Film soutenu

Jeunesse (Le Printemps)

Wang Bing

Distribution : Les Acacias

Date de sortie : 03/01/2024

France / Luxembourg / Pays-Bas - 2023 - 3h35

Zhili, à 150 km de Shanghai. Dans cette cité dédiée à la confection textile, les jeunes affluent de toutes les régions rurales traversées par le fleuve Yangtze. Ils ont 20 ans, partagent les dortoirs, mangent dans les coursives. Ils travaillent sans relâche pour pouvoir un jour élever un enfant, s’acheter une maison ou monter leur propre atelier. Entre eux, les amitiés et les liaisons amoureuses se nouent et se dénouent au gré des saisons, des faillites et des pressions familiales.

Compétition officielle – Festival de Cannes 2023

Réalisation WANG BING • Image MAEDA YOSHITAKA, SHAN XIAOHUI, SONG YANG, LIU XIANHUI, DING BIHAN, WANG BING • Montage DOMINIQUE AUVRAY, XU BINGYUAN, LIYO GONG • Son RANKO PAUKOVIC • Producteurs SONIA BUCHMAN, MAO HUI, NICOLAS R. DE LA MOTHE, VINCENT WANG • Productrice exécutive WANG YANG • Coproducteurs GILLES CHANIAL, DENIS VASLIN, FLEUR KNOPPERTS, WANG JIA, QIAO CUI • Produit par HOUSE ON FIRE, GLADYS GLOVER & CS PRODUCTION • En coproduction avec ARTE FRANCE CINÉMA, LES FILMS FAUVES, VOLYA FILMS, EASTERN-LION AND CULTURE MEDIA CO., LTD, BEIJING CONTEMPORARY ART FOUNDATION, LE FRESNOY – STUDIO NATIONAL DES ARTS CONTEMPORAINS

Wang Bing

WANG Bing est né en 1967 à Xi’an. Il a étudié la photographie aux Beaux-Arts de Shenyang, la ville industrielle que, des années plus tard, il filme dans À l’Ouest des rails. Après les Beaux-Arts, il est admis à l’Académie de cinéma ; il découvre les films d’Antonioni, Bergman, Pasolini, et voue une admiration particulière à Andreï Tarkovski. Au cours des années 1990, il gagne sa vie en tant que cadreur, assistant, cameraman. Le système du cinéma et de la télévision ne lui convient pas. Il se rend compte qu’il ne peut pas y évoluer. Il décide d’en sortir et de produire ses propres films.
En 2002, il réalise À l’Ouest des rails, documentaire de neuf heures consacré à la fin d’une immense zone industrielle en Chine. Une première version de cinq heures est montrée au festival de Berlin en 2003. La version définitive, en trois parties, est projetée au festival de Rotterdam et distribuée en France en 2004. Ce film est aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre, emblématique de l’avènement du numérique. Il ne cesse ensuite de travailler de la même façon, clandestinement et en s’attachant à des sujets pour le moins difficiles : la répression « anti-droitière » (Fengming, Chronique d’une femme chinoise et Le Fossé), l’extrême pauvreté (L’Homme sans nom et Les Trois soeurs du Yunnan), la vie au sein d’un hôpital psychiatrique (À la folie).
En avril et mai 2014, le Centre Pompidou lui consacre une ambitieuse exposition. Le dispositif, fruit d’une collaboration entre le Centre et l’artiste, rend compte de la polyphonie du travail de Wang Bing : rétrospective intégrale en salles de cinéma, présentation de films inédits sous forme d’installation et, pour la première fois, exposition de son travail photographique.
En 2017, il remporte le Léopard d’or du festival de Locarno pour Madame Fang. Les Âmes mortes est présenté hors compétition au Festival de Cannes 2018.
En 2021, le BAL lui consacre une nouvelle exposition, L’œil qui marche, et la Cinémathèque française une rétrospective.
En 2023, le Festival de Cannes présente deux nouveaux films du cinéaste en sélection officielle : Jeunesse (Le Printemps) en compétition, et Man in Black en séance spéciale.


ENTRETIEN AVEC WANG BING

Jeunesse est un film que vous portez depuis longtemps, dont « Le printemps » n’est que la première partie. Quelle était l’idée initiale ? Qu’est-ce qui explique l’ampleur d’une telle saga ?

Au début de ma carrière, après avoir tourné À l’Ouest des rails dans un grand complexe industriel du nord est de la Chine, je suis parti filmer dans d’autres régions comme le nord-ouest pour Le Fossé, ou le sud-ouest pour Les Trois Soeurs du Yunnan. J’ai ensuite commencé, sans projet bien concret, à penser à la région de Shanghai. Grâce à des contacts noués avec quelques jeunes pendant le tournage d’Argent amer, je suis arrivé à Zhili, cette ville consacrée à la confection textile. C’était la première fois que je parcourais vraiment le delta du Yangtsé et toute la région autour de Shanghai. J’ai voulu comprendre les spécificités de cette région et je me suis mis à filmer les scènes qui constituent cette première partie de Jeunesse. Mais il y avait beaucoup d’obstacles. Je viens du nord, je ne connaissais pas leur dialecte, et nouer des relations était difficile. Tout était différent : la façon de vivre, d’échanger, de communiquer. J’ai compris que d’y tourner un documentaire me demanderait beaucoup plus de temps qu’auparavant. Je me suis donc installé dans la région de Shanghai.
À Zhili, où je ne connaissais personne, j’ai trouvé une véritable jungle d’ateliers distribués le long de ruelles en damiers. Cette ville se trouve à une soixantaine de kilomètres seulement de Suzhou, une ville historique très connue où j’avais des contacts. C’est par l’entremise d’un ami poète que j’ai commencé à rencontrer des personnes habitant Zhili, notamment des petits patrons d’atelier. De proche en proche, je suis parvenu à circuler plus ou moins librement dans Zhili. Je pouvais entrer et sortir dans les ateliers et les résidences sans que cela pose le moindre problème et sans qu’on me pose la moindre question. Il y a près de vingt mille ateliers et un nombre de rues incalculables. Au début, je n’avais même pas réfléchi à la longueur possible du tournage ou du film qui en résulterait. J’avais assez de budget pour travailler pendant six mois, mais la densité de ce que je filmais était telle que j’ai continué pendant plusieurs années. Le tournage s’est finalement étendu de 2014 à 2019. J’ai accumulé 2600 heures de rushes, qui comprennent un nombre considérable de personnages. En 2018, on a commencé à organiser un peu le matériau, et au printemps 2019 j’ai décidé que j’avais suffisamment tourné et qu’était venu le temps du montage proprement dit. Puis le Covid a tout interrompu et ce n’est qu’à mon retour à Paris, en 2021, que j’ai enfin pu m’y mettre sérieusement.

Même si je ne savais pas encore quel film j’allais faire, j’avais compris dès 2015 que je voulais situer son épicentre à Zhili et rayonner à partir de là. Je voulais aussi accompagner mes personnages dans leur retour à leur domicile, parfois pour les filmer, parfois juste pour prendre des vacances avec eux, ce qui impliquait de remonter le Yangtsé parfois sur mille ou deux mille kilomètres. Ces voyages m’ont vraiment aidé à comprendre la vie du bassin du Yangtsé et des gens qui habitent tout le long du fleuve. Si la fabrication de ce film peut sembler très longue, ce n’est pas seulement parce que j’ai beaucoup filmé, mais aussi parce qu’il m’a fallu du temps pour comprendre la mentalité et le mode de vie d’une région qui m’était étrangère.

Jeunesse (Le printemps) se déroule entièrement à Zhili, et se termine avec le retour de quelques personnages dans leur village. Y-a-t-il également une unité de temps ?

Il faut savoir que le marché de la confection et de l’habillement est un marché saisonnier. Le plus souvent, il y a une pause ou un arrêt total de la confection entre fin février et juin, et le travail reprend en juillet. C’est un peu comme les deux grands semestres de la vie étudiante. On a donc filmé dans un premier temps de septembre 2014 à juin 2015. À la fin de cette première partie, Le printemps, la saison est finie et les ouvriers rentrent chez eux.

Toute la production textile en Chine se déroule t- elle comme on peut le voir à Zhili, ou cette ville présentait-elle des particularités ?

Avant d’arriver à Zhili, j’ai parcouru d’autres zones de la région du delta du Yangtsé. La taille et l’organisation des ateliers de confection que j’ai pu voir étaient assez variables. Les gens travaillent parfois dans de très grosses usines, parfois dans de petites unités, voire chez eux. À Suzhou par exemple, ce sont essentiellement de grandes usines ultra surveillées où il n’y a pas moyen de tourner. Zhili n’est pas moins vaste – 300 000 ouvriers migrants y viennent chaque année – mais se fragmente en milliers de petites unités, des entreprises familiales ou individuelles où les patrons gèrent seuls leurs affaires. En conséquence, la structure de surveillance et de management est aussi dispersée, ce qui rend l’accès beaucoup plus facile pour un documentariste.

Comment avez-vous trouvé l’atmosphère de ces ateliers ?

L’ambiance se ressemble fortement d’un atelier à l’autre. Ce sont des entreprises privées. Les horaires de travail sont extrêmement longs, de 8h à 23h, avec une heure de pause à midi et une heure pour le repas du soir. Le reste du temps est occupé à travailler. Les ouvriers sont rémunérés à la pièce et payés tous les six mois. Le problème, c’est que tu commences à travailler sur une série d’articles donnés, mais tu ne sais pas combien tu seras payé ; ce n’est qu’à la fin que tu découvres ce que tu as gagné. Mais ce qui caractérise cette industrie, notamment à Zhili, c’est qu’elle ne s’appuie pas sur un investissement public de l’État. Tout est financé par des particuliers qui s’associent et se soutiennent mutuellement. C’est donc une industrie qui puise ses racines dans la population à la différence des autres industries chinoises. Cela vaut vraiment la peine qu’on s’y intéresse. En général, pour monter une affaire, il faut un capital, un local, des ouvriers, payer des impôts et des taxes administratives. Ce n’est pas le cas à Zhili : elle se monte en une journée. Le matin, tu cherches un local et tu peux signer tout de suite ; tu mets une affiche disant que tu as besoin de quinze ouvriers, et tout le reste, tous les autres éléments dont tu as besoin, les matériaux, le tissu, les équipements, sont disponibles dans les environs. Les acheteurs viennent s’adresser directement à ta porte, et le soir même, les produits finis sont emballés dans des ballots et partent par convois spéciaux dans toutes les régions de la Chine. C’est un secteur industriel qui ne se limite pas à la production de vêtements proprement dite, car il génère toutes sortes d’activités connexes comme le transport, l’entretien, la maintenance. Jusqu’à une époque assez récente, l’économie chinoise était entièrement dirigée par l’État. À Zhili, on trouve un exemple d’activité privée qui a pris des proportions considérables, ce qui lui donne une structure sociologique extrêmement intéressante.

On retrouve des formes d’organisation primitive comme celles de tribus anciennes. Les relations sociales et économiques qui caractérisent cette société ont parfois un côté archaïque. Dans la plupart des régions du monde, quand on veut faire des affaires, il faut passer par les banques. Zhili fonctionne quasiment sans leur implication, et les échanges s’appuient sur la confiance et la réputation. Si je suis un patron qui veut faire des vêtements et que toi tu vends du tissu, au départ je n’ai pas d’argent pour t’en acheter. Dans une économie classique, je prends un crédit auprès de la banque pour t’acheter du tissu. Là je ne te donne rien, tu m’avances le tissu, je commence à fabriquer des vêtements et je ne paie les ouvriers que six mois plus tard. Même chose pour mon client, lui non plus ne me verse pas l’intégralité du prix des vêtements mais juste un pourcentage, et ce n’est qu’après avoir vendu la marchandise qu’il me remboursera. Alors je te paierai à mon tour le tissu que tu m’as avancé. Toute l’activité repose sur ce genre de circuit.

Que se passe-t-il quand l’un des maillons de la chaîne est défaillant ?

Ça existe bien sûr, mais ce n’est qu’une minorité négligeable. Selon les statistiques, il y a 20.000 entrepreneurs à Zhili, et sur une année donnée, environ 400 s’enfuient avec l’argent, soit 2%. Cela ne suffit pas à faire écrouler l’édifice. Ce type d’organisation primitive n’existe nulle part ailleurs en Chine où les autres secteurs économiques sont sous la coupe du gouvernement..

Comment se fait-il qu’une telle activité ait pu se développer et proliférer ?

La confection à Zhili consiste pour l’essentiel en vêtements pour enfants destinés au marché chinois. On y fabrique entre 80 et 90% de ces vêtements pour enfants. Les exigences de qualité sont moindres et les modèles changent très vite. Une petite entreprise agile et souple est beaucoup mieux adaptée à ce genre de production que l’usine qui fabrique de grosses séries. Le grand nombre de petites entreprises présentes à Zhili fait que certaines peuvent se spécialiser dans certains modèles. J’ai trouvé cet écosystème très intéressant, d’un point de vue anthropologique et sociologique. Ça donne des relations humaines très différentes dans cette micro société qui échappe aux systèmes financiers habituels. N’importe qui, avec une somme assez modeste, peut monter son affaire. Même si tout le monde est crevé, les patrons autant que les ouvriers, ils sont tous investis dans le même but. Les plus modestes peuvent participer à l’activité économique et trouver leur place. Au milieu d’une économie nationale entièrement contrôlée par l’État et le système bancaire, ce genre de petits îlots apparaît comme un espoir ou tout du moins une direction que l’on pourrait prendre. Et les administrations locales ont tout intérêt à pérenniser cette situation, parce qu’elle draine énormément d’activité économique. C’est le seul endroit que je connaisse en Chine où c’est possible.

Est-il possible que ce côté utopique puisse ne pas être ressenti comme une menace par le pouvoir central ?

Oui, mais uniquement parce que le phénomène est contenu, propre à ce secteur. Ce que je viens de décrire est aussi le symptôme d’une différence de nature entre les deux zones économiques du sud et du nord. Le Yangtsé et son bassin inférieur constituent la région chinoise la plus évoluée et la plus avancée en termes de culture commerciale depuis des siècles. Ce qui m’incite à approfondir mes connaissances de cette zone, de son organisation, de sa riche culture poétique, littéraire et esthétique.

Pourriez-vous évoquer la sociologie de ces ouvriers ? Comment se regroupent-ils à Zhili ?

Souvent ils arrivent ensemble, mari et femme dans la même fabrique, parfois avec leurs enfants, s’ils sont en âge de travailler. Autre cas de figure, c’est tout un groupe du même village qui se déplace. On peut retrouver dans un même petit atelier un frère et une sœur, des parents, voire sept ou huit voisins. La taille moyenne d’un atelier ne dépasse pas vingt ouvriers. Les villages alimentent cette industrie de manière très inégale : certains envoient beaucoup d’habitants, d’autres quelques-uns seulement. Je n’ai pas cherché à rendre ça explicitement dans la première partie du film, ça devient beaucoup plus clair par la suite, quand nous remontons dans les villages du Yunnan ou de l’Anhui pour y retrouver des villageois qui travaillent à Zhili.

La condition de la jeunesse à Zhili est-elle représentative de celle de l’ensemble du pays ?

Depuis les années 1990, la migration des ouvriers concerne la Chine dans son ensemble. Zhili a beau avoir une structure économique particulière, la vie de ces jeunes travailleurs migrants, elle, est partout la même. Ils vont quitter leur village d’origine au printemps, aller trouver du travail dans une grande ville comme Canton ou Shanghai, puis rentrer l’hiver suivant passer le nouvel an chinois avec leur famille. C’est quasiment la seule occasion de l’année où ils sont certains d’être à la maison. Ne demeurent dans ces régions le reste du temps que les enfants et les personnes âgées. De 18 à 40 ans, ceux qui sont en âge de travailler se trouvent dans les grands centres urbains. Cela a commencé à changer avec le Covid. De grands bassins d’emplois ayant vu leur activité diminuer, de nombreux travailleurs potentiels ont décidé de rester chez eux. Ce qui fait entrer le pays dans une nouvelle phase aux contours encore incertains.

Comment la question des statuts de résidence affecte-t-elle la vie des ouvriers que vous filmez ?

C’est une question très importante pour comprendre leur condition. Les statuts de résidence ont existé sous différentes formes dans l’Histoire, mais ils ont été officialisés et généralisés par le parti en 1949 à la fondation de la République Populaire. Quand j’étais jeune, cette règle était appliquée de manière particulièrement stricte. Elle empêche de déménager à sa guise dans une autre ville ou même un autre arrondissement que celui où l’on est inscrit. Il est bien sûr possible de prendre des vacances ou de visiter un ami, mais il faut l’autorisation de l’État pour déménager. Pour l’obtenir, il faut accomplir toute une série de formalités très compliquées. Cette mesure confine chacun dans un certain rayon. Au début du premier épisode de Jeunesse, Shengnan est enceinte. Elle est enfant unique, ses parents ne souhaitent pas la voir quitter le foyer familial et s’installer chez son nouveau mari. Ils voudraient au contraire que ce soit lui qui déménage dans leur commune. Le mariage reste le seul cas de figure autorisant le changement de lieu de résidence. Mais le compagnon de Shengnan est lui aussi enfant unique. Sa mère voudrait donc le garder, car il n’y a ni retraite, ni sécurité sociale. Un jeune homme fort qui peut gagner sa vie, s’il part dans la famille de son épouse, ne peut plus subvenir aux besoins de ses parents. Les deux familles se trouvent donc en opposition, chacune voulant récupérer le conjoint.

Ce système n’empêche pas d’aller travailler plusieurs mois très loin de chez soi ?

Non, à condition de tirer un trait sur certains services essentiels comme le remboursement des médicaments et des soins, ou l’accès à l’école, qui dépendent de ta résidence officielle. L’enfant doit donc nécessairement rester à la maison. En même temps, le gouvernement pousse tout le monde à aller travailler dans les grandes villes. Il y a des contradictions énormes dans ce système, puisqu’il il faut bien que les usines soient alimentées en main d’œuvre.

Certaines scènes donnent au film un caractère étonnamment vif et joyeux : celle de la tarte à la crème dans le dortoir, ou les incessantes tentatives de séduction, interrompues par le bruit des machines à coudre. Y avait-il, chez vos personnages ou chez vous, un désir de fiction ?

Si le résultat peut évoquer le slapstick ou la comédie romantique, ça ne peut s’expliquer que par la vie que mènent mes personnages. Je n’interviens jamais dans leur vie et ne cherche jamais à diriger quoi que ce soit. C’est comme ça que je conçois un film documentaire : il doit affirmer la réalité, la vérité de la vie des gens. Dans ces ateliers, l’écrasante majorité des heures de la journée est passée à travailler. Les jeux, les flirts, les bagarres, les distractions ou les affrontements s’expliquent par la longueur de leurs heures de travail. Ils n’ont quasiment pas le temps de se reposer et ne peuvent pas quitter leur lieu de travail. Ils écoutent de la musique très fort, se chamaillent, blaguent, inventent des jeux, s’insultent, pour faire passer le temps et se stimuler. C’est leur stratégie pour supporter cette vie et alléger leur condition.

L’une des rares fois où ils quittent leurs lieux de travail, c’est d’ailleurs pour aller s’écrouler de fatigue dans un cybercafé.

Seuls les plus jeunes trouvent encore de l’énergie pour aller dans des cafés internet. Mais ils doivent quand même retourner travailler tôt, le lendemain matin. Les plus âgés, on ne les voit pas sortir la nuit. Ils passent leur temps à calculer combien de pièces ils peuvent fabriquer par jour, et combien ils peuvent gagner. En travaillant jusqu’à 23h, ils n’ont guère le temps de faire autre chose que se nourrir et se reposer un peu. Le plus souvent, ils n’ont qu’un jour de repos par semaine. Et encore, pas un jour entier : seulement une soirée à partir de 17h.

Le film semble procéder par segments d’une vingtaine de minutes environ. Pourriez-vous évoquer ce choix de montage ?

Il fallait trouver un équilibre entre la multitude d’ateliers et de groupes qu’on trouve dans le film, certains parfois très loin les uns des autres. Je ne pouvais pas monter cinq minutes ici, cinq minutes là. Le résultat eut été trop décousu. J’ai donc pris le parti de construire des segments d’environ vingt minutes. Chacun de ces segments respecte une unité de lieu et sa fin reste ouverte. Il y en a neuf dans Le printemps ; seul le dernier est un peu plus long, lorsque Xiao Wei quitte Zhili pour rentrer à la campagne. C’était la meilleure façon d’éviter la confusion d’un montage trop chaotique et de créer un équilibre entre les différents lieux. Dès lors, formellement tout paraît simple et naturel. Il se passe parfois des choses très intenses, mais elles sont condensées en quelques minutes, parfois seulement quelques dialogues. L’économie de la narration est l’une des choses que je préfère dans ce film. Dans chaque histoire, quelques mots condensent un destin, puis le récit continue. En surface, le film donne l’impression d’une vie qui coule de façon naturelle, sans grand drame ou tragédie ; mais des courants beaucoup plus forts l’agitent par dessous. Quand on se donne la peine de comprendre ce qui se joue pour chaque individu, et qu’on fait l’addition de toutes ces vies, on comprend que sous le badinage apparent du film, c’est le destin de toute une génération qui est en jeu.

Le cinéma et les récits traditionnels donnent en général l’impression de pêcher parmi la multitude des vies, comme dans un océan, un individu, un héros qui représenterait le monde. Je voulais éviter cette focalisation. Pour moi, tous ces personnages nagent dans cet océan de vies quotidiennes, et j’essaye de capter, pour chacun, quelque chose qui indique ou suggère la difficulté qu’ils sont en train de traverser, et qui distille l’essentiel de leur destin. Ces ouvriers sont en train de vivre et de subir leur destinée qu’ils traversent en silence, sans la commenter.

Je voulais aussi faire un film constitué de parties autonomes, pour permettre au spectateur de réaliser son propre assemblage et sa propre narration, sans que s’impose un personnage plutôt qu’un autre.

Propos traduits par Robin Setton, recueillis et mis en forme par Antoine Thirion le 17 avril 2023