Film soutenu

Irène

Alain Cavalier

Distribution : Pyramide Distribution

Date de sortie : 28/10/2009

France | 2009 | Couleur | 1h25 | 1.85 | DTS

Irène et le cinéaste.
Relation forte et en même temps pleine d’ombres.
Irène disparaît.
Reste un journal intime retrouvé des années après.
Une fraîcheur. Une attirance. Un danger.
Comment faire un film ?

Selection Un Certain Regard – Festival de Cannes 2009

COLLABORATION FRANÇOISE WIDHOFF 
PRODUCTRICE ASSOCIÉE FABIENNE VONIER
UNE PRODUCTION CAMERA ONE, PYRAMIDE PRODUCTIONS, ARTE FRANCE CINÉMA
AVEC LA PARTICIPATION DE CANAL+, CINÉCINÉMA, CNC

Alain Cavalier

Après des études d’histoire, il entre à l’IDHEC, puis devient assistant de Louis Malle (Ascenseur pour l’échafaud, Les Amants).

Il débute dans la réalisation avec le court métrage Un Américain (1958). Puis il se fait connaître avec deux longs métrages politiques, subtils et rigoureux, qui lui attirent les foudres de la censure : LeCombat dans l’île (1961) et L’Insoumis (1964), tous deux traitant plus ou moins directement de la guerre d’Algérie. Malgré la présence de comédiens connus dans ses films (Romy Schneider, Jean-Louis Trintignant, ou encore Alain Delon), ce sont des échecs commerciaux : Alain Cavalier s’essaye alors à un cinéma plus traditionnel. Il connaît ses premiers succès avec le polar Mise à sac (1967) et, surtout, le drame bourgeois La Chamade (adapté du livre homonyme de Françoise Sagan). Mais c’est au moment où il se retrouve le plus en vue qu’il choisit de s’éloigner.

Huit ans plus tard, il revient au cinéma avec Le Plein de super (1976), road-movie coécrit avec les acteurs à partir de leurs expériences propres, puis Martin et Léa (1978), où le couple incarné à l’écran est un vrai couple dans la vie. En « documentarisant » ainsi les acteurs (professionnels ou non, en tous cas peu connus), Alain Cavalier affine progressivement sa nouvelle manière de faire des films. Réduisant ses équipes techniques, renonçant peu à peu à toute action dramatique traditionnelle, il aspire de plus en plus à filmer au plus près des êtres, ce qui va l’amener inévitablement vers le documentaire.

Après Ce répondeur ne prend pas de message (1979), inclassable performance où Cavalier met en scène sa propre intimité sentimentale, et après Un étrange voyage (1980, prix Louis-Delluc 1981), où il filme sa fille raconter sa vie, une étape capitale dans sa méthode de travail va être franchie avec Thérèse (1986). Simple et radical, le film questionne la sainteté au travers de la vie de la jeune carmélite Thérèse de Lisieux. Le film est ovationné au Festival de Cannes 1986 où il reçoit le Prix du Jury, puis est plébiscité aux Césars l’année suivante, avec six récompenses obtenues dont celles du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur scénario.

Le réalisateur pousse plus loin encore l’épure avec Libera me (1993), film sans dialogues qui revient avec force sur les thèmes de ses premiers films (oppression et torture). Parallèlement, il se lance dans une série de vingt-quatre portraits de femmes exerçant à Paris des métiers en voie de disparition (matelassière, cordonnière, coutelière, magicienne…), suite de courts-métrages qu’il présente dans son film Cavalier Express sorti en salle en Novembre 2014.

À partir de 1995 et la réalisation de La Rencontre, il travaille avec de petites caméras vidéos entièrement seul.

Vies (2000) marque une nouvelle avancée. Au plus proche de l’essence artisanale de son art, Cavalier tourne désormais seul grâce à la caméra DV ; la légèreté de l’outil lui permettant enfin de filmer idéalement « au plus près de son expérience ». Il dit ne plus être un cinéaste, mais un « filmeur ».

En 2002, il mêle fiction et réalité dans René, où l’un de ses amis, comédien de 155 kilos, s’engage à perdre du poids.

En 2004, sort Le Filmeur, journal intime filmé en vidéo sur plus de dix ans. Kaléidoscope méditatif sur la fuite du temps, Cavalier apparaît comme commentateur-acteur d’une histoire qu’il vit et reconstruit en même temps. Le film est la confirmation que son cinéma est devenu l’accomplissement de son parcours intérieur.

En 2009, il tente à travers son film Irène de faire revivre son ancienne compagne Irène Tunc disparue en 1972.

En 2011, il présente avec Vincent Lindon son film Pater en compétition au festival de Cannes, où ils sont accueillis par une ovation debout.

Il est trois choses qui me dépassent et quatre que je ne connais pas :
le sentier de l’aigle dans les cieux, le sentier du serpent sur le rocher,
le sentier du navire en haute mer,
le sentier de l’homme chez la jeune femme.

LES PROVERBES 30.18 19 

Tombeau pour Eurydice

« Au moment où Eurydice arrivait à la lumière, oubliant tout, hélas ! et vaincu dans son âme, il se tourna pour la regarder. Sur-le-champ tout son effort s’écroula » (Virgile, Géorgiques).

Irène, enquête éclatée et fragmentaire d’Alain Cavalier sur les souvenirs et les traces de son épouse défunte, est un rêve impossible, dont le tracé ouvre pourtant un continent pour la pratique cinématographique. En même temps qu’il scelle l’inévitable renoncement aux ambitions nécromanciennes de toute évocation d’images, le film dessine le portrait obstiné et fuyant de quelque chose qu’il nous faut bien nommer, quelle que soit la valeur d’encours du terme, une âme.
Prolongeant l’entreprise d’autobiographie ou d’autoportrait dans l’extériorité déjà à l’œuvre dans La Rencontre ou Le Filmeur, Irène semble en resserrer le geste à ses éléments premiers. Parce que l’acte de filmer achoppe sur la teneur exacte des pensées, des  émotions ou des souvenirs, Cavalier enregistre des images détournées  qui sont comme la trace, l’écho, le signe matériel d’événements mentaux : objets, paysages, photos, lieux donnent une visibilité concrète à de l’invisible, tout en faisant circuler dans la substance uniforme et opaque du monde extérieur les incerti­tudes d’une vie intérieure. D’où un cinéma à la fois mental  et incarné, qui n’exhibe rien de face mais convoque dans la  dispersion le fait de voir.
Irène ramène cela à sa source. En cherchant à retrouver les  éléments de la vie et de la disparition d’Irène, Cavalier tente de mettre des images sur une absence, mais ce vide qu’il s’agit de conjurer réside d’abord dans les écarts et les sautes d’une mémoire qui « n’arrive plus à voir ». En arpentant des lieux, en  revenant sur la scène de l’accident qui coûta la vie à Irène, en reconstituant cette mort dans sa mémoire, en scrutant des objets qui sont autant d’indices, de rébus ou d’emblèmes, en y soulignant le reflet visible de la caméra, Cavalier n’use d’aucune ruse scénographique : il endure, avec une patience précise et tendue, le deuil évasif d’une part de lui-même.
Tous ces tableaux, même l’actrice pressentie un temps pour interpréter le rôle ou le dialogue fantasmatique avec un poster  de Sophie Marceau, finissent par se fondre dans l’étoffe de  l’émoi et du souvenir. Si le dispositif ressemble à une caméra  subjective où le spectateur voit avec les yeux (la mémoire) du  protagoniste et réalisateur, il faut admettre qu’ici la subjectivité est devant nous, objectivée dans l’extériorité du monde. Cavalier, évoquant une hallucination fugace : « Je suis sorti de moi-même. » Le je et le il, l’acteur et le témoin, la vie et ses images, le témoignage et la fiction, se confondent et se déposent dans le fil d’une intimité élargie. Et si tout ce qui est montré est à petite échelle, à portée de main, c’est que le cadre n’est jamais le support abstrait d’une vision neutre et en surplomb, mais le miroir sans tain d’une intériorité où le regard du spectateur est  littéralement immergé.
Le même ressort anime l’élément formel décisif : la voix. Posée sur les images, elle n’émane pas des éléments du plan, et semble off. Mais, puisqu’elle parle pendant la scène, c’est bien une voix in, qui rend Cavalier présent physiquement dans le champ comme une part de ce qu’il filme. Reliant le passé des souvenirs et le présent de leur évocation, la voix offre au cinéaste une présence absente, en faisant du plan le prolongement de la conscience tout en l’étirant hors champ. D’où cette étonnante ubiquité : les carnets de 1970, 1971 et 1972 sont filmés, lus ou évoqués avec des images actuelles, de sorte que le fil mémoriel est comme écartelé entre la scène calme du monde et le récit d’un rêve.
Ce flottement est finalement la matière véritable du film :  l’association des images n’est pas la traduction d’un trouble, elle est ce trouble. Mais, loin d’ouvrir à un méta-cinéma enroulé sur lui-même et multipliant les niveaux de lecture, ce vacillement cerne les coordonnées rigoureuses d’un regard sur soi, toujours indirect et chiffré. Car cette élaboration formelle, que  l’analyse fatalement surcharge, s’impose d’abord comme l’expression de la perception la plus simple et la plus directe ; et, si ses effets interrogent les ambiguïtés du point de vue, son expérience vise à ouvrir un espace sensible, où le film trouve sa tonalité élégiaque et sa densité dramatique. Loin d’être une machinerie ou un concept, Irène est avant tout un aveu frontal.
C’est que le temps, objet du film, y est articulé à la culpabilité, et toute l’enquête sur le passé est présentée comme une tentative pour « retrouver le pardon », conjurer le fait que Cavalier voulait se séparer de sa femme, qu’il n’a pas accompagnée le jour de son accident, et qu’il n’a pas vue morte. De là procède la reconstitution fiévreuse de l’instant fatidique dans un décor inchangé et soudain spectral ; de là encore l’idée du film comme souffrance punitive dont les stigmates se lisent sur le corps  fragmenté de Cavalier (crise de goutte, chute dans le métro, zona, mais aussi la trace de l’âge sur son « dernier visage », qu’un miroir affronte dans un plan fulgurant). À terme, la tonalité funèbre contamine le film (les photos sur le bureau de Cavalier) non comme une gangrène accidentelle, mais comme son mot final. Tendances suicidaires, blessure intime, la mort d’Irène est rattachée à un « secret » sinueux, et un plan sur un revolver mène à l’abîme d’une culpabilité globale, sans traces ni preuve, plus spirituelle que juridique.
Sonder ce malaise est tout le travail du film, en un sens presque obstétrical. La stérilité hante en effet le personnage d’Irène, qu’un avortement sauvage a définitivement privée de maternité, et le déroulement du tournage, sans cesse menacé d’impossible  ou de renoncement. Cette insistance referme la boucle thématique du tombeau en traquant, en contrepoint, les signes de la  naissance : une extraction au forceps est mimée, à la Magritte, par un œuf dans la chair rouge d’une pastèque. Ce n’est pas un hasard si c’est le spectacle de sa mère sur son lit de mort qui réveille, par contagion intime, le fantôme d’Irène. Tout se passe comme si le film accouchait de quelque chose qui, loin de rendre au portrait sa clarté native, conduisait à l’approfondis­sement d’un mystère, à l’écho chrétien assourdissant : le pain et le vin, l’ange dans le métro, les registres mêlés de l’érotisme et de la sainteté…
Alors, résurrection des morts ? Il y a bien une magie blanche des images, dont le présent de la vision exhausse à une éternelle vitalité le souffle impalpable de l’enfui. Par là, Irène est plein d’Irène, au moins par l’obsession. Mais il est aussi une magie noire du cinéma, signalée ici par quelques photos d’Irène dont les traits se dissolvent derrière une ombre, un grain épais, comme par impuissance de l’image à retenir le temps sans le figer, ce qui le nie. Le dernier plan, parcourant des objets sur une table qu’un recul de la caméra vient révéler comme une photographie, rappelle, par un tel arrêt du temps, combien le passé demeure incompréhensible, tant le partage entre ce qui est à nous et ce qui ne l’est pas y est aboli. À cet instant, le « parti pris des choses » de Cavalier sonne comme un inquiétant désert. Film dense et cru, pudique et déchirant, Irène, dans sa prononciation heurtée et subtile, dit exactement combien la mémoire est à la fois ce qui nous élargit aux autres et nous referme dans la plus étroite solitude.

« En mourant une seconde fois elle ne se plaint pas de son époux ; elle lui adresse un adieu suprême, qui déjà ne peut  qu’à peine parvenir à ses oreilles et elle retombe à l’abîme d’où elle sortait » (Ovide, Métamorphoses).

Franck Kausch – Positif octobre 2009, n°584


Alain Cavalier croit à son fantôme. Celui d’Irène Tunc, sa femme, morte dans un accident de voiture en janvier 1972. On savait depuis la Rencontre (1996) que Cavalier est un bel artiste de l’évocation maximum avec un minimum de moyens. Toutes ses productions super et autarciques sont réalisées avec une minicaméra et une absence totale d’équipe technique. Irène à cet égard ne fait qu’ajouter un volume d’écriture supplémentaire à son autobiographie filmée. Sauf que pas seulement. L’évocation est aussi une invocation.

Spirite. Guidé par la relecture de deux journaux intimes des années 1970-1972, Cavalier filme comme un spirite fait tourner le guéridon. D’abord en faisant mine de regarder ailleurs, des objets, des paysages, des morceaux de son corps malade (crise de goutte puis zona carabiné), des détails. Mais cette distraction n’était qu’une diversion. Les fragments se rassemblent, dessinent le crayonné cotonneux d’une cohérence. Ce qu’il voulait dire, ce qu’il voulait montrer, tout en se répétant qu’il faut tout de suite arrêter ce film, trouver une sortie de secours. Jusqu’à foncer dans l’impasse consistant à faire revivre et rejouer Irène en confiant son «rôle» à une comédienne. Il renonce mais, comme un mouvement à la fois panique et obstiné, le filmage continue et lui file entre les doigts, faisant soudain surgir au détour d’un plan ensorcelé la silhouette de la «chère disparue».

Cénotaphe. La sidération est encore plus forte quand sa caméra caresse longuement un portrait photographique d’Irène Tunc. Une beauté (elle fut miss France avant de devenir actrice). A force de la scruter, de s’en obséder autant que Cavalier, on croit la voir bouger. D’ailleurs, c’est vrai, c’est du cinéma, elle a bougé, dans notre champ de vision comme dans les souvenirs intimes prudemment dévoilés par Cavalier. Une âme morte est là, a priori toute de bienveillance angélique mais, pas à pas, nettement plus inquiétante. Voilà ce qui est dit, qui suppose une forte dose de courage. Irène n’était pas un ange et Alain non plus. Leur relation érotique fut du genre houleux, à forte fragrance sado-maso. Ce qui relèverait de la confidence gênante si Cavalier ne l’exhaussait. Ce sont des images qui chuchotent à nos oreilles, des sons qui nous parlent. Car Irène est grosse de tant de fictions.

Une femme disparaît, dirait-on. Toute de mystères que l’archéologie de Cavalier, fouilles sur un site antique, va peu à peu ramener à la lumière, quitte à refermer d’urgence son tombeau quand la trouvaille est trop triste. De même pour le récit réitéré des minutes ayant précédé la mort d’Irène, qui est comme une litanie, une transe destinée à fatiguer la douleur. Mais ce ressassement est aussi comme un scénario de film, sosie troublant du dénouement du Mépris de Godard, dont on se dit que Cavalier pourrait un jour le tourner. D’autant plus qu’au moment de la disparition de son épouse, Cavalier avait mis en chantier une fiction avec elle. Désormais, ce cénotaphe existe, il s’appelle Irène.

Comme le narrateur de la Recherche, Cavalier invente son temps retrouvé. Et son cœur bat la chamade pour une bouleversante déclaration d’amour par-delà les vivants et les morts. Il y a une vieille chanson de Julien Clerc qui le dit autrement : «Comme un volcan devenu vieux, mon cœur bat la chamade, la lave tiède de tes yeux coule dans mes veines malades.»

Dans les années 1960, le prénom d’Irène était devenu désuet. Le film qu’Alain Cavalier a ainsi baptisé commence par l’évocation de la mort de la mère du cinéaste, laissant planer un moment le doute sur l’identité de la femme ici pleurée. Puis, le premier des voiles qui entoure le souvenir d’Irène se déchire. C’est bien un deuil que porte Cavalier, celui d’une femme désirée, aimée.
Puisqu’il faut définir les films, Irène – tourné sans acteurs, avec une petite caméra numérique, comme tous les derniers films de l’auteur – sera un documentaire. C’est vrai, les épitaphes, les élégies, les poèmes sont des documents.

Fidèle à la manière qui est la sienne depuis quelques années, Alain Cavalier dispose en un désordre apparent des éléments disparates : plans de lieux jadis traversés par Irène, vides de toute présence, vues des intérieurs que hante le cinéaste au hasard de sa vie quotidienne. Et des cahiers, des agendas qui n’ont pas servi à tenir le registre des rendez-vous mais sont couverts d’une écriture serrée. Un par an, jusqu’à 1972, année de la mort d’Irène.

Le cinéaste lit des extraits de ces journaux et révèle progressivement comment il a connu, aimé et perdu Irène. Cette femme, que l’on a cru un instant vieille, est morte au faîte de sa beauté. Mais il faut attendre très longtemps pour qu’Alain Cavalier nous montre les traits de la disparue, sur une photographie.

Cette révélation vient apaiser une curiosité teintée d’inquiétude, née au long du voyage d’Alain Cavalier au cœur de ses propres ténèbres. Par les mots et par les images, le cinéaste exhume tout ce qui fait cette histoire : le désir, le plaisir, mais aussi la dépression qui accablait la jeune femme et la culpabilité de son amant, incapable de l’en délivrer, culpabilité qui se muait en colère, en agressivité.

Pour évoquer les détails les plus intimes de ces tourments, Cavalier recourt à un art inédit, qui tient à la fois du cinéma et de la sculpture. Des objets de rencontre, oreillers et traversins, fruits, cailloux sont disposés devant la caméra et deviennent une représentation irréfutable et bouleversante d’une histoire d’amour.

Il faudrait écrire bien mieux que ça pour rendre compte de l’émotion qui surgit à la vue de ces objets, tout à coup chargés de désir ou de souffrance. Bien au-delà des soucis de la pudeur et du paraître, Alain Cavalier a trouvé l’expression juste d’une expérience intime qui se gravera dans la mémoire de chacun des spectateurs d’Irène, comme le plus personnel des souvenirs.

Thomas Sotinel