logique de choisir le même endroit pour la
dernière scène du film.
MG: Nikolaus Greyhalter, êtes-vous optimiste quant à l’avenir
de l’humanité? Pensez-vous que nous allons subir le même sort que les
civilisations disparues que votre film semble évoquer?
NG: L’important n’est pas ce que je crois. Il s’agit plutôt de
montrer les différentes possibilités. Autrement dit, vous pouvez
interpréter le film en pensant que les êtres humains ont disparu et que
c’est tout ce qu’il en reste. C’est la première lecture possible du
film. Mais à mon sens, ce film parle surtout de notre présence, de
l’humanité à l’époque actuelle. Il dresse donc aussi le portrait de
notre société. Je ne fais qu’observer ce que nous allons laisser
derrière nous.
par Marc Girardot à Berlin février 2016.