C’est une première pour 30 danseurs de hip-hop, krump, break, voguing… Une première pour le metteur en scène Clément Cogitore et pour la chorégraphe Bintou Dembélé. Et une première pour l’Opéra de Paris. En faisant dialoguer danse urbaine et chant lyrique, ils réinventent ensemble le chef-d’œuvre baroque de Jean-Philippe Rameau, Les Indes Galantes. Des répétitions aux représentations publiques, c’est une aventure humaine et une rencontre aux enjeux politiques que nous suivons : une nouvelle génération d’artistes peut-elle aujourd’hui prendre la Bastille ?
Réalisation Philippe Béziat • Production Philippe Martin et David Thion, Les Films Pelléas • Image Raphaël O’Byrne, Thomas Rabillon, Arthur Cemin, Balthazar Lab, Julien Ravoux • Prise de son François Waledisch • Montage Henry-Pierre Rosamond • Assistante mise en scène Julia Maraval • Montage son François Mereu • Mixage des musiques Thomas Dappelo • Mixage Mélissa Petitjean • Direction de production Juliette Mallon
Philippe Béziat
Pour le cinéma, Philippe Béziat réalise les documentaires-opéra Traviata et nous (2012), avec Natalie Dessay et Jean-François Sivadier et Pelléas et Mélisande, le chant des aveugles (2008), avec Olivier Py et Marc Minkowski. Il écrit et réalise également Noces, Stravinsky-Ramuz (2012) avec Dominique Reymond et Mirella Giardelli.
Pour la télévision, Philippe Béziat réalise des documentaires, parmi lesquels Claudio Monteverdi aux sources de l’opéra (2017) ou Jacques Prévert, paroles inattendues (2017), et il filme régulièrement opéras, ballets, concerts ou pièces de théâtre.
Par ailleurs, il met en scène Pelléas et Mélisande de Claude Debussy (2018) avec Florent Siaud sous la direction de Marc Minkowski, et La Grande Duchesse d’après Offenbach (2013) avec Les Brigands. Il collabore aussi à la mise en scène de spectacles musicaux comme 200 Motels de Frank Zappa (2018) avec Antoine Gindt et Leo Warynski.
Il a également réalisé pour France Culture une série de portraits d’artistes dont Jean Dubuffet, Giorgio Morandi, Jean Tinguely, Edgar Varèse ou James Ensor.
ENTRETIEN AVEC PHILIPPE BÉZIAT
Propos recueillis par Sylvain Prudhomme
Cette aventure commence il y a trois ans, au moment où Clément Cogitore accepte la proposition de monter Les Indes Galantes à l’Opéra de Paris. Presque tout de suite naît le projet d’un film documentaire qui suivra cette mise en scène. Qu’est-ce qui à l’époque vous enthousiasme dans cette aventure ?
D’abord l’idée de faire un film musical qui ne parle pas que de musique. Je fais depuis toujours des films musicaux, des films sur la musique, c’est-à-dire que la musique est pour moi la matière d’un travail cinématographique. Il y a des réalisateurs qui adaptent des romans, moi j’adapte des œuvres musicales. Et même si ça peut paraître étrange, je ne les adapte pas sous forme de fictions : ce qui m’intéresse, c’est de montrer des artistes au travail et de faire des liens entre les œuvres et la vie. Quand j’échange pour la première fois avec Clément Cogitore, je suis frappé par la netteté de ses axiomes et de son dispositif, qui relèvent pour moi d’une proposition d’artiste contemporain, plus encore que de metteur en scène au sens classique – cela dans un endroit plutôt conservateur, l’Opéra de Paris. Évidemment, tout de suite ça me passionne. Et presque tout de suite aussi, je sens que le groupe de danseurs qu’il va inviter sur le plateau sera au coeur de l’expérience. Que la matière du film documentaire se trouvera là : dans le regard que ces danseurs vont porter sur l’institution. Dans la façon dont ils vont l’aborder, la vivre, la traverser.
Ce choix de tout raconter à travers le regard des danseurs s’impose d’emblée ?
Presque. Le regard des danseurs est le fil conducteur, l’axe du film. Au tout début, avec Philippe Martin, mon producteur, nous étions assez fascinés par la puissance de Clément Cogitore, à la fois plasticien, cinéaste, photographe, sa manière de réussir tout ce qu’il entreprenait, de façon très humaine et très fine. Il y aurait pu y avoir un film sur le côté démiurgique de l’acte de création. Mais pour moi, le grand geste de Clément, c’est d’amener sur ce plateau des gens qui n’y ont jamais été invités, et de leur faire jouer quelque chose qui se rapproche de leur propre rôle. C’est-à-dire de les placer non pas dans un rôle d’interprètes censés entrer dans un costume qui les cachera, mais au contraire de les faire jouer à vue, de mettre en situation une authenticité qui rendra visible leur énergie, leur identité, leur personne, leur éventuelle résistance à l’institution. Le contraire en somme d’un metteur en scène qui n’aurait qu’une vision et qui demanderait à tout le monde de s’y plier.
Dans la partition entre ces deux mondes que Clément Cogitore veut faire communiquer, vous appartenez malgré tout plutôt à celui de l’opéra – celui qui se trouve bousculé par le dispositif. Et donc inévitablement vous vous retrouvez, vous aussi, bousculé dans vos habitudes de cinéaste.
Oui, et tout l’enjeu était de répondre à ça. Pour moi, c’est le corps du film : revivre ce choc, que les spectateurs ont vécu pendant les trois heures de représentation, que les journalistes aussi ont vécu plus ou moins bien. Et ce choc que j’ai vécu moi aussi. Cette vague à la fois nouvelle, crainte par un monde plutôt conservateur, et en même temps extraordinairement attendue. Presque inespérée. Je me le suis souvent répété pendant le montage du film : personne ne se rend vraiment compte que c’est
une chose qui n’était jamais arrivée à l’Opéra de Paris en 350 ans. Ça peut paraître un peu gadget ou cliché, mais non, l’Opéra national de Paris n’avait encore jamais ouvert ses portes de cette manière.
Vous décidez d’intégrer à la matière de votre film, dès les premières secondes, des vidéos filmées par les danseurs eux-mêmes, à destination d’amis ou de réseaux sociaux.
Il y avait deux mondes a priori totalement étanches. Et si je voulais capter leur rencontre, il fallait nourrir le film d’autre chose que de mon matériau habituel, d’où le rôle d’éléments comme ces “stories’’ en ouverture. Je voyais bien que mon écriture cinématographique ne correspondait pas à celle de mes personnages et je devais m’adapter à ce réseau, toujours actif, toujours vivant, souvent très inspiré, très inventif – il y a beaucoup de talent, de verve. Ce réseau fait partie de la vie et il y a une grande habitude de la mise en scène de soi. Cela pose une vraie question pour le documentariste que je suis : à partir du moment où tout le monde est cinéaste, qui l’est réellement ?
Il y a aussi un usage très particulier de la voix des personnages. On les écoute, on est plongé dans leur parole, mais sans toujours les voir à l’image.
Pour avoir fait beaucoup de radio, je sais que la voix sans image dit beaucoup plus de choses de l’intimité. Elle est sans filtre. Il y a une proximité qui ne s’atteint qu’au son. Il y a moins de dimension de séduction, moins de frein, tout simplement – c’est autre chose que de parler à une caméra. On a enregistré de longues heures d’interviews avec chacun d’eux. Et j’étais heureux qu’ils acceptent que cette parole soit détachée des apparences, détachée de l’auto-mise en scène, et donc du contrôle de l’image de soi. C’est comme ça je pense qu’on peut atteindre une vraie parole, formulée par des artistes qu’on découvre extraordinairement brillants, avec des parcours étonnants et une expérience souvent impressionnante.
Le documentaire a parfois tendance à se limiter à quelques personnages pour qu’on puisse mieux s’identifier à eux, mais ici, vous touchez à une expérience collective inédite…
Tous les personnages du film, danseurs ou non danseurs, viennent d’horizons extrêmement différents. Entre la soprano Sabine Devieilhe et un vogueur, entre un krumpeur et un machiniste, il est évident que ce sont des univers très distincts. L’opéra pour moi, fabriquer un opéra, monter un opéra, ça reste toujours une métaphore de la collaboration, d’un projet collectif autour duquel on se réunit un temps donné pour réussir à créer un objet qui nous dépasse tous. Et cette fois, en plus, s’agrégeait à la diversité habituelle du collectif de l’opéra un groupe très important, très large, lui-même d’origines très variées, qui a fait complètement groupe et corps avec les machinos, avec les chanteurs, avec le chef d’orchestre. Ce collectif a vraiment pris corps. Et je voulais absolument insister sur cette dimension collective.
Chanteurs, solistes et danseurs se fondent dans un seul groupe, malgré un comportement très différent.
Il arrive que les chanteurs ne soient pas très à l’aise dans leurs déplacements ni dans l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes et de leur corps, ils peuvent sembler décentrés ou peu ancrés sur le plateau. C’est étonnant, parce que leur corps est leur instrument. C’est de leur corps que dépend leur voix et le rapport qu’ils entretiennent avec leur voix peut être finalement assez cérébral. Les danseurs en général, et les danseurs de ces danses urbaines en particulier, à peine arrivés sur le plateau, dégagent le contraire : des corps centrés, des corps qui ont commencé par se détendre, se dénouer, faire une demi-heure de yoga, respirer, qui sont dans la perception des autres autour d’eux. Ce qui est fascinant dans ces arts, c’est le rapport à l’improvisation. En fait c’est l’inverse de l’opéra. Bintou Dembélé, la chorégraphe du spectacle, nous expliquait qu’en hip-hop, quand on fait deux fois la même chose, ce n’est pas bien. Donc on ne peut être que dans l’invention, l’inspiration, le renouvellement. C’est-à-dire être sur la brèche tout le temps. L’esprit est en permanence éveillé, profondément attentif à tout ce qu’il peut saisir autour de lui. En fait, c’est une leçon de chaque instant pour les interprètes «classiques».
Vous n’avez jamais autant filmé les corps. Est-ce que pour cela vous avez eu recours à des procédés inédits dans votre langage cinématographique ?
Oui, Indes Galantes est beaucoup plus découpé que mes précédents films. Ce sont des questions d’écriture et de montage. J’étais fasciné par ce rythme des ‘‘stories’’ de mes personnages : ce crépitement, ce flux d’expressions souvent très inspirées. Je voulais que le film ressemble un peu à ça, soit nourri de ça. Ce rythme plus rapide vient aussi de Rameau. Quand on fait un film sur Debussy, on a une fluidité musicale quasiment ininterrompue. Idem ou presque chez Verdi. Dans le baroque, en revanche, et en particulier chez Rameau, les danses sont incroyablement fragmentées. Elles ont cette pulsation, ce fouetté. Et elles sont très modulaires.
Il y a aussi une dimension spectaculaire du film, plus que dans vos films précédents peut-être. C’est un film devant lequel on vibre.
C’est une dimension qu’assume déjà Clément Cogitore dans sa mise en scène. Tout en questionnant à chaque instant la société du spectacle, il choisit d’assumer le fait que l’opéra est profondément un art de la sidération, de la machinerie, de l’émerveillement – notion fondamentale dans ce répertoire baroque. Pour moi un film se construit comme une symphonie, avec des temps forts, des adagios, des creux, des pauses, et des tempêtes. En espérant qu’en plus de vibrer devant une oeuvre spectaculaire, le spectateur soit ému. Être à la fois dans la sensation et dans l’intelligence, à égalité, c’est la grande magie des œuvres de cette époque.
Pourquoi fallait-il ces moments où le film sort du cocon de l’Opéra ?
L’opéra c’est un monde clos, une grotte merveilleuse, surtout l’Opéra de Paris qui est peut-être l’une des plus grandes et des plus fascinantes du monde. Mais justement, une des clés du film, c’était de poser cette question : comment le monde extérieur peut-il pénétrer et nourrir cette caverne merveilleuse ? Comment peut-il y trouver sa place ? Je savais qu’il fallait sortir de temps en temps, pour pouvoir mieux y retourner. Et je sentais qu’il fallait arriver de l’extérieur, qu’on ne pouvait pas commencer tout à fait à l’intérieur. C’est quelque chose que j’avais expérimenté avec la mise en scène de Pelléas et Mélisande à Moscou : à quel point une image de la ville, une image d’un immeuble, de l’immeuble dans lequel vit un chanteur, peut prendre une résonance considérable par rapport à ce qu’on vient d’entendre au niveau de l’oeuvre. C’est cette alchimie cinématographique qui m’intéresse : on est dans Rameau, on a un son, une mélodie, des personnages, un chant, une harmonie musicale, et en fait tout ça peut se prolonger sur une image du monde réel, et produire une émotion. Et plus ce sont des éléments du monde réel, plus j’y trouve mon compte. C’est pour ça que je ne fais pas de fiction. Ici le moindre son est fabriqué par les gens qu’on a vus, qu’on a suivis en train de le fabriquer. Rien ne préexiste. Tout est authentique. Tout est brut.
Cela rejoint aussi le voeu de départ de Clément Cogitore : faire entrer « la ville » sur le plateau. « Montrer la jeunesse de Paris en train de prendre la Bastille ». Il interroge les rapports de domination depuis l’intérieur de la caverne merveilleuse. Vous, vous sortez de la caverne, explorez le rapport entre les deux mondes, celui de l’Opéra et celui de la ville. C’est une façon de poursuivre à l’extérieur le travail qu’il entreprend au plateau ?
Je ne pouvais pas, en tant que cinéaste, ne pas répondre à la question que posait Clément à partir de Rameau. Lui est au plateau, il pose des questions au plateau. Et moi je fais un objet de cinéma, qui se nourrit du monde réel. C’est ce qui me fascine dans les grandes oeuvres d’art : à quel point elles peuvent faire écho à notre vie aujourd’hui, individuellement. Parfois ce sont des échos narratifs, psychologiques, biographiques, parce qu’on s’identifie à un personnage. Mais c’est souvent beaucoup plus abstrait. Pourquoi une musique composée en 1735 continue à nous bouleverser ? Pourquoi, même avec un livret assez bancal comme celui des Indes Galantes, l’association des mots « Tendre amour » et de quatre notes sur une portée musicale peut encore nous faire pleurer trois siècles plus tard ? C’est vraiment la question de l’art. C’est ce qui m’intéresse essentiellement : montrer des personnages confrontés à une résonance entre une oeuvre d’art et la réalité de leur vie. Si en plus mon spectateur peut vivre cette résonance, je suis ravi.
La célébrissime « Danse du calumet de la paix », qu’avait déjà filmée Clément Cogitore pour la 3e scène et qui fut le point de départ de cette aventure est le moment le plus attendu de tout l’opéra, et donc aussi du film. Était-ce difficile de lui trouver sa place dans le film ?
C’est « le cas Indes Galantes ». Il y a dans l’opéra d’autres airs extraordinaires, mais c’est comme ça, on n’y peut rien : il y a cette pièce qui dépasse tout. Et donc tout est dans cet oeil du cyclone. Evidemment c’était compliqué, puisque ce moment, cette confrontation du krump et de la danse écrite par Rameau, et le court-métrage que Clément en avait fait, étaient même à l’origine de la commande de mise en scène adressée à Clément. C’était aussi un moment très attendu du spectacle. Par chance il se trouve que dans le spectacle, les attentes étaient archi comblées tous les soirs – d’autant plus sans doute que l’énergie était retenue dans les tableaux précédents. La place de ce moment a varié dans le film. Il y a eu des montages où on commençait par ça. Et puis on a fait le choix du montage actuel. Je pense que dans le film, le rapport intime que le spectateur construit peu à peu en amont avec les danseurs modifie la façon dont on vit ce sommet, et l’énergie extraordinaire qui passe à ce moment-là. C’est un sommet de danse de toute façon, mais dans le film c’est un sommet vécu par des danseurs qu’on a appris à connaître. Je pense que l’émotion en est redoublée.
Vous faites le choix de faire lire aux danseurs un extrait du Mercure de France de 1725, qui décrit la fameuse représentation donnée par deux Indiens de Louisiane, qui chez Rameau va déclencher l’écriture de la pièce…
C’est peut-être le seul moment où le film « raconte » de manière un peu explicite de quoi il est question. Et c’est là que Leonardo García Alarcón, le chef d’orchestre, avec son génie, nous fait imaginer la façon dont ça s’est passé pour Rameau. Il nous projette dans les pensées de Rameau, il nous fait refaire le chemin créateur, des battements de tambour à l’air développé au clavecin. Pour moi, Rameau est un musicien extraordinaire pour cette raison-là. C’est le compositeur par excellence de la rencontre entre musique dite « savante » et musique « traditionnelle ». C’est un roturier de province, qui n’est pas installé à la Cour. Il fait de la musique pour la Foire Saint-Laurent et la Foire Saint-Germain à Paris, sur des tréteaux, des musiques pour accompagner des petits drames et des chants dans la rue. C’est donc un musicien qui a un sens du rythme extraordinairement développé. Et en même temps c’est quelqu’un qui a une passion scientifique pour l’harmonie, au point d’écrire des traités très appréciés des Encyclopédistes. Bref c’est à la fois un philosophe des Lumières et un absolu intuitif, un absolu instinctif, qui a une intelligence immédiate des rythmes et de la danse.
Votre film se termine sur l’accueil mitigé des journalistes, en totale contradiction avec le constat qui est fait chaque soir d’une standing ovation jamais vue, qui n’en finit plus. C’était important pour vous de souligner cette opposition ?
Nous n’avions pas prévu au départ de poursuivre le film jusque-là. Ça a été une décision tardive. Je pensais que le film s’arrêterait à la première représentation. Et puis il y a eu cet accueil absolument unique dans l’histoire récente de l’Opéra Bastille : chaque soir, une salle debout et des dizaines de minutes d’applaudissements. Quelque chose, comme disait Leonardo, qui ressemble plus à un concert de rock qu’à un opéra. Et en parallèle, une critique française très mitigée (même si la presse étrangère était excellente, le New York Times plaçant l’opéra dans sa liste des dix meilleurs spectacles de l’année). Un écart jamais vu entre vox populi et critique savante, qui quand même interroge. Qui dit quelque chose qu’il faut entendre à mon avis de ce rituel lyrique que j’adore, qu’il faut absolument continuer de faire vivre, mais peut-être pas comme dans un musée. Ce que ce spectacle a sans doute tenté de faire…
Si le film a cette force, c’est aussi par l’intimité qui s’est peu à peu construite avec les personnages. On sent une familiarité bâtie sur un temps très long. Combien de temps a duré le tournage ?
Deux ans. On a commencé en octobre 2017, pour terminer le 15 octobre 2019. Parce qu’on a eu la chance de pouvoir filmer très en amont, dès les premières séances de travail avec Bintou et Clément, dès les castings de danseurs et de choeurs, ce qui a contribué à nourrir les allers-retours temporels dans le film. Au début, c’était un tournage seulement de temps en temps, pour documenter des moments importants. Et puis quand les répétitions ont commencé, à partir de fin août 2019, on s’est mis à tourner beaucoup plus, pas tous les jours mais presque, jusqu’à la générale et la première, et puis un peu au-delà.
Deux ans de tournage, pour combien d’heures de rushes en tout ?
Je ne les compte pas, je ne sais plus. Mais c’est colossal, ça ne m’était jamais arrivé, c’était monstrueux. Ce qui a rendu le montage très complexe. Un montage qui a duré 9 mois avec un premier bout à bout de 6h40.
Est-ce un film qui réconcilie ? Qui casse l’image d’un opéra élitiste, pour le rendre soudain plus accessible, plus proche ? Un film qui pourrait avoir un peu le même effet que Les rêves dansants dans le champ de la danse contemporaine ?
J’aimerais beaucoup. Je souffre énormément des étiquettes, des chapelles, de tous ces cloisonnements entre musique classique, rock… Toutes ces catégories me frustrent profondément, car j’ai l’impression que ce sont seulement des catégories sociales, « culturelles », au mauvais sens du terme, et pas des catégories vraiment humaines. Clément Cogitore a une belle formule dans le film : « Un stétérotype, c’est un personnage avec lequel on n’a pas passé assez de temps, dont on ne nous a pas assez raconté l’histoire. » J’essaie, par petites touches, de faire tomber les stéréotypes et de les faire tomber de tous côtés, aussi bien ceux qu’il peut y avoir du côté du monde de l’opéra à propos des cultures urbaines, que ceux qu’il peut y avoir du côté des cultures urbaines à propos de l’opéra. N’importe qui peut apprécier Rameau. N’importe qui peut apprécier le krump. C’est ce que me disaient les krumpers : venez nous voir, vous allez adorer. C’est juste qu’il y a des barrières. Et j’aime l’idée qu’un film puisse faire tomber les barrières.
Alors que penser de cette phrase de Féroz, l’un des danseurs, qui clôt quasiment votre film au sujet des spectateurs de l’Opéra Bastille : « Ce n’est pas eux qui sont venus nous voir, c’est nous qui sommes venus les voir » ?
Un autre danseur, Meech, m’a dit aussi : «Je me suis clairement trompé sur le public de Bastille, le public cliché… Je pensais qu’il n’allait pas réagir, eh ben si, il a réagi !». Ingrid et Isabelle m’ont dit : «La mixité culturelle au plateau, c’est bien, mais on aurait aimé qu’elle soit aussi dans la salle, parmi le public…» Et Féroz encore : «L’appropriation culturelle, ça a toujours marché, mais parfois je me dis qu’on est venu amuser la Cour… Mais peut‑être que quelque part, nous-mêmes, on s’empêche de rêver grand ? …»
Ces «eux» et ces «nous» révèlent une perception et un état de la société. Ils font mal. Le temps des douze représentations des Indes galantes à Bastille, douze «rencontres» ou douze «face à face» plateau-public, le spectacle de Clément permettait à qui voulait bien de rebattre les cartes. C’était son devoir d’artiste. C’est exactement là qu’ambitionne de se trouver le film.