Après la mort inattendue de son père conspirationniste, sa fille reçoit comme héritage le brevet d’une machine médicale expérimentale. C’est à travers la découverte de cette invention et de la rencontre avec celles et ceux qui connaissaient son père qu’elle va peu à peu faire son deuil.
Entrevues – Festival du film de Belfort, compétition internationale / Prix d’aide à la distribution Ciné+ OCS, soutenu par le GNCR
Avec Callie Hernandez, Sahm McGlynn, Lucy Kaminsky, Tony Torn, James N. Kienitz Wilkins
Réalisation Courtney Stephens | Scénario Courtney Stephens, Callie Hernandez | Photographie Rafael Palacio Illingworth | Son Emile Klein · Montage| Courtney Stephens, Dounia Sichov | Musique Thomas E. Dimock, Sarah Davachi, Cate Kennan, Twig Harper | Production Callie Hernandez, Courtney Stephens | Distribution Blue Note Films



Courtney Stephens
Courtney Stephens est une scénariste et réalisatrice américaine. Après avoir étudié la réalisation et l’écriture de scénarios de fiction à l’American Film Institute (AFI), elle décide de bifurquer vers le cinéma expérimental et documentaire, des projets plus « artisanaux », très différents de la formation reçue à l’AFI. Elle devient l’assistante de Terrence Malick et travaille sur la post-production de The Tree of Life (Palme d’Or 2012) et sur la production de À la merveille et Voyage of Time. C’est à cette période et sur le tournage avec Terrence Malick que Courtney Stephens rencontre pour la première fois Callie Hernandez.
Après cette expérience de plusieurs années en compagnie de Malick, Stephens part vivre deux ans en Inde.
Ces dernières années, Courtney Stephens se consacre à la réalisation de documentaires. The American Sector, son premier long métrage documentaire explore la présence du mur de Berlin aux États-Unis et Terra Femme, composé d’images de voyage amateurs tournées par des femmes au début du XXe siècle. Ses films ont été exposés notamment au Museum of Modern Art ou à la National Gallery of Art, et sont projetés dans de grands festivals de cinéma, notamment lors de la Berlinale et de la Viennale.
Invention est se première œuvre de fiction. Le film a été présenté lors de la 77e édition du festival de Locarno dans la section Cinéastes du présent, ainsi qu’au festival Entrevues à Belfort.
Callie Hernandez
Callie Hernandez est une actrice, scénariste et réalisatrice américaine. Originaire du Texas, Callie Hernandez étudie le journalisme et la photographie, elle commence ses premiers travaux derrière la caméra, en occupant le poste de directrice de photographie, et en réalisant de petits films à Austin, sa ville natale. En parallèle, elle joue du violoncelle dans un groupe de punk expérimental, et envisage de s’orienter vers la composition de musiques de films. Elle effectue sa première expérience sur un plateau de tournage dans un film de Terrence Malick, mais sera finalement coupée au montage, elle retrouvera de nouveau Terrence Malick dans Song to Song. Elle joue ensuite dans La La Land de Damien Chazelle, Alien : Covenant de Ridley Scott ou encore Under the Silver Lake de David Robert Mitchell. En 2022, elle fonde Neurotika Haus Films, une société de production indépendante, qui a produit Invention. Elle a récemment reçu le prix de la meilleure performance au Concorso Cineasti del Presente au festival de Locarno pour sa performance dans Invention.
L’avis du GNCR
INVENTION est une plongée très libre dans un pays déchiré par le doute et profondément troublé par l’idée de la fin. La finesse du trajet que le film dessine — entre sa matière documentaire et l’étrange douceur de ses interprètes — est une vraie prouesse d’écriture.
La mise en scène de Courtney Stephens est portée par une recherche formelle très ambitieuse, visuelle et sonore, une grande sensibilité et un humour singulier. Elle met en scène le deuil comme une chose étrange et très composite, comme un nuage, un état dans lequel on plonge ou qui nous avale et nous transfigure.
INVENTION emprunte au cinéma, à un certain type de livres pour la jeunesse, faisant de Callie Hernandez une Alice au Pays des Zinzins. C’est noir. C’est drôle. C’est l’antidote au conspirationnisme d’État et à la post-vérité trumpiste, dénué de cruauté ou de condescendance. Mais INVENTION n’est pas un sabotage, c’est une prose, un mirage, un deuil. C’est aussi un tandem, une association de malfaiteuses, sorcières aux regards envoûtants, comme le grain de ce 16mm, si rare.
Marine Riou, Cinéma l’Écran de Saint-Denis
Entretien avec Courtney Stephens & Callie Hernandez
Quel est la genèse du projet Invention ?
Callie Hernandez : J’ai beaucoup travaillé sur des grandes productions, avec des grands studios, mais je ne m’y sentais pas à ma place. Je voulais faire autre chose, quelque chose d’indépendant. J’ai donc loué une maison dans l’ouest du Massachusetts, dans l’idée de réaliser plein de films. Sachant cela, et après ne pas avoir vu Courtney [Stephens]pendant de nombreuses années, j’ai renoué contact avec elle à la sortie d’une projection d’un film de Hong Sang-soo. Mon père venait de mourir du Covid, et je savais que je voulais faire quelque chose.
La semaine où il est mort, j’étais censée lui rendre visite pour réaliser un documentaire sur lui et ses machines médicales. Puis, six mois plus tard, je tombe donc sur Courtney. On se met alors à parler de nos expériences respectives sur la perte de nos pères, qui étaient des hommes difficiles. On a commencé à travailler sur un projet de film de fiction intitulé Dick at the Dump, sur un homme nommé Dick et qui travaillait à la décharge.
Mais finalement, on est reparties de zéro. On a toujours su qu’on voulait faire un film sur la perte de la figure paternelle. On ne savait pas tout de suite que les archives de mon père occuperaient une place si importante dans la trame narrative, mais j’étais vraiment obsédée Apar les nombreuses machines qu’il avait en sa possession. J’en ai montré une à Courtney et elle a aussi trouvé ça fascinant. Nous avons construit le récit à partir de là, une narration qui s’inspirait donc de nos expériences personnelles.
Invention est un projet indépendant, tourné en petit comité, comment s’est déroulé le tournage ?
Courtney Stephens : Le film a été tourné en Super 16 à l’automne en Nouvelle-Angleterre. On tournait pendant la grève des scénaristes/acteur·ices, et il fallait qu’on fasse le film avec un micro-budget. Par exemple, sur le tournage, nous n’avions pas d’ingénieur du son. Le son a été presque entièrement construit en post-production. De même, nous n’avons pas eu beaucoup de temps de préparation et on avait un plan de travail d’environ cinq pages, avec des idées de mise en scène pour les différentes séquences, mais on n’avait pas de scénario dialogué à proprement dit.
Beaucoup de nos amis sont venus de New York pour une journée ou deux pour jouer dans le film. Quelques-uns sont restés plus longtemps et le processus de tournage était flexible : on essayait d’adapter ce synopsis au monde réel et aux opportunités qui se présentaient, comme par exemple la scène dans le labyrinthe de maïs très Alice au Pays des Merveilles. C’était un pur cadeau de la région que de pouvoir tourner cette séquence. Le film a un peu changé au montage, mais pas de manière radicale par rapport à ce qu’on avait imaginé. Je pense que la seule chose dont nous étions sûres, c’était du cœur émotionnel du film.
C. H. : C’était une façon très spontanée et autonome de faire du cinéma. Je pense que Courtney et moi avons eu beaucoup de chance, car sur le plan esthétique, on était exactement sur la même longueur d’onde.
Invention est un film non-conventionnel, hybride entre fiction et documentaire. Comment définiriez-vous le genre du film ?
C. S. : Le film a été présenté en compétition dans des festivals de fiction et de documentaire. Il a aussi été montré dans des festivals de science-fiction. Ça a été très amusant pour nous, car toutes ces catégories ont été transgressées et c’est vraiment agréable qu’un petit film comme ça puisse bousculer certaines de ces définitions. Cela reflète aussi la manière dont nos émotions, dans le monde réel, entrent en contact avec des espaces imaginaires et nous aident à faire avec la réalité.
C. H. : C’est drôle, parce que sur les quatre films que nous avons tournés dans cette même maison, Invention était le tout dernier et tous flirtaient avec les frontières de différents genres, même si ce n’était pas à un degré aussi poussé qu’Invention. Si je devais définir le film, je dirais que c’est une comédie noire conspirationniste, une sorte de métafiction sur le deuil.
Le deuil est l’un des thèmes du film. Invention est aussi un film qui explore la conspiration et ses origines aux États-Unis. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C. H. : Dès le début de nos discussions avec Courtney, on a pensé au deuil par le prisme de la conspiration. C’était assez évident que nous voulions explorer les éléments conspirationnistes du deuil lui-même.
Grandir dans un foyer comme le mien, c’était se confronter à des systèmes de croyance qui changaient en permanence. Mon père était médecin, il travaillait aux urgences
et sa phrase préférée était : « tout est paradoxe ». J’ai toujours été une sorte d’observatrice de cette manière de penser, en grandissant avec toutes ces machines et tout le reste.
C’était aussi quelque chose d’important pour Courtney et moi de ne pas faire un film politique, et de parler au contraire de la nature apolitique du deuil. C’est universel et ça ne divise pas. C’était notre priorité. On n’a pas voulu faire un film « contre » nos pères, mais plutôt essayé de fabriquer des images qui explorent l’état de mirage dans lequel on se trouve et ce que l’on ressent quand on traverse la perte.
De mon côté, j’ai l’impression d’avoir abordé ce rôle plus comme une cinéaste que comme une actrice.
On a toutes les deux eu l’instinct que le personnage de Carrie devait être l’observatrice. Et qu’on pouvait élargir cela avec la machine et les gens qu’elle rencontre, au travers des conversations, révélant ainsi de nouvelles facettes. Il était vraiment important de faire de Carrie un personnage qui écoute, une sorte de détective qui absorbe tout ce qui l’entoure sans jugement, parce qu’il n’y a pas de jugement à avoir. Cela n’a pas d’importance de savoir ce qui est bon ou mauvais dans cet état étrange et embrouillé par le deuil.
Même si le film est universel – de par le thème du deuil –, on commente évidemment certains des idéaux américains. On sait à quelle vitesse, dans notre pays, les gens sont prêts à transformer tout en un débat qui se détourne du sujet réel. J’imagine que le film doit être reçu totalement différemment à travers le monde.
C. S. : Aux États-Unis, surtout ces trente dernières années, je pense que pour une certaine partie de la population, le patriotisme et la foi dans le pays sont devenue une sorte de nécessité inconditionnelle. Et donc, pour garder cette foi, ou pour continuer à s’identifier au pays, il faut trouver une manière d’expliquer que rien n’est certain ni définitif. Au-delà des spécificités de nos relations avec nos pères, il y a cette idée d’une figure d’autorité, et du sentiment partagé de ne pas être entièrement en confiance face à cette autorité revendiquée.
Ces dernières années, j’ai été très influencée par une universitaire, Lauren Berlant, décédée en 2021. Son concept de cruel optimism s’intéresse aux États-Unis comme à un lieu où, d’une certaine manière, l’espoir est le seul rempart contre l’acceptation du fait qu’on a toujours été trompé.
Récemment, je me disais qu’il y a, dans la mentalité américaine, cette espèce d’ironie où, pour les Américains, la pire chose est de se faire prendre pour un idiot. Mais dorénavent, on peut dire aux gens n’importe quoi, par exemple « oh, j’ai entendu qu’un bus s’est écrasé. Quelle tristesse ! », et quelqu’un répondra : « eh bien, c’était probablement délibéré pour une histoire d’assurance. » Tout le monde a une explication pour chaque tragédie, chaque situation, et ça signifie que la réalité commence à devenir floue. Il y a une obsession profonde de ne pas se faire avoir, et de ne pas croire ce qu’on nous dit.
« […] Invention est un film bigarré ponctué de fragments insolites d’archives personnelles figurant un auto-proclamé scientifique aux théories saugrenues qui n’est autre que le défunt père de l’actrice. C’est dans cet entrelacs intime du réel et de la fiction que se déploie le fil souple du récit, soit l’errance de Callie dans l’univers fantasmagorique de son illuminé de père. Loin de condamner cette figure de génial charlatan, le film progresse doucement vers un élan de compassion, et explore avec un humour tendre le phénomène de croyances engendré par ces préceptes qui promettent un ultime remède aux plus désespérés. Par l’entremise de ce deuil familial, Invention nous immerge dans les mythes déchus de l’Amérique et interroge sans surplomb ce besoin toujours réactivé de se raconter des histoires. »
Paola Raiman pour le Festival Entrevues