Adapté de Charles Péguy Jeanne d’Arc (1897) et Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910)
Domrémy, 1425. Jeannette n’est pas encore Jeanne d’Arc, mais à 8 ans elle veut déjà bouter les Anglais hors du Royaume de France. Inspirée des écrits de Charles Péguy, la Jeannette de Bruno Dumont revisite les jeunes années d’une future sainte sous forme d’un film musical à la BO électro-pop-rock signée Gautier Serre, alias Igorrr et aux chorégraphies signées Philippe Decouflé.
Quinzaine des réalisateurs 2017
Avec : Jeannette Lise LEPLAT PRUDHOMME • Jeanne Jeanne VOISIN • Hauviette 8 ans Lucile GAUTHIER • Hauviette 13 ans Victoria LEFEBVRE • Mme Gervaise Aline CHARLES • Mme Gervaise Elise CHARLES • Durand Lassois Nicolas LECLAIRE • Jacques d’Arc Gery DE POORTER • Isabeau d’Arc Régine DELALIN • Saint Michel Anaïs RIVIERE
Scénario, réalisation Bruno Dumont • Adapté de Charles Péguy Jeanne d’Arc (1897) et Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc (1910) • Musique originale Igorrr • Co-compositions Nils Cheville, Laure Le Prunenec , Aline Charles, Elise Charles, Anaïs Rivière • Chorégraphies Philippe Decouflé • Assistante chorégraphe Clémence Galliard • Chorégraphies additionnelles : Aline Charles, Elise Charles, Nicolas Leclaire , Victoria Lefebvre, Jeanne Voisin • Image Guillaume Deffontaines AFC • Montage : Bruno Dumont et Basile Belkhiri • Directeur de production Cedric Ettouati • Script Virginie Barbay • Son Philippe Lec oeur • Mixage Emmanuel Croset • Montage son Romain Ozanne • Costumes Alexandra Charles • Coiffure/maquillage Simon Livet • Casting : Clément Morelle • Premier assistant réalisateur Claude Guillouard • Directrice des dialogues Catherine Charrier • Directrice des chants Laure Le Prunenec • Régisseur général Edouard Sueur • Producteurs délégués Jean Bréhat, Rachid Bouchareb, Muriel Merlin • Une coproduction TAOS FILMS – ARTE France – Pictanovo avec le soutien de la Région Hauts-de-France en partenariat avec le CNC – Le Fresnoy Studio national des arts contemporains. avec le soutien de la SACEM. Développé avec le soutien de Cinémage 10 développement – Cofinova Développement 3 – PROCIREP ANGOA
Bruno Dumont
Filmographie
2019 JEANNE
Festival de Cannes 2019 – Sélection Officielle Un Certain Regard
Mention Spéciale du Jury
2018 COINCOIN ET LES Z’INHUMAINS (Série)
Festival de Locarno (2018) – Léopard d’honneur
2016 JEANNETTE, L’ENFANCE DE JEANNE D’ARC
Festival de Cannes (2017) – Quinzaine des Réalisateurs
2016 MA LOUTE
Festival de Cannes (2016) – Compétition officielle
2014 P’TIT QUINQUIN (Série)
Festival de Cannes (2014) – Quinzaine des Réalisateurs
2013 CAMILLE CLAUDEL 1915
Festival de Berlin (2013) – Compétition Officielle
2011 HORS SATAN
Festival de Cannes (2011) – Sélection Officielle Un Certain Regard
2009 HADEWIJCH
Festival de Toronto (2009) – Prix Fipresci de la critique en section “Special Presentation”
2006 FLANDRES
Festival de Cannes (2006) – Grand Prix
2003 TWENTY NINE PALMS
Festival de Venise (2003) – Compétition Officielle
1999 L’HUMANITÉ
Festival de Cannes (1999) – Grand Prix du Jury,
Prix d’interprétation féminine, Prix d’interprétation masculine
1997 LA VIE DE JÉSUS
Prix Jean Vigo (1997)
ENTRETIEN AVEC BRUNO DUMONT
Après vos incursions dans la comédie avec P’TIT QUINQUIN à la
télévision et MA LOUTE au cinéma, vous avez décidé de vous lancer dans
un film musical avec JEANNETTE, L’ENFANCE DE JEANNE D’ARC, pourquoi ?
Très simplement pour tenter une aventure nouvelle dans un cinéma pour moi jusque-là inexploré : le film musical.
Tout un chacun sait combien la musique peut communément avoir une force
d’expression intense, infinie, bouleversante… et si instantanée que,
non sans la jalouser, il me paraissait fructueux de lui donner cette
fois la part prépondérante dans un film… Péguy est venu aussitôt
après, pour ses mélanges fulgurants de prose et de vers pour le genre et
le style, et sa Jeanne d’Arc pour l’intrigue, mais avec cette réserve :
si la poésie littéraire est la pointe même de l’art, elle est
aujourd’hui, dans son état, impossible parce qu’obscure, secrète,
inaudible… bref, interdite. Nous savons bien que la poésie est la
fleur de la littérature, pourtant elle est nulle part, nous la gardons
secrète pour ne pas dire que nous l’avons mise au rebut de notre
modernité. Sans doute cette rose a beaucoup d’épines et la difficulté
naturelle du genre poétique l’aura rendue – au tout automatique du
contemporain – désuète.
Comment sortir d’un tel dilemme ? Comment rendre tout l’or de Péguy à
notre temps et à tous, à notre faim, à notre belle jeunesse et face à
une telle insensibilité ?
Sans la musique, notoirement, la poésie pourrait, la plupart du temps,
rester lettre morte. Tant esseulée elle paraît si perdue et difficile.
Dans son histoire jusqu’à aujourd’hui, la musique – Mystère, chanson,
polyphonie, musique vocale, opéra, rock, variété, électronique – aura
toujours si bien rendu la poésie qu’on peut bien penser qu’elle la porte
au fond naturellement, qu’elle est son chant, et que sans elle la
poésie est ainsi comme en souffrance et inexprimée. Je ne suis même pas
loin de penser qu’il en est de même de tous les arts qui, sous leurs
aspects respectifs, représentent de la même façon la poésie et la
propulsent hors de sa clôture dans le monde. Jamais je ne me serais donc
lancé dans Péguy – la poésie vertigineuse notamment de sa Jeanne d’Arc –
si je n’avais trouvé, en plus des armes du puissant théâtre du cinéma,
le renfort d’un autre art pour ainsi rendre ses vers et sa prose. Ainsi
la musique fut d’évidence comme l’éclair, capable de donner au texte la
poussée et le souffle : à elle, la partition ; à Péguy, le livret … Un
opéra cinématographique fut ainsi inventé !
JEANNETTE, L’ENFANCE DE JEANNE D’ARC raconte la jeunesse de
Jeanne d’Arc quand celle-ci n’est pas encore la combattante et la
martyre que l’on connaît. Comment vous
est venue l’idée de revisiter cette figure historique qui a déjà
inspiré de nombreux cinéastes de Dreyer à Besson en passant par Bresson
et Preminger ?
Jeanne d’Arc, comme l’écrit Bernanos, c’est « la merveille des
merveilles ». Elle est la figure principale de la mythologie française
parce que jamais une femme n’aura autant aimé la France (occupée là, au
beau milieu de la guerre de Cent ans par les Anglais) et jamais la
France n’aura été autant aimée.
À la manière d’un Saint Augustin ça se résumerait ainsi : si on ne me demande pas ce que c’est que la France, je le sais… si on me le demande, je ne le sais plus… Si difficile à exprimer ce qu’est son pays tandis que nous le ressentons, au fond, si parfaitement bien et comment la France nous tourmente quand elle est elle-même tourmentée. La question actuelle de l’identité française ne nous laisse-t-elle pas aujourd’hui irrésolu, voir sens dessus dessous ? Jeanne d’Arc répond facilement à cette question si profonde et sous les simples traits de son existence. Raconter la vie de Jeanne d’Arc, c’est dire et faire entendre ce qu’est la France, tout simplement.
Jeanne d’Arc, disait Barrès, c’est le miracle de la réconciliation nationale. Tous les Français – royalistes, populistes, nationalistes, socialistes, agnostiques, dévots… – y trouveraient leur compte tant la figure de Jeanne est celle de la totalité des idéaux et des sensibilités françaises rassemblés et couvre à elleseule toute cette diversité et ses contradictions intestines. Fille du peuple vouée à la misère et aux malheurs des siens, meurtrie autant par l’occupation du royaume de France par les Anglais que par l’absence du Dauphin sur le trône, âme tourmentéepar la damnation divine et l’iniquité de la Grâce, élue par Dieu, guerrière, aimée puis abandonnée par le roi, condamnée par l’Église puis canonisée par elle, sainte laïque dira d’elle Michelet, aimée par Jaurès, martyre, elle aura tout traversé, à tous sens, au plus bas, comme au plus haut et pour tous.
Jeanne puise ainsi dans la France comme jamais, d’où sa mystique proprement dite, à embrasser ainsi d’un trait et sous sa seule figure, la totalité de l’infinie multitude française.
Autant Jeanne d’Arc, sainte et guerrière, aura été bien rebattue par le cinéma – un nombre incalculable de films – autant sa jeunesse proprement dite nous est peu connue. Pourtant les héros ne nous «éclairent»-ils pas davantage dans les ombres de leur « luminosité » et dans les menus détails et contrastes de leur mythologie ? J’avais déjà filmé Camille Claudel dans l’ordinaire de quelques journées à l’attente et la visite de son frère Paul alors qu’elle a passé presque trente années abandonnée dans un asile d’aliénés… Aussi, je recherchais cette Jeanne : petite, dormante et « commençante ».
Péguy dans Domrémy – la première partie de sa pièce de théâtre Jeanne d’Arc qu’il écrivit à 23 ans – raconte ainsi l’enfance et la jeunesse de Jeannette jusqu’à son départ pour délivrer Orléans. En 1910, à 37 ans, il écrit Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, oeuvre plus lyrique et poétique, tout à l’oeuvre du même laps de temps de la jeunesse de Jeanne d’Arc. JEANNETTE, L’ENFANCE DE JEANNE D’ARC est l’adaptation cinématographique de la pièce et du poème du Mystère : ainsi, JEANNETTE, L’ENFANCE DE JEANNE D’ARC finit là où tous les autres films sur Jeanne d’Arc débutent. Le film est consacré à l’éveil de Jeannette, dormante et «commençante», à sa vocation spirituelle et guerrière.
Le film est scindé en deux parties distinctes : l’enfance et l’adolescence. Comment s’est construit le récit ?
Dans la pièce, Jeannette a treize ans puis seize ans quand elle quitte
Domrémy. Cherchant une comédienne de cet âge moyen, j’ai assez vite
trouvé l’actrice non professionnelle qui joue Jeanne. Elle avait treize
ans mais je la trouvais déjà bien grande pour y puiser le petit coeur
naissant de Jeannette. Aussi ai-je cherché plus jeune, pour trouver une
petite demoiselle de 8 ans qui m’apparut à la bonne taille, de corps et
d’âme, pour y puiser
et nous donner à voir enfin l’enfance. L’enfance, c’est le sujet de
prédilection de Péguy : « Nous sommes ces enfants d’avant douze ans »
écrivait-il. Aussi avec ces deux Jeannette, jeune et plus grande, je
pouvais mieux aller au récit de cette longue germination de la vocation
de Jeannette – que Jules Michelet voit durer cinq bonnes années – de ses
premières voix à son départ de Domrémy.
Quels ont été vos critères pour choisir vos deux jeunes comédiennes qui interprètent Jeannette ?
Les comédiennes sont toutes des environs de Calais et de
Boulogne-sur-mer, soit des alentours du décor, toutes non
professionnelles (pour y trouver la part que je n’ai pas, la leur, et
sans laquelle il n’y aurait pas l’enracinement profond pour
les personnages qu’elles deviennent) ; elles ont été recrutées sur ces
bases d’âges et leur capacité à chanter et danser. Je les ai choisies
sur des improvisations puis des premiers essais chantés de passages du
texte de Péguy. Si la petite était inexpérimentée de tout et était à ce
titre bien au coeur de l’innocence de l’enfance que je recherchais, la
plus grande prenait déjà des cours de danse et chantait à ses loisirs.
Mon travail a toujours été double, il est une sorte de palinodie :
mettre des acteurs dans les actions des personnages pour y recueillir,
corps et âmes, les multiples naissances de leur éveil… mais non sans
les contraintes de cadres, de dialogues, de scénario et de direction
d’acteurs : ici l’oeuvre de Péguy, les directions musicales et
chorégraphiques, il n’en fut pas autrement pour que toute la mise en
scène vienne y cueillir les fruits.
Qui sont les autres personnages que Jeannette croise à l’écran ?
Hauviette : l’amie de Jeannette, une autre petite actrice de 8 ans, une
belle voix, découverte aussi dans le casting de Jeannette. Elle est
naturellement plus disciplinée que l’actrice jouant la petite
Jeannette, sauvage et primesautière.
Hauviette grande : une jeune fille de Calais, bonne chanteuse et danseuse, contorsionniste naturelle.
Madame Gervaise : le hasard a voulu que je découvre vite ces deux
jumelles. À ma première demande de composer un air sur un dialogue de
Péguy pour les tester… Elles m’auront tout de suite bouleversé par leur
talent pour que je leur confie quasiment la composition de tous les airs
chantés par les personnages du film. Ne voulant pas les séparer, Madame
Gervaise joue double !
Durand Lassois : un vrai rappeur de Calais. Il aura composé aussi la
plupart de ses airs comme les chorégraphies enlevées qui lui sont
propres.
Le père de Jeanne : un vrai chanteur d’opérette de Calais, à la retraite !
La mère, les frères, les gamins : des gens du pays.
Le genre musical dans lequel s’inscrit JEANNETTE, L’ENFANCE DE JEANNE D’ARC a-t-il changé votre manière de travailler ?
Le film musical a une mise en scène qui lui est propre. La continuité
musicale et lyrique ne fait pas bon ménage avec la discontinuité du
découpage cinématographique des plans.
La nécessité rythmique de cadres variés aura ainsi toujours fragmenté
les chorégraphies et les chansons, aussi, seul un storyboard précis
pouvait assurer cette découpe. Nous pouvions alors, sans chronologie,
travailler par axes et par cadres, pour retomber sur nos pieds au
montage.
Ce désordre me plaît beaucoup, même pour un tournage de films
traditionnels et pour qui veut se défaire de l’attendu et du convenu de
toute chronologie, toujours mère du conventionnel. Le montage est
inventif de tout ce faux tumulte.
Pourquoi choisir une
musique électro pop ? Du coup, comment s’est déroulée votre
collaboration avec Igorrr auquel vous confiez la partie musicale du film
?
Je ne voulais pas d’une musique assommante à laquelle Péguy pourrait
même donner à penser : les errances de la musique dite contemporaine me
sortent pas les oreilles. Disons que pour moi après Fauré viennent Brel
et les Rolling Stones et tout continue bien jusqu’à Igorrr par exemple,
multi-instrumentiste électroexpérimental qui peut en une seconde passer
de Scarlatti au heavy-metal.
L’énergie furieuse de la musique électronique et les grandes oeuvres
psychédéliques qu’elle peut produire de nos jours m’avaient depuis
longtemps préparé à faire un tel choix pour me convaincre de son
registre pour sortir Péguy de sa nasse et le porter aux stances
paroxystiques dont lui-même était à sa façon le précurseur. Péguy et
Igorrr : même combat ! Me restait à convaincre l’intéressé, tout à sa
propre musique, fort éloignée d’un tel projet et du bonhomme.
La seule réserve que je pouvais avoir avec Igorrr n’était sûrement pas
la puissance démesurée et hétéroclite de ses compositions, mais
l’absence de mélodie pour les paroles dont je pressentais la nécessité
pour le rendu des dialogues de Péguy.
Aussi l’idée m’est venue de ne pas confier à Igorrr la composition des
mélodies, les airs des paroles, pour les donner plutôt à composer
directement aux actrices et surtout aux soeurs jumelles interprétant
Madame Gervaise, dont j’avais apprécié les mélodies très pop, comme à
une autre jeune fille rencontrée aux casting – qui interprète l’archange
Saint Michel – et qui composa certaines chansons de Jeanne. Ainsi tous
les textesdialogués du film furent d’abord composés a capella par ces
dernières et ainsi davantage sur la base de leurs ressources, soit celle
de la variété et de la pop française et anglo-saxonne qui les
inspiraient.
Cette couleur très variété des compositions me paraissait aussi
indispensable pour contrarier la pente naturelle de la musique d’Igorrr,
par trop expérimentale, pouvait aussi tomber dans son travers. Si
JEANNETT E, L’ENFANCE DE JEANNE D’ARC devait être détonante, elle devait
aussi être émouvante et allait sans crainte au registre populaire des
chansons sentimentales puisqu’elles seraient elles-mêmes contrebalancées
aussi bien par Igorrr que par le style répétitif et halluciné de Péguy.
L’orchestration générale était ainsi fort balancée avec toute la
dynamique de courants et de genres si opposés. Rendre Péguy accessible
nécessitait donc quelques aménagements avec mon partenaire musical qui
s’en accommoda si bien que, recevant les mélodies vocales il composa sur
elles leurs parties instrumentales. Ce procédé fut très fructueux pour
produire les chants et les musiques que l’on entend au final dans
JEANNETT E, L’ENFANCE DE JEANNE D’ARC, non sans aller-retour entre les
chanteuses, les compositrices et Igorrr pour des ajustements mélodiques
et rythmiques avec sa partie instrumentale. Igorrr composa ainsi au
final toutes les parties instrumentales et chorales sous ces
contraintes, non sans celles du texte de Péguy lui-même.
Avez-vous pu ou dû prendre des libertés avec le texte de Charles Péguy ?
Tous les chants et les dialogues sont de Péguy. Le film commence sur le
texte du Mystère de la Charité, puis prend le chemin de la pièce de
théâtre avec l’arrivée d’Hauviette jusqu’à la fin, hormis quelques
passages du Mystère sur la venue de Madame Gervaise. Tous les dialogues
sont strictement issus des textes de Péguy, in extenso. Quelques coupes
ont été faites par la nécessité des soustractions du montage. Quelques
phrases ont été coupées pour les besoins de la mélodie ou du rythme.
Tous, actrices et acteurs, ont appris par coeur le texte avec une
répétitrice des textes, et appris leur mélodie avec une répétitrice des
chants, chanteuse d’Igorrr qui a également composé les airs de quelques
chansons.
La plupart des films musicaux ne sont pas
tournés en son direct. Comment avez-vous fait ici ? Vos comédiens ontils
chanté devant votre caméra en direct sur la musique d’Igorrr ?
Il était hors de question de procéder, comme la plupart des comédies
musicales, en playback. Le son direct que j’emploie dans tous mes films –
sans y déroger – est un rendu absolu pour y capter toutes les pépites
des ambiances naturelles et des altérations véritables de la voix dans
les actions traversées. C’est une petite part sacrée de réalité dans
tout le faux et l’artifice qu’est le cinéma et en vue de la
mystification qu’ildéploie nécessairement à son oeuvre de
transfiguration. Le son direct est le marbre naturel avec lequel on
modèle et on sculpte. L’artifice et la sophistication d’un playback ou
d’une post-synchronisation rendent cette récolte impossible. À
maconnaissance, seuls Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, dans Moïse
et Aaron, ont tourné un film musical en son direct.
Avec mon équipe nous avons réfléchi à comment faire une prise de son
des voix en direct alors que la musique préenregistrée ne pouvait donc –
pour cette même raison – être diffusée sur le plateau. Idem, comment
découper des images et des sons pourles besoins rythmiques du montage,
sans altérer la continuité naturelle du jeu, des textes des actrices et
de la musique ? Toutl’art du cinéma étant de créer une continuité de la
discontinuité, celle-ci, quoique singulière, s’avéra féconde.
Ayant déjà l’habitude de tourner avec des oreillettes souffleuses du
dialogue, nous avons décidé de diffuser la musique de cette manière.
L’actrice chante comme a capella sur le plateau alors qu’elle entend la
musique à l’oreillette, permettant ainsi de faire une prise de son
direct de la voix seule et chantante, ainsi que de l’ambiance.
Les chansons sont découpées dans des plans et des axes où elles sont à
chaque fois relancées et reprises, selon le storyboard et sans jamais
contrarier le bien-fondé de cette découpe continuelle, supportant de la
même façon le découpage naturel des besoins du plan de travail,
éparpillant les plans d’une même séquence parfois d’unjour à l’autre
suivant les aléas de toutes productions de film. Ce n’est qu’au montage
que la musique des chants est posée et où tout se retrouve par cet «
enchantement ».
Philippe Decouflé a signé les
chorégraphies de JEANNETTE, L’ENFANCE DE JEANNE D’ARC. C’est un artiste
moderne dont l’imaginaire est a priori très éloigné du monde de
Jeannette. Comment avez-vous travaillé ensemble ?
L’imaginaire d’Igorrr et de Decouflé sont à des années-lumière.
L’éloignement est bon surtout s’il serapproche. Philippe Decouflé a
travaillé d’une façon assez similaire à celle d’Igorr. Surtout que
chacun ne fasse pas ce qu’il sait faire par ailleurs, mais que chacun
fasse du Jeannette. C’est ce qu’ils ont accepté tous les deux, sans
prendre forcément, au début, la mesure de ce que cela entendait. Leur
circonspection eut toujours du bon.
Philippe Decouflé est intervenu, plus tard, une fois que nous avions
achevé les chants et les musiques avec Igorrr pour aborder en quelques
sortes les terminaisons de la chorégraphie. Il dût vite se rendre à
l’évidence des possibilités chorégraphiques de toutes les actrices et
renoncer à toute création proprement dite puis, découvrant les ressorts
de chacune, composer à partir de leurs propres grâces. Les contraintes
sont fortes, mais pour qui sait les vouloir, les possibilités sont
grandes. Aussi après avoir considéré de quoi chacun est capable a-t-il
conçu des figures, fort de leur chant et de la musique.
Si les danses de Jeannette sont pour le moins commençantes, celles de
Jeanne, déjà danseuse, montrent des portées de grâce bien à l’expression
des progrès de l’élévation de l’élue.
Tous ces manques d’être, dans les chants et les danses, ne sont ainsi
pas des défauts, des faiblesses, ce sont des forces, parce que et selon
Péguy, l’éternité se joue dans le temps présent, un temps précisément
organique, un temps « se-faisant », destructeur, maladroit, érodant,
corrosif même. Ainsi Jeanne d’Arc naît-elle de la sorte sous nos yeux :
Jeannette, dormante et commençante, toute tremblante et frêle au sortir
de Domremy… pour être ce qu’elle deviendra et tout aussi élevée
qu’elle fut. La fragilité de Jeannette c’est celle de l’enfance, le sang
bouillant et montant de la Jeanne d’Arc. La voix et tout le corps des
interprètes ne devaient pas dire autre chose, devenir Jeanne d’Arc,
éclore dans l’humaine et fugace condition.
Avez-vous beaucoup répété avec vos comédiens ?
Comme jamais. Il y a eu beaucoup de répétitions des textes et des
chants parce que les actrices devaient maîtriser tous leurs textes –
parfois fort difficiles – et pour des plans parfois longs c’est-à-dire
sans ressources possibles. La maîtrise du chant mélodique passait elle
aussi par de longues séances de répétitions et de mémorisation.
Dans le film, Jeannette est une petite fille qui entre littéralement en sidération. Comment fait-on pour filmer cela ?
Le cinéma conjugue tout un lot de moyens d’expressions propres qui,
parfaitement ajustés, sait normalement atteindre ce à quoi il tend.
Le temporel par exemple, bien filmé, est fort capable de se faire
montre de l’éternité, ou pas loin. Un petit ruisseau peut suffire.
L’éternité y coule, faut-il le donner à voir pour que, par le jeu
naturel des équivalences et des proportions, tout d’un coup, le
spectateur le voit. L’apparition n’a pas lieu dans le plan
cinématographique – où le grandiose est banni – mais dans le coeur du
spectateur où coule le ruisseau éternel.
Ainsi le cinéma se cantonne-t-il à l’ordre ordinaire des êtres des
choses pour ne jamais interférer avec cette puissance du regard inouï du
spectateur versé à ces images incantatoires et analogiques. Cette
transfiguration poétique laisse à penser que le réel est bien un grand
corps mystique où tout se coudoie et que seul l’art le voit.
Le
film est aussi marqué par l’irruption du sacré au beau milieu de la
nature sauvage. Comment avez-vous procédé pour capter cela de manière si
franche ?
« Car le surnaturel est lui-même charnel
Et I’arbre de la grâce est raciné profond
Et l’éternité même est dans le temporel
Et le temps est lui-même un temps intemporel » Péguy
Le sentiment mystique est cette intuition de l’unité mystérieuse du
monde et de tout. On ne filme pas vainement, on filme un monde et des
êtres déjà reliés et unis. Le cinéma est ainsi possible parce que la
chose filmée est déjà jointe, connectée – naturellement – à autre chose
qu’elle-même (le monde) et est en relation avec un au-delà (d’elle-même)
dont elle est autant la ramification que la germination voir la
terminaison. Filmer le sachant. Je filme ainsi toujours une chose en vue
d’une autre qui m’est inaccessible. Curieusement, le cinéma doit aller
par ce chemin détourné. Sinon, tout se tait et le cinéma est vain.
Aviez-vous des références artistiques et picturales précises ?
Les seules références furent celles de Péguy. Ce fut la nourriture
longue et principale pour rendre au mieux la pucelle. Péguy, je suis
impressionné par son style, sa peinture, ses répétitions, ses
sidérations, ses cadences, ses tournures, sa musicalité, ses fracas de
mots, leurs sonorités, leurs échos. Sa philosophie, celle qui sous-tend
son travail littéraire, est une intuition tellement fulgurante et
combien juste de la nature moléculaire des êtres et des choses qu’elle
rend pantois.
Dire que seul vaut le temps présent, dire que tout y culmine, dire que
chacun y a son poids et sa pesée. Dire que chacun reste pour une part
imprévisible, insondable, et que chacun ne vaut que par ce qu’ilfait.
Dire le rejet du Progrès de l’histoire et de toutes ses lunes sur
lesquelles se ruent tous ceux qui toujours veulent ajourner le présent
pour des lendemains qui chanteraient. Dire que le progrès n’est pas
inéluctable. Dire que toute mystique dégénère en politique. Dire son
désir éperdu de l’altérité – vouloir que le même ne soit jamais l’autre –
ce goût de la différence et d’autrui (dont la pensée égalitaire
contemporaine aura tant inversé le sens et éreinté les hiérarchies
naturelles). Dire et faire la critique du socialisme, du scientisme, du
catholicisme, de toute pensée conservatrice, et de tout ce qui rompt
ainsi la mystique naturelle de l’existence humaine, dire son rejet de
l’habitude, dire son amour éperdu de l’enfance.
Une philosophie qui aura fait de la poésie une connaissance : la seule
vraie connaissance des êtres et des choses pour en avoir saisi la
substance et les tensions infimes (le tumulte naturel de tout ce qui
existe où les contraires savent coïncider et que la raison est bien
malhabile à cerner.)
À sa poésie, le cinéma ne sait ni ne doit dire autre chose et si bien
que nous y satisferons nos vénérations profondes et toutes nos
superstitions. Le religieux aura ainsi enfin regagné l’art et son
théâtre, alors que ce sont ceux-là même qui l’avaient pondu. Péguy n’en
fut pas loin, à se libérer de la croyance religieuse, de confondre
pourtant encore, comme sa Jeanne, les voix de son coeur avec les voix du
ciel.
Est-il encore, Péguy, de tous ces écrivains croyant en Dieu qui, à leur
corps défendants, à l’oeuvre de la littérature et de la poésie, étaient
déjà au dévoilement de la mystification religieuse, pour avoir ainsi
remis l’au-delà à sa fiction.
Sans crier gare, les artistes chrétiens sont ceuxlà mêmes qui auront
révélé la fiction primitive de la religion, c’est à dire sa toute
poésie, la toute puissance de la représentation artistique qui est la
transfiguration de la Vérité. Vérité qui n’a d’autre moyen d’apparaître
que sous les dehors de cette poésie et dont le religieux n’est pas autre
chose. Si ce n’est d’avoir soustrait la portée de la poésie et sa
catharsis… dans le réel, de faire croire à sa réalité, brisant
l’imaginaire pour le comble.
À rendre le surnaturel réel, le mal absolu fut fait et empoisonna le
monde : la poésie réduite à néant et la superstition y aura fait son nid
et sortit ses crocs. Tout le reste aura suivi, aliénant l’esprit de
l’homme pour des siècles et dont il reste surprenant de constater que
même la modernité ne l’aura pas vaincu. À regagner son théâtre, la
religion retrouve sa fonction, la poésie qu’elle est ; l’homme s’y
émancipe alors sans perdre la satisfaction de ses besoins spirituels. La
civilisation croît, l’homme se libère du religieux et de son joug pour
s’accroître aux élévations de la poésie et de sa mystique. À son
théâtre, la religion est à son summum. Nous y purgeons sincèrement nos
âmes en nous perfectionnant au dénouement des drames et au branle-bas
des comédies.
Le cinéma est le lieu naturel du surnaturel où nous pouvons satisfaire
toutes nos vénérations, remisant enfin notresuperstition naturelle aux
cieux cinématographiques.
Vous avez tourné dans le Nord.
Comment avez-vous transposé l’univers de Jeannette qui est née et a
grandi en Lorraine, dans votre région de prédilection ?
Parce que cela n’a aucune espèce d’importance ; l’importance est plus
de croire à ce que l’on voit plutôt qu’à avoir sous les yeux la réalité
qui n’est pas pour autant plus capable d’y parvenir. Tout est
transposition, tout est transfiguration.
Jeannette ne marche pas dans la Meuse, elle marche dans notre
imaginaire. Pour y marcher, il faut bien la voir marcher quelque part et
dans son soit-disant ruisseau. Et voilà ce que fait le cinéma. Tout est
secondaire au fond : le décor, les acteurs, le scénario….ce qui
compte c’est l’accordement de tout cela.
Le cinéma est une bonne mystification qui fait l’assemblage. Le cinéma
nous mystifie à raison et nous le savons bien : c’est du cinéma. Cela ne
diminue en rien la sincérité desémotions que nous y vivons, bien au
contraire. La purgationse fait tout autant puisque nous y croyons
sincèrement, pour de vrai, comme du vrai et sous la protection
bienveillante et émancipatrice de sa fiction où nos superstitions
trouvent leur compte.
C’est l’accord mystérieux de l’ensemble qui fait la bascule et sa
transfiguration prodigieuse en une illumination, celle d’une vérité
radieuse. Non pas sur l’écran, mais par lui, dans le coeur du
spectateur. Le spectateur de cinéma est ainsi le coeur même de
l’ouvrage. Voilà pourquoi si souvent, à son attention, Jeannette le
regarde.