Shanghai, fascinante mégalopole portuaire, a connu d’immenses bouleversements depuis 1930 : révolutions politiques et culturelles, assassinats, flux de population. Dix-huit personnes se remémorent leur vie dans cette cité en perpétuelle évolution, comme dix-huit chapitres d’un roman.
Avec : Fils de Yang Xingfo YANG XIAOFO Petit-fils de Zhang Yiyun ZHANG YUANSUN Fille de Du Yuesheng DU MEI-RU Fille de Wang Xiaohe WANG PEIMIN Fils de Wang Zhonglian WANG TOON Arrière petite-fille de Zeng Guofan, petite-fille de Nie Jigui, fille de Zhang Qihuang CHANG HSIN-I Fille de Fei Mu) BARBARA FEI Fils de Shangguan Yunzhu WEI RAN
Réalisation Jia Zhang Ke Directeur de la photographie Yu Likwai Montage Zhang Jia Musique Lim Giong Son Zhang Yang Producteur Chow Keung Production Xstream Pictures Limited
Jia Zhang-ke
Jia Zhang Ke est né en 1970 à Fenyang, province de Shanxi. Il est diplômé de la Beijing Film Academy et a réalisé son premier film, Xiao Wu, Artisan Pickpocket en 1998. Il vit à Pékin et est très impliqué avec la jeune génération de réalisateurs à travers la Chine. En 2006, son film Still Life remporte le Lion d’Or du 63ème Festival de Venise.
2008 24 CITY 2007 USELESS 2006 STILL LIFE 2006 DONG 2004 THE WORLD 2002 UNKNOWN PLEASURE 2001 IN PUBLIC 2000 PLATFORM 1998 XIAO WU FORUM
Note d’intention de l’auteur
En observant de près les changements historiques de la Chine, à travers mes films, depuis plus d’une décennie, mon intérêt pour l’Histoire s’est accru. Il m’est apparu que la plupart des problèmes de la Chine contemporaine ont un ancrage profond dans son passé. En Chine continentale, tout comme à Taïwan, la vraie nature des événements survenus dans la Chine moderne ont été dissimulés par le pouvoir. Comme un orphelin angoissé à l’idée de découvrir ses origines, j’ai ressenti l’urgence de savoir ce qui se cachait derrière les récits familiers de l’histoire officielle. Comment les individus ont-ils réellement vécu ces événements récents ?
Je me suis donc rendu avec ma caméra à Shanghai afin de retrouver la trace des habitants qui ont quitté la ville pour Taïwan ou Hong Kong. La plupart des personnages qui ont construit la Chine moderne ont eu un destin lié à Shanghai.
Les événements qui ont bouleversé cette ville ont eu un retentissement national et marqué, douloureusement et profondément, la vie des habitants qui sont partis. J’espère que I Wish I Knew, Histoires de Shanghai dépassera les querelles politiques et décrira les souffrances du peuple chinois avec justesse.
L’histoire de Shanghai est émaillée d’un lexique de termes historiques compliqués : de « colonie » au XIXème siècle à « Révolution » au XXème ; de la « libération » de 1949 à la « révolution culturelle » de 1966, puis à la « réforme » de 1978 et « l’ouverture » de Pudong en 1990… Derrière ces termes abstraits, ce qui m’intéresse principalement, ce sont les individus, les victimes des diverses politiques et les détails oubliés de leurs vies.
Alors que j’étais assis face aux personnages de mon film et que je les entendais raconter si calmement un passé tellement effrayant, j’ai réalisé que ma caméra capturait ce « rêve de liberté » qui brillait encore dans le fond leurs yeux. Et cela m’a ému jusqu’aux larmes.
JIA ZHANG-KE
Une histoire unifiée
Entretien avec Jia Zhang-ke
Peut-on considérer I Wish I knew, du point de vue de la Chine, comme un film d’union nationale ? Un appel implicite à la réconciliation, vers une seule Chine ?
Le temps a passé, on peut désormais aller au-delà des différents points de vue, pour s’exprimer en tant qu’identité globale et permettre ainsi de se rapprocher d’une vérité historique. Que ce soit du côté du parti Nationaliste [au pouvoir en Chine, puis devenu le Gouvernement Provisoire de la République de Chine de Tchang Kai-chek installé à Taïwan en 1949, ndlr] ou du parti Communiste, on a eu tendance à réécrire l’histoire pour des raisons politiques et de propagande. C’est pourquoi il faut aujourd’hui faire l’effort d’écouter et de restituer la parole de chacun, recueillir des anecdotes, ces détails qui sont plus à même d’évoquer la grande Histoire. Aborder une période de l’histoire d’un pays avec une narration linéaire, qui a sa logique, ce n’est pas très difficile mais on a peu de chances d’avoir une vision globale. Par contre, ce qui nous manque dès qu’on aborde l’histoire de la Chine, ce sont les réactions, le sentiment des personnes qui ont vécu cela, qui ont souffert de la guerre, de l’exil et de toutes les campagnes politiques, même si leur souvenir est lointain. C’est ce que j’avais envie d’entendre.
Le film est-il une commande destinée à être montrée au pavillon chinois, dans le cadre de l’exposition Universelle de Shanghai de 2010 ?
Depuis mes études à l’Institut du cinéma à Pékin, j’ai toujours été intéressé par l’histoire de Shanghai et j’ai lu beaucoup de récits, d’autobiographies. Shanghai est une ville très importante sur le plan historique, car des personnalités politiques, militaires, artistiques sont liées à elle. En partant de portraits, on pouvait faire l’histoire de cette ville tout en faisant celle du pays. Au début, j’avais envie de faire un film de fiction autour de Shanghai mais en 2009, les studios de Shanghai se sont dits prêts à financer un film qui aiderait les gens à mieux connaître l’histoire de la ville. De la fiction initialement prévue, je suis passé au documentaire. Le film sera montré au public chinois en juin [2010] et sera programmé dans une salle, pendant la période de l’exposition universelle, pas dans le pavillon chinois mais sur le site.
Comment avez-vous procédé au choix des personnes interrogées, quels ont été les critères ? Et comment avez-vous construit cet assemblage de témoignages ?
J’ai d’abord consulté énormément de documents, ensuite j’ai établi une liste de personnes qu’il me semblait important de rencontrer. Il y en avait un peu plus 80, puis mon choix s’est porté sur 18 témoignages. Je me suis fait aider par Lin Xudong, qui est de Shanghai et connaît très bien l’histoire de sa ville. Les récits sont complexes et mentionnent beaucoup de noms, on voulait absolument, avant de les filmer, connaître des choses sur ces gens qui ont croisé leur histoire. Je me devais d’en savoir le plus possible et de montrer à mon interlocuteur que je comprenais ce dont il parlait.
On a conçu ensuite un plan d’interviews mais c’est le professeur Lin qui a mené les entretiens, pour des raisons de langue aussi. Certains témoins n’ont pas souhaité s’exprimer en shanghaien, ce que je leur demandais a priori car je tenais à ce qu’elles parlent dans leur langue maternelle. Parmi ceux qui ont été interrogés à Taïwan, il n’y a que la vieille dame, Chang Hsin-I [née à Shanghai, écrivain, femme de l’ancien ministre des finances taïwanais, Fei Hua, ndlr] qui parle encore le shanghaien de l’époque alors que les autres, qui ont quitté Shanghai depuis longtemps, ont pris l’habitude de parler en mandarin.
Pour la construction, j’avais envisagé au début de filmer un bateau sur le fleuve Huangpu. Au fur et à mesure du voyage, on aurait rencontré différentes personnes, et l’histoire et le film se seraient achevés quand le bateau arrive à Shanghai. Ce voyage, visuellement, prenait beaucoup de place mais cela devenait un peu la construction d’une légende, une sorte de mythe autour de la ville. En rencontrant les personnes, dont certaines très âgées, qui parlent de leurs parents, j’ai changé d’avis. On a l’impression que leur histoire est loin derrière nous mais que les témoins sont présents et très proches. Il faut non seulement les entendre, mais aussi les voir car leurs visages, par de petits détails, racontent beaucoup.
Dans votre film, la diaspora chinoise, qui est née a grandi à Shanghai avant de quitter la ville, s’arrête à Hong Kong et Taiwan alors que des chinois sont allés ailleurs, à Singapour par exemple. Pourquoi cette restriction ?
J’avais envisagé de recueillir des témoignages de Chinois partis vivre en Amérique du Sud, à São Paulo, aux Etats-Unis, mais le fait de m’en tenir à Taiwan, à Hong Kong et à la Chine continentale m’a permis de traiter d’un aspect qui m’intéressait beaucoup, à savoir cette scission, qui se fait pour des raisons idéologiques, lors de la guerre civile après la défaite du Japon. Le fait de me concentrer surtout sur cette période qui me tient à cœur, dont on parle peu, m’a très vite amené à m’en tenir à Hong Kong et Taiwan, dont l’histoire est concrètement rattachée à celle de la Chine, alors que parler d’un pays comme les Etats-Unis, c’est une autre histoire, un autre film.
Les témoignages associent personnalités politiques et monde du cinéma, comme Wei Wei qui a joué dans Printemps dans une petite ville (1948) de Fei Mu, Barbara Fei, la fille du cinéaste. De même, est évoquée Shangguan Yunzhu, l’actrice de Sœurs de scène (1965) de Xie Jin. Pourquoi ce mélange ?
Pour le cinéma, tout est parti du fait que je voulais utiliser un extrait du film d’Antonioni tourné en Chine en 1972, Chung kuo, La Chine. Compte tenu de mon âge [Jia Zhangke est né en 1970], ce sont les seules images que j’ai de la Chine des années 70, celles en tout cas les plus frappantes, les autres étant des images officielles. Je voulais absolument utiliser le passage du film où on voit la maison de thé de Shanghai. Même si je ne comprends pas ce que les gens se disent, je sens dans ces personnes des traces de l’ancienne société chinoise. Ce sentiment d’être à la fois devant quelque chose de familier et de totalement inconnu m’attirait. J’avais l’impression, à l’ère de l’écriture des caractères chinois par ordinateur, de me retrouver devant une calligraphie faite au pinceau. Pour cette raison, j’ai été amené à rencontrer cet homme qui a participé au tournage du film d’Antonioni, car les critiques virulentes dont ce film a été l’objet en Chine est un moment connu de notre histoire. À partir de là, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de liens entre l’histoire de Shanghai et le cinéma. Par exemple, cette ouvrière de l’industrie textile, Huang Baomei, elle m’a raconté qu’elle s’était retrouvée dans un film de Xie Jin en tant qu’ouvrière modèle. J’ai compris à quel point la ville de Shanghai est très liée à l’image, et que son destin est inséparable du cinéma. A partir de là, j’ai interrogé Wang Toon, un réalisateur taïwanais, dont le père a été le Lieutenant Général de l’armée en 1939 en Chine avant de quitter le pays, Rebecca Pan, une chanteuse de Shanghai qui joue dans les films de Wong Kar-Wai, et d’autres.
Les cinéastes de votre génération et ceux de la génération précédente, se sont reconnus dans le cinéma de Shanghai des années 30 (Sun Yu, Fei Mu, Wu Yonggang, Yuan Muzhi, Ruan Lingyu, etc.). Vous avez assumé cet héritage. En revanche, rien sur la longue période intermédiaire, entre 1949 et 1979, entre la prise de pouvoir des communistes et l’ouverture démocratique après la fin de la Révolution Culturelle et la chute de la Bande des quatre. J’ai été très frappé en voyant votre film par le fait que vous évoquez cette période, longtemps refoulée ou restée tabou pour les cinéastes de votre génération. Pour la première fois, toute l’histoire du cinéma chinois est mise en perspective, unifiée, plus ou moins réconciliée, par un cinéaste chinois.
Je ne pouvais pas occulter cette période-là. Les films de Xie Jin par exemple, la mette entre parenthèses d’un point de vue historique. Ce n’est pas parce que je montre des extraits d’un film de propagande communiste ou d’un film taïwanais que je suis favorable à l’un ou à l’autre. Indépendamment des positions politiques, je voulais délivrer un maximum d’informations, comme s’il s’agissait de transmettre un patrimoine, à partir du vécu des gens. Surtout, je n’avais plus envie de porter le fardeau de la complexité de ce qui a divisé et déchiré la Chine, à travers différents partis politiques, différentes tendances. Le temps est venu de mettre tout cela à plat sereinement, d’en parler. Aujourd’hui en Chine, les gens sont prêts à écouter les histoires des uns et des autres, quel que soit leur bord. D’où la réunion de toutes les époques de la Chine dans le film. J’y tenais. Je voulais partir d’un patrimoine historique dans sa totalité, notre tronc commun à tous, même si certaines parties sont considérées comme bonnes ou mauvaises selon l’orientation politique de chacun.
Vous faites aujourd’hui, avec la Chine du XXème siècle, ce que les cinéastes taïwanais comme Hou Hsiao-hsien et Edward Yang ont fait très tôt, à savoir mettre en scène l’histoire de leur pays et interroger son identité, en relation avec l’occupation japonaise et la Chine continentale.
Depuis Xiao Wu pickpocket (1998) jusqu’à Still Life (2006), j’étais considéré comme le cinéaste qui essayait de capter la réalité du moment. Peut-être qu’avec l’âge, l’histoire de la Chine a commencé à m’intéresser, car il y a toujours des zones d’ombre. Du coup, par manque d’information, on perd le fil de cette histoire et surtout le ressenti, dès que les témoins directs disparaissent. Ce travail de mémoire, de transmission, il est important qu’il soit fait dans la Chine d’aujourd’hui, alors que tout bascule, tout change si vite. Finalement, je suis comme n’importe quel Chinois, je ne connais pas grand-chose l’histoire de mon pays et par ce film, avec tout le travail de préparation qu’il a exigé, qui a été énorme et m’a passionné, j’en sais un peu plus.
Propos recueillis par Charles Tesson, à Cannes, le 17 mai
CAHIERS DU CINEMA janvier 2011