Iranien athée, le réalisateur Mehran Tamadon a réussi à convaincre quatre mollahs, partisans de la République islamique d’Iran, de venir habiter et discuter avec lui pendant deux jours. Dans ce huis clos, les débats se mêlent à la vie quotidienne pour faire émerger sans cesse cette question : comment vivre ensemble lorsque l’appréhension du monde des uns et des autres est si opposée ?
Grand prix de la compétition internationale – Festival Cinéma du Réel 2014
Réalisation Mehran Tamadon • Chef opérateur Mohammad Reza Jahanpanah • Cadreurs Mohammad Reza Jahanpanah, Reza Abiat • Ingénieur du son Ali-Reza Karimnejad • Assistant ingénieur du son Nima Ezat • Montage Mehran Tamadon, Marie-Hélène Dozo, Luc Forveille, Olivier Zuchuat • Montage son et mixage Myriam René • Une coproduction France – Suisse l’atelier documentaire – Box Productions • Producteurs Raphaël Pillosio, Elena Tatti Producteurs associés Box Productions – Elodie Brunner, Thierry Spicher, l’atelier documentaire – Fabrice Marache, Emeline Bonnardet, Jean-Pierre Vinel, Jacques Lavergne, Mehran Tamadon Production • Avec la participation de Fonds Sud Cinéma – Ministère de la Culture et de la Communication – CNC, Ministère des Affaires Etrangères et Européennes – France, Région Aquitaine en partenariat avec le CNC, L’Office fédéral de la culture (DFI) – Suisse, La RTS Radio Télévision Suisse – Unité des films documentaires, Irène Challand / Gaspard Lamunière – Succès passage antenne SRG SSR • Ce film a bénéficié du Fonds d’Aide à l’Innovation Audiovisuelle, du Centre national du cinéma et de l’image animée, Iranian Documentary Filmmaker Association
Mehran Tamadon
Architecte et réalisateur iranien, Mehran Tamadon retourne vivre quelques années en Iran après avoir terminé ses études d’architecture à Paris. À partir de 2002, il opte pour une carrière résolument artistique. Il monte l’installation artistique Le regard d’un flâneur lors de l’exposition d’art conceptuel du Musée d’art contemporain de Téhéran, publie deux essais en langue persane (Moments d’agonie en 2003 et L’amitié en 2005), puis réalise, en 2004, son premier moyen-métrage documentaire, Behesht Zahra, mères de martyrs. Il y découvre un un univers religieux très différent de celui dans lequel il a grandi et rencontre de nombreux défenseurs de la République islamique d’Iran. En 2010, il réalise Bassidji, son premier long métrage documentaire, dans lequel il entreprend de filmer ses premières tentatives de dialogue avec ceux qui soutiennent le régime iranien. Il poursuit cette démarche dans Iranien, où il pousse les défenseurs du régime à mener avec lui une véritable réflexion sur les possibilités du « vivre ensemble » en Iran aujourd’hui.
RENCONTRE AVEC MEHRAN TAMADON
Vous avez, dans votre film, réuni quatre défenseurs de la
République islamique d’Iran dans une maison, pour vivre avec eux durant
deux jours et débattre de la question du « vivre ensemble ». Avez-vous
mis beaucoup de temps pour les convaincre ?
J’ai dû rencontrer et filmer beaucoup de monde avant de trouver mes
personnages. Il était difficile de trouver des gens qui acceptent de
venir dans la maison. Mais le refus n’était jamais immédiat, ni
catégorique. C’est au cours des discussions filmées qu’ils finissaient
par changer d’avis. J’ai vraiment dû revoir ma façon de discuter, avant
que finalement quatre personnes acceptent de vivre cette expérience. Il
faut dire que j’ai démarré le projet en 2010, au lendemain de la
réélection contestée d’Ahmadinejad. Le climat politique était houleux et
divisé. Il y avait une vraie révolte de la population et beaucoup de
violences, d’arrestations. J’essayais à l’époque de convaincre les
bassidjis, c’est-à-dire les miliciens religieux de la République
islamique. Mais nous étions tous très tendus, nerveux, chacun retranché
dans son propre camp. En février 2011, on me confisqua mon passeport à
mon entrée en Iran, puis j’ai été interrogé par un agent des
renseignements généraux. Très vite, je me suis rendu compte que
l’interrogateur était au courant de mon projet de film. Quelqu’un que je
connaissais lui en avait parlé. J’ai donc décidé de changer de milieu,
de trouver d’autres personnages, je suis allé à Qom qui est une ville
très religieuse. J’ai préféré rencontrer des mollahs, car ils me
semblaient plus ouverts aux discussions, aux débats d’idées, moins
méfiants que le milieu des bassidjis. C’est là que j’ai découvert
l’école religieuse de la ville de Qom et rencontré des gens qui étaient
dans un premier temps intéressés par ma démarche et le projet. J’ai
filmé beaucoup de mollahs, dans leur maison, sur leur lieu de travail,
dans leur mosquée, lors des cérémonies de deuil, toujours dans l’espoir
,d’en convaincre quatre de venir avec moi dans une maison. Là encore,
beaucoup acceptaient au début puis changeaient d’avis.
Pour quels motifs les gens finissaient par refuser ?
Les motifs étaient différents. Certains me disaient que j’étais un
impie et qu’on ne pouvait pas cohabiter avec quelqu’un comme moi ;
d’autres prenaient peur, se disant qu’ils pourraient ensuite être à leur
tour inquiétés par les renseignements généraux iraniens. Ça peut se
comprendre. Il faut tout de même reconnaître que je n’aurais jamais
accepté ce projet si j’avais été à leur place. Et puis il y a les gens
avec qui j’ai discuté près de trente heures, pour les convaincre de
venir dans la maison. Au bout de ces trente heures de discussions
filmées, on s’était déjà tout dit, il n’y avait plus rien à débattre
dans la maison. Il faut juste se rendre compte que ce que vous voyez
dans le film a été tourné deux ans et dix mois après le début du projet,
que derrière ces deux jours reposent près de soixante heures de
discussions filmées et près de deux cents heures d’images.
Un jour, un homme religieux, profondément attaché au guide suprême
et au président Ahmadinejad me demanda :
“Au fond, qu’est-ce que tu reproches à la République islamique ?”
Je lui ai répondu : “Je lui reproche de me faire constamment sentir
que je ne suis pas chez moi. Vous les religieux, on dirait que l’Iran vous appartient.
Je voudrais que vous compreniez que moi aussi, je suis iranien.”
Et comment ces quatre personnes ont-elles finalement accepté ?
J’ai rencontré ces personnes séparément, pour discuter avec elles et
les convaincre. J’avais alors décidé d’être le plus succinct possible
pour ne pas tout épuiser, pour ne pas les braquer, pour préserver la
curiosité, l’envie de venir, de me convaincre, de parler et transmettre
leurs idées. Finalement la meilleure manière de faire était la plus
simple. Je leur ai proposé tout simplement l’idée sans faire de
polémique. En résumé, je leur ai dit : « Je suis iranien, j’habite en
France, je ne pense pas comme vous, j’ai déjà fait deux films dans votre
milieu, j’ai un projet pour voir dans quelle mesure des religieux comme
vous, et moi qui suis différent de vous, pouvons partager un espace
commun. Votre parole sera respectée. Regardez mes autres films et vous
en jugerez par vous-même ».
Vous qui mettez le dialogue et la confrontation au cœur de votre travail, comment se sont déroulés vos interrogatoires ?
Disons que cela fait environ douze ans que je filme dans le milieu des
défenseurs du régime iranien. Que je m’efforce de voir l’homme derrière
le système qu’il défend, même ceux dont je ne partage
pas les idées, même ceux qui peuvent me nuire, me confisquer mon
passeport, m’arrêter, me mettre en prison. Je dirais que ma seule arme
est celle de considérer les gens. Ce que je dis là n’est pas de la
théorie. C’est ce que je fais lorsque je discute avec les bassidjis, les
Gardiens de la Révolution et aussi mon interrogateur, il faut essayer
de casser cette distance, d’être soi. Se mettre à nu en espérant toucher
l’autre. Le regarder dans les yeux comme quelqu’un qu’on connait, qu’on
devine. Je n’ai jamais caché mes convictions, je n’ai jamais cherché à
me faire passer pour un croyant.
Comment qualifieriez-vous votre attitude envers les protagonistes d’Iranien ?
Disons que j’ai des questions et que j’aimerais comprendre. Je ne suis
pas cynique, je prends ce qu’on me dit au sérieux, sans mépris. Même si
je ne partage pas l’opinion des personnes que je filme. Mais je fais
toujours attention à ce qu’il y ait une distance. Une distance propre au
cinéma, qui permette aux spectateurs de juger de ce qu’il voit et
entend. Une distance qui lui permette de ne pas être manipulé et de
s’approprier le film, les propos qu’il entend, en fonction de son
histoire, de sa sensibilité, de son tempérament. Une distance qui lui
permette de se rendre compte de ce qu’il y a de commun et de
fondamentalement différent entre nous.
Pourquoi, selon vous, certains s’attendent à une attitude plus offensive de votre part ?
Je ne sais pas. Ils sont peut être plus militants que moi. Mais on peut
être agressif et offensif parce qu’on se sent victime. Je ne suis pas
victime de ma condition. Je ne suis pas une pauvre âme qui subit ma vie
d’Iranien athée. Je ne suis pas passif à attendre qu’on me tende un
micro et qu’on me laisse parler. Je veux exister dans une société qui me
nie et dire ce que je pense ? Je prends ma caméra et je trouve des gens
avec qui je peux débattre ! Je prends le temps qu’il faut et j’incite
les gens qui ne veulent pas me laisser une place, à m’en faire une. Si
je veux un espace de parole, j’utilise ma caméra comme un espace qui me
permet de créer des rapports de forces plus égalitaires.
Et pourquoi les victimes et leurs témoignages ne vous
intéressent-ils pas ? Pourquoi filmez-vous tant les gens qui ont le
pouvoir ?
Parce que je suis potentiellement une victime. Je peux tout à fait
imaginer et comprendre ce qu’ils ressentent. Ma caméra ne me sert pas à
dénoncer mais à comprendre. Ce qui m’échappe, ce sont les arguments de
ceux qui défendent un système que je considère injuste. Et c’est là que
les choses deviennent troublantes, parce qu’on se rend compte qu’ils ont
souvent les mêmes arguments que nous pour justifier leurs actes. C’est
là qu’il y a selon moi un jeu gênant de miroir, où chacun voit
l’oppresseur dans l’autre et que l’on finit par douter et ne plus être
sûr de qui est l’oppresseur. Je pense ensuite que si je m’intéresse
moins aux témoignages des victimes, c’est parce que je suis dans une
démarche introspective. En m’intéressant à mon rapport à l’autre, je
m’interroge sur moi-même, cela me met en mouvement.
Trouvez-vous que la question du don et de l’ouverture à
autrui qui sont au cœur des préoccupations d’intellectuels comme Marcel
Mauss ou encore Tzvetan Todorov sont également au cœur de votre travail ?
Par rapport à la question du don, je ne m’étais pas formulé cette idée
aussi explicitement lorsque je tournais le film, ni même lorsque je le
montais. Il me semble néanmoins que je tente d’aller vers l’ouverture,
vers l’inclusion et non l’exclusion. Je tente de comprendre et non de
casser ou d’asséner à l’autre ma façon de penser. J’ai l’impression que
le changement est possible à cette condition, c’est la remise en
question de soi, l’ouverture de soi qui permet également à l’autre de
faire de même et de s’ouvrir. Alors le don, ce n’est rien d’autre. C’est
cette attitude qui consiste à accueillir plutôt qu’à contrer, à parer.
Je trouve que la tendance actuelle, dans la société française est plutôt
à l’exclusion. On se protège, on cherche la sécurité et du coup on crée
des ghettos. Il y a en France des intellectuels qui vont à l’encontre
de ces idées reçues, mais on ne les entend pas beaucoup, parce qu’ils ne
caressent pas dans le sens du poil.
Quels sont les axes qui ont guidé vos choix de mise en scène ?
Je me suis posé beaucoup de questions de forme et de narration mais pas
tellement de discours. J’ai favorisé l’échange et la relation, en
mettant en valeur les moments de tension, de joie, de rires, de
proximité, d’éloignement, ceux où je perds pied, plus que les bonnes
réponses que je leur donne. Je trouve intéressant de créer une carence
chez le spectateur, ce vide que j’ai ressenti à certains moments. C’est
là que le spectateur cesse d’être passif et réagit, veut rentrer dans le
cadre pour leur parler. J’ai monté le récit de ces deux jours de vie en
m’efforçant de voir des personnages qui tissent une relation et qui
cherchent à vivre ensemble, en m’efforçant de n’avoir aucune indulgence
envers moi-même. Parce que j’ai deux casquettes : celle du réalisateur
et celle du personnage. Comme je monte le film bien longtemps après
l’avoir tourné, je ne sais plus exactement pour quelles raisons j’avais
dit telle ou telle chose. Je me regarde de loin, je suis un autre. Je
pourrais même ne plus assumer tout un tas de choses que je dis dans le
film. Je me suis efforcé de garder cette distance avec moi-même, de me
voir comme un personnage comme les quatre autres et oser montrer mes
fragilités.
Propos recueillis par Carine Bernasconi, à Paris le 17 janvier 2014