Déni est le nouveau propriétaire d’un petit lopin de terre dans une vallée isolée en Géorgie, à la frontière de la Tchétchénie dont il est exilé depuis l’enfance. Il débarque là-bas et projette d’y construire une maison qui tranche drôlement avec les coutumes locales. Un fantasme qui ravive ses souvenirs et ceux de son clan déraciné qui pourtant ne rêve que d’une chose, le marier !
Festival de Cannes (2025), Semaine de la Critique
Prix French Touch de la Semaine de la Critique et Œil d’or du Festival de Cannes
Co-soutenu avec l’ACID
Auteurs Déni Oumar Pitsaev et Mathilde Trichet | Réalisateur Déni Oumar Pitsaev | Directeur de la production Nicolas Lebecque | Directeurs de la photographie Joachim Philippe et Sylvain Verdet | Chef·fes monteur·euses Laurent Sénéchal et Dounia Sichov



Déni Oumar Pitsaev
Déni Oumar Pitsaev est né en Tchétchénie en 1986 et a grandi entre Grozny, Saint- Pétersbourg et Almaty. Il a étudié à Sciences Po Paris avant de se tourner vers le cinéma. Il a ensuite obtenu Bachelor en réalisation à l’INSAS (Institut national supérieur des arts du spectacle) à Bruxelles, puis un master en arts audiovisuels à la LUCA School of Arts, campus Saint-Lukas. Déni est un alumni de la Locarno Filmmakers Academy et de l’IDFAcademy. Son premier long- métrage documentaire, Imago, a été présenté en première mondiale en compétition à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes. Il développe actuellement le scénario de son premier long-métrage de fiction, Maspalomas. Il est basé entre Paris et Bruxelles.
FILMOGRAPHIE
2025 – Imago
2017 – Looking for Déni (court-métrage)
2016 – The Girl who Plays a Game (court-métrage)
Entretien avec Déni Oumar Pitsaev
Quel est le point de départ d’Imago ?
À l’origine, tout part de mon cousin, Daoud Margoshvili. Daoud vit au Pankissi, en Géorgie. Il appartient à une branche éloignée, que je connais mal, de ma famille. Je le rencontre pour la première fois en 2017, en Belgique. Avec enthousiasme, il m’encourage à aller passer l’été dans sa région, il me dit qu’elle va me plaire, qu’en plus, c’est le moment idéal puisque j’ai l’âge de me marier et d’avoir des enfants… Il en a lui-même déjà trois ou quatre. Je suissceptique, mais il insiste, comme si passer l’été là-bas répondait à une sorte de mission.
Sans m’en informer, Daoud et ma mère se sont mis en tête que si j’étais concrètement lié au Pankissi, j’aurais une véritable raison de m’y rendre. Ils font alors l’acquisition d’une terre à côté de là où vit Daoud. Et Daoud se met alors à élaborer un mythe autour de la relation entre cette terre et moi. Il me raconte que j’allais souvent au Pankissi quand j’était petit mais que je ne m’en souviens plus. Il implante de faux souvenirs dans ma tête, une histoire inventée de toutes pièces autour de mon appartenance à ce territoire. Selon lui, il faut que j’y construise une maison. Comme « j’y ai passé une partie de mon enfance », ce n’est pas « en colon » que je viendrais y vivre. Tout cela est faux. Mais j’accepte le challenge. Me rendre au Pankissi pour y réaliser un film. Sur cette aventure, un tout petit film solitaire qui, peu à peu, a grandi pour finalement devenir Imago.
Qui est ce Daoud auquel revient l’idée d’Imago ?
C’est l’homme fort, barbu, qu’on voit pour la première fois dans la voiture. Daoud est un homme très respecté au Pankissi, un héros. Il a été médaillé de bronze de judo aux Jeux Olympiques d’Athènes en 2004. Aujourd’hui il enseigne le judo. C’est un homme très vif qui a sans cesse de nouveaux projets.
Et qu’est-ce que le Pankissi, en quelques mots ?
C’est une enclave à la fois linguistique et religieuse majoritairement peuplée de Tchétchènes, comme il en existe plusieurs autres en Géorgie. Les tchétchènes ont émigré là au 19ème siècle, fuyant les guerres russes. Ils se sont installés dans cet endroit isolé, à 30 kilomètres de la frontière avec la Tchétchénie, protégés par les monts du Caucase. A partir des années 90 — avec la première et la deuxième guerre en Tchétchénie — le nombre de Tchétchènes présents dans la vallée a considérablement augmenté. Les communautés se sont élargies avec l’arrivée de nouveaux réfugiés, qui traversaient à pied ces montagnes pour fuir le conflit. Le Pankissi est à une centaine de kilomètres de Tbilissi, et regroupe une dizaine de villages. Ce n’est donc pas très grand. On compte environ 10 000 habitants. Ce chiffre double l’été. Le reste de l’année, les hommes partent travailler à l’étranger et l’endroit appartient aux enfants, aux vieillards et aux femmes, surtout, très actives dans la société civile. De Tbilissi au Pankissi, la route est montagneuse, il faut trois heures de route en voiture. Vous y traversez la région de la Kakhétie, très réputée pour ses vignobles.
Vous semblez dire que l’acquisition d’une terre s’est faite très facilement ?
En effet. À l’époque, vers 2018-2019, ce n’était pas cher. Aujourd’hui c’est différent : une loi communautaire empêche les étrangers de posséder une terre vierge. Ils peuvent acheter une maison ou un appartement, mais pas une terre pour y faire construire une maison. Il s’agit d’éviter que le pays ne tombe aux mains des Russes et des Qataris.
C’est donc pour les besoins du film que vous avez découvert cette région…
Je m’y suis rendu pour la première fois en 2019, juste avant le Covid, pour voir s’il était possible de tourner. Je n’en étais pas sûr. D’une part je n’y avais jamais été, et d’autre part elle était connue dans les médias comme étant la vallée des djihadistes. Elle passait donc pour dangereuse. C’est depuis le Pankissi que la proportion de départs vers l’Etat islamique était la plus élevée dans les années 2000. La vallée était alors prisée par les gens du Golfe, notamment les Qataris, parce que c’est une région musulmane, montagneuse, où ils peuvent aussi se marier à des femmes très blanches avec des yeux clairs. Je me préparais à découvrir un territoire très fermé, où tout le monde porterait le Niqab et où il serait impossible de filmer. Les choses se sont avérées très différentes.
La maison est-elle une fiction, comme la terre ?
Oui et non. Quand mon père a appris que je possédais une terre, il a proposé de faire le voyage depuis la Russie, où il vit, afin de m’aider à construire une maison. Voilà la genèse complète d’Imago. D’un côté Daoud et la terre, de l’autre la décision de mon père de venir me soutenir. Dans le film on voit juste les plans d’une maison montée sur pilotis, une sorte de cabane comme celle dans laquelle je rêvais de vivre quand j’étais enfant. Mais elle existe bel et bien, c’est une sorte de prototype qu’on peut visiter en Norvège. Il y a évidemment dans ce choix un élément de provocation. Je m’attendais d’ailleurs à ce que ce projet bizarre suscite des réactions plus vives. Or les femmes, au moins, se sont montrées plutôt rassurantes. Elles se sont dit que la maison pourrait se fondre dans le paysage, et que puisque la jeunesse avait tendance à quitter le Pankissi il était bien que quelqu’un de différent s’y installe…
Il y a autre chose aussi dans le choix de cette maison, une dimension plus sérieuse et plus personnelle, une dimension en quelque sorte métaphysique liée à la guerre et à mes traumatismes d’enfant. Toutes les maisons que j’ai connues ont été détruites. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais cherché à en avoir une. J’ai toujours pensé que ma véritable maison était à l’intérieur de moi, et qu’elle était donc indestructible. Personne ne peut détruire nos rêves. Or c’est très important de rêver. Si on ne rêve pas, on ne vit pas.
Autour de moi, on n’arrêtait pas de me dire qu’il fallait que je construise une maison et que celle-ci devait absolument être équipée d’une cave. Pourquoi ? En cas de guerre. Or si j’ai voulu une maison sur pilotis, c’est notamment parce que l’idée même d’une cave y est impossible. J’ai trop vécu avec les conflits. Comme mes parents, comme mes grands-parents. Si on construit un édifice avec la guerre en tête, on peut être certain qu’elle reviendra. Il est important de changer les mentalités. Je rêve d’une génération qui n’envisagerait pas l’avenir en redoutant la possibilité de la guerre.
En outre, se cacher à la cave lors de bombardements, c’est prendre le risque que le bâtiment s’écroule et de mourir étouffé sous les ruines. Tout sauf ça. J’ai connu des histoires de ce genre quand j’étais enfant, à Grozny. Je me souviens être passé devant une maison d’où nous entendions sortir des cris sans pouvoir intervenir. Je ne suis pas assez fort pour accepter demourir lentement, étouffé. Si je dois mourir sous les bombardements, qu’au moins cela se fasse le plus vite possible. D’où cette maison en bois et en verre qui est comme un phare qu’on peut voir de loin…
Que va devenir à présent votre terrain ?
Il n’est pas impossible que je le vende. J’ai reçu pas mal d’offres. Aujourd’hui, les terres sont de plus en plus rares. Une partie de la population tchétchène contrainte à l’exil rêve de s’installer au Pankissi comme patrie de procuration. Mais je n’ai pas tout à fait renoncé à l’idée de construire. Mais je ne voulais pas le faire pour le film. Je ne voulais pas que ma vie subisse l’influence du tournage. Il faut séparer les choses. Laisser la réalité advenir une fois que la caméra ne tourne plus. A moi d’avancer dans ma vie de mon côté, et aux spectateurs d’imaginer ce qui pourrait se produire, de penser non seulement à ma maison mais aussi à leur propre rapport à l’habitat.
La maison est liée à un autre projet : se marier et avoir des enfants.
C’est une question que, là-bas, on pose surtout aux femmes. Quand te maries-tu ? Quand vas- tu t’accomplir socialement ? Il n’y a pas de célibataires au Pankissi. On peut être veuf, on peut être divorcé… Mais ne pas se marier, ne pas avoir d’enfant, ne pas laisser une trace ni transmettre son nom est inconcevable. Ce serait comme une malédiction. Je pense que les gens là-bas se sont dit que cette maison était fantaisiste, mais qu’après tout je finirais par rentrer dans le rang.
De toute façon, dans n’importe quelle société il est difficile d’être différent. Ce d’autant plus dans une enclave. Je dois dire qu’avec l’âge j’en viens à être troublé par cela. J’ai toujours voulu m’émanciper mais aujourd’hui ce n’est pas sans mélancolie que je regarde ces gens qui font partie d’un groupe plus grand qu’eux. Comment être libre sans rompre ses liens avec la communauté ? Imago parle de cela. J’ai ma terre là-bas, mes racines aussi, je peux y rentrer au cas où. Au bout du compte c’est rassurant.
Concrètement, comment avez-vous travaillé ?
Après mon premier séjour, je suis rentré à Paris. J’ai commencé à réfléchir à la possibilité d’un film. Le Covid a mis le monde en pause. En France, comme vous savez, pour obtenir des aides il faut écrire, même pour un documentaire. Mathilde Trichet et moi avons donc écrit un vrai scénario. Notre dossier faisait plus de 140 pages ! La plupart des scènes n’étaient que des projections, des rêves. Je ne pouvais pas savoir comment les choses se dérouleraient. Ma mère, à l’époque, n’apparaissait pas dans le dossier, sinon à travers une conversation au téléphone. Elle ne voulait pas figurer dans le film, et surtout pas aux côtés de mon père. Je savais que celui-ci apparaîtrait, mais j’ignorais comment. La scène de la forêt était « prévue » en quelque sorte : je savais qu’il s’agirait d’une scène très intime. Mais j’ignorais comment mon père se comporterait, s’il accepterait de répondre à mes questions ou s’il préférerait se taire.
Le tournage du film s’est étalé sur deux étés. L’été 2023 devait être celui du film — le seul. Mais très vite, la réalité, comme souvent dans le cinéma documentaire, a imposé sa propre dramaturgie. Mon père, qui vivait alors en Tchétchénie avec mes deux frères, n’a pas pu nous rejoindre. Il y avait d’abord des difficultés administratives : obtenir des passeports valides pour voyager à l’étranger depuis cette région de la Fédération de Russie… Mais il y avait aussi les frontières : la seule voie terrestre praticable entre la Russie et la Géorgie — le poste de Verkhny Lars — était fermée à cause de l’afflux massif d’hommes fuyant la Russie, de peur d’être mobilisés pour la guerre en Ukraine. Cette fermeture, à la fois brutale et prolongée, a rendu tout passage impossible. Mon père est resté bloqué, et avec lui, une partie du film. Ce premier tournage s’est alors transformé. Ce qui devait être l’acte principal est devenu une répétition générale, un repérage habité, une manière de faire corps avec les lieux, de sentir le film naître autrement, dans l’attente.
Le véritable tournage, celui qui a donné chair et souffle au film, a eu lieu l’été suivant, en 2024, lorsque mon père a enfin pu nous rejoindre. Et puis, en octobre, on est revenus filmer encore un peu — une poignée de jours à peine — pour capter le basculement des saisons. Ce moment où l’été s’efface, où les paysages changent de peau, où le film pouvait, lui aussi, trouver sa fin. C’est du cinéma direct. Nous étions quatre : un chef opérateur Sylvain Verdet, une ingénieure du son, Marie Paulus, un assistant-réalisateur, Rostislav Kirpicenko et moi-même . Il est rare d’avoir un assistant sur un documentaire mais comme j’étais moi-même une des personnes filmées, il a été essentiel.
Je redoutais la réaction de la population locale. Dans la région ont été tournés de nombreux reportages réalisés par des journalistes venus et repartis avec toujours les mêmes images préfabriquées. La méfiance était donc assez grande. J’ai dû lutter pour expliquer que je n’étais pas un journaliste, que je ne tournais pas un reportage mais un vrai film. Les gens ont commencé par se demander qui cela pouvait bien intéresser, puis ils se sont habitués à moi. Je parle leur langue, ce qui a été essentiel. J’ai également senti qu’il était important pour eux que la région me plaise. Ils aimaient l’idée que je sois différent. Pour un Tchétchène, il n’existe qu’un seul moyen d’ascension sociale, c’est le sport. Étant réalisateur, je leur ai proposé une autre voie. Cette « aura » a beaucoup joué.
Vous avez donc pu filmer sans résistance ?
Certains hommes étaient mal à l’aise. Or filmer quelqu’un qui n’est pas à l’aise me met mal à l’aise moi-même. Je n’aime pas ça. Il a donc parfois fallu prendre le temps. Boire un thé avant de filmer, par exemple : très important. Ou parler d’abord de foot. À partir de là on peut aborder des sujets plus délicats, comme la religion, les coutumes.
Au départ, certains ont refusé d’apparaître. Mais presque tous sont retournés me voir progressivement, pour pouvoir participer au film. J’avais coaché mon père, son épouse et mes deux demi-frères en vue du repas : « ne regardez pas la caméra, faites comme si l’équipe n’était pas là ». Mais à certains moments, ils ont été si naturels que ça paraissait presque faux… J’ai donc dû parfois au montage, faire marche arrière. J’ai décidé par exemple de garder deux ou trois moments de mise en abyme dont je ne voulais pas au départ : un de mes frères, derrière le portail, demandant si j’allais filmer tout de suite ou, ailleurs, ma mère disant à peu près la même chose. A l’origine, je ne voulais surtout pas que le spectateur ait l’impression de regarder un film documentaire. Mon souhait était qu’il ressente les choses sans se poser de questions. Mais au bout du compte j’ai eu tendance à casser ce naturel et cette perfection, à sélectionner les moments les moins fluides, les cadres moins bien tenus, pour aller vers quelque chose de plus brut, pour que le spectateur soit conscient de la place de la caméra et des enjeux de la mise en scène, de ma présence à l’image, en tant que réalisateur. Je voudrais à ce sujet dire combien j’ai été heureux de travailler avec deux monteurs, Dounia Sichov d’abord, française d’origine russe, pour le dérushage… Le premier ours – nous avions 80 heures de rushes, ce qui aujourd’hui n’est pas énorme – et ensuite avec Laurent Sénéchal. Notre collaboration a été extrêmement précieuse.
Comment avez-vous tourné l’extraordinaire scène du repas avec les femmes du village ?
En une seule prise de 90 minutes. J’ai tourné deux séquences avec elles. J’ai gardé la plus chaotique, la plus proche de leur tempérament. J’aimais les voir parler ensemble, leur énergie et leurs désaccords. Je crois qu’elles ont fini par oublier que j’étais un homme. Je leur ai demandé si elles étaient heureuses, question qu’on ne leur pose jamais et qui ont réveillé de nombreuses choses en elles. Là encore tout est affaire d’échange : on s’est apporté beaucoup, mutuellement.
Plus le film avance, et plus on comprend que le cœur en est moins la maison ou le mariage que la relation avec votre père.
Imago s’ouvre par une conversation au téléphone avec lui. Jusque très tard, on pense que l’histoire est linéaire, et puis à la fin, notre échange dans la forêt vient faire comme une boucle. Jusqu’au film je ne connaissais pas mon père, pour ainsi dire. Lui et moi n’avions passé que deux nuits sous le même toit. Mes parents ont divorcé quand je n’avais que neuf mois. Depuis, je n’ai plus jamais vécu avec lui, bien que nous ayons parfois habité le même village ma mère. Pourtant, la tradition tchétchène veut qu’en cas de divorce, les enfants aillent vivre avec leur père.
À la fin des années 80, nous sommes partis vivre au Kazakhstan, ma mère et moi. À l’âge de 17 ans j’ai quitté la Tchétchénie. J’avais 23 ans lorsque j’ai revu mon père pour la première fois. Il est alors réapparu dans ma vie de façon à la fois très brutale et très simple, comme si nous nous étions quittés quelques semaines plus tôt. La même chose se passe dans le film quand nous nous retrouvons pour déjeuner. Il est tellement décontracté qu’on se dit que ça cache quelque chose.
Comment avez-vous approché la scène de discussion dans la forêt ?
Mon père a beaucoup donné au film, il s’est laissé filmer et s’est montré très généreux. Je voulais lui poser certaines questions difficiles, mais je voulais aussi me fixer des limites. Il n’était pas question d’aller trop loin, encore moins d’essayer de le détruire. Ma hantise était que la conversation sombre dans la télé-réalité. J’avoue qu’aujourd’hui encore, regarder la scène dans la forêt m’est désagréable. En général, je suis mal à l’aise quand je vois des réalisateurs se mettre en position de personnages. C’est pourquoi j’ai tenu à être prudent, à ne pas aller trop loin dans l’intimité. J’ai demandé à mon chef-opérateur de filmer les dos, les visages de trois quarts, j’ai fait en sorte de laisser une place au spectateur. Mais quelle est ma propre place de spectateur dans cette histoire ? Je ne suis toujours pas sûr d’être parvenu à ce que je recherche. Seules les réactions des spectateurs le diront.
Au cours de cette scène vous demandez à votre père s’il sait ce qu’« imago » signifie. Vous lui dites que cela a à voir avec le stade terminal du développement d’un insecte… Pourquoi aborder ce sujet ? Et pourquoi avoir choisi ce mot pour titre ?
C’est l’aspect le plus dingue de cette histoire. Le titre a été choisi très tôt. Il était présent dès le dossier. Mon père a fait des études de biologie, et c’est par lui que j’ai entendu parler d’imago pour la première fois. Je me suis toujours demandé si à travers cette image il parlait de lui, de moi, de la société tchétchène dans laquelle nous vivions… Je trouvais ce titre suggestif, j’aimais sa portée symbolique. J’avais à cœur d’aborder ce thème dans le film et de découvrir sa véritable signification.
En Tchétchénie on dit les choses de manière détournée, en usant d’humour ou d’allégorie. Chacun tient un rôle dans la société et le garde. Je me disais que mon père avait procédé ainsi en parlant d’imago alors que j’étais enfant. Il parlait peu et ses mots avaient en général une signification précise. Je pensais qu’à travers cette image il avait voulu se défendre de n’avoir pas été un bon père… J’ai bien sûr été surpris lorsque, en réponse à ma question, il a fait comme s’il ne savait même pas de quoi je parlais. Il ne dit rien, il tourne la tête, croit apercevoir un lion dans une forêt où il n’y en a jamais eu… On dirait qu’il a soudain comme un black-out. Comment pouvais-je réagir ? J’ai laissé les choses filer, la caméra tourner… J’étais totalement désarçonné.
Une des grandes qualités d’Imago, y compris dans cette scène finale de « confrontation » avec votre père, est sa douceur.
Je tenais à ce que le spectateur sente la douceur du Pankissi, la chaleur de l’été, l’abondance de nourriture, la présence de l’humour… Je n’ai pas fait Imago à cause du mythe inventé par Daoud, je l’ai fait parce que je sentais qu’il donnerait lieu à un dialogue. J’ai vite compris que Daoud était heureux que je sois différent, que je fasse du cinéma… Je déteste les confrontations, pour moi elles ne servent à rien. C’est parce que j’ai senti qu’un dialogue était possible entre Daoud et moi, entre cette terre et moi, entre la Tchétchénie et le Pankissi par- delà les montagnes que j’ai voulu réaliser ce film. On s’écoute. On accepte nos différences. Nos sociétés sont aujourd’hui très polarisées. Si l’on veut garder un peu d’espoir, il faut se parler.
Et le dialogue est partout dans Imago. Même avec mon père. On l’entend réciter un poème. Dans une scène finalement coupée, on entendait également Daoud en clamer un– qu’il a lui- même écrit ! Un autre sportif récitait un poème, puis on me demandait d’en réciter un, à mon tour, en français. C’est une dimension qui reste présente : une déconstruction du masculin, de l’image de l’homme fort, courageux, taiseux, protégé des autres par une forteresse. La société veut que les hommes soient insensibles. Ceux du film sont très sensibles. Daoud avec sa bibliothèque qu’il est si fier de me faire découvrir et avec son désir que j’aime le Pankissi. Irakli, cette âme rêveuse de cosmonaute égarée dans la vallée. Et, encore une fois, même mon père. Il suffit parfois d’un petit contact de la main pour que la forteresse s’écroule et que ces hommes révèlent la beauté de leur vrai visage. L’être humain est très complexe. Il y avait une responsabilité de ma part à ne pas montrer ces hommes et ces femmes d’un seul côté, une responsabilité à ne pas les abîmer et à respecter la variété de leurs facettes.
Imago est le premier film tchétchène de l’histoire du cinéma à être présenté à Cannes…
C’est un peu plus compliqué que ça. La production est française et la coproduction franco- belge. Imago est produit par Alexandra Mélot pour Triptyque Films. Alexandra a été monteuse et Imago est son premier long métrage en tant que productrice : elle a fait un travail remarquable. De mon côté, j’ai étudié à l’INSAS et je vis désormais entre Bruxelles et Paris. J’ai la nationalité française. La nationalité tchétchène n’existe pas – la Tchétchénie appartient à la fédération russe – et je n’ai plus la nationalité russe. On peut dire que le film est tchétchène. Avec cette réserve que la nationalité tchétchène n’existe pas et qu’il n’y a là-bas aucune industrie du cinéma, pas d’école d’art et encore moins d’école de cinéma. Un cinéma tchétchène commence bien à émerger, mais hors sol, à travers une nouvelle génération d’exilés.
Les « acteurs » de votre film ont-ils vu ou vont-ils voir Imago ?
Je tiens à ce que mon père le voie avant la première cannoise. Ma mère va venir à Cannes, Irakli aussi. Daoud, hélas, ne peut pas. J’espère très fort que le film sera montré au Festival Cinedoc de Tbilissi. Si c’est le cas, j’inviterai les gens du village et même de tous les villages de la vallée ! J’ai un peu peur qu’ils soient surpris par sa dimension très familiale et intime. Mais au fond je sais qu’ils ont confiance en moi.
Propos recueillis par Emmanuel Burdeau, mai 2025