Film soutenu

Jeunesse (Les Tourments)

Wang Bing

Distribution : Les Acacias

Date de sortie : 02/04/2025

France, Luxembourg, Pays-Bas | 2025 | 3h46

Les histoires individuelles et collectives se succèdent dans les ateliers textiles de Zhili, plus graves à mesure que passent les saisons. Fu Yun accumule les erreurs et subit les railleries de ses camarades. Xu Wangxiang ne retrouve plus son livret de paie. Son patron refuse de lui verser son salaire. Du haut d’une coursive, un groupe d’ouvriers observe leur patron endetté frapper un fournisseur. Dans un autre atelier, le patron a décampé. Les ouvriers se retrouvent seuls, spoliés du fruit de leur travail. Hu Siwen raconte les émeutes de 2011, à Zhili : la violence policière, l’enfermement et la peur. Après d’âpres négociations, les ouvriers rentrent chez eux célébrer le Nouvel An.

Festival de Locarno – Mention Spéciale

Réalisation | Wang Bing · Image | Shan Xiaohui, Song Yang, Ding Bihan, Liu Xianhui, Maeda Yoshitaka, Wang Bing · Son | Ranko Paukovic · Montage | Dominique Auvray, Xu Bingyuan · Producteurs | Sonia Buchman, Mao Hui, Nicolas R. De La Mothe, Vincent Wang · Producteurs exécutive | Wang Yang · Coproducteurs | Gilles Chanial, Denis Vaslin, Fleur Knopperts, Wang Jia, Qiao Cui

Wang Bing

WANG Bing est né en 1967 à Xi’an. Il a étudié la photographie aux Beaux-Arts de Shenyang, la ville industrielle que, des années plus tard, il filme dans À l’Ouest des rails. Après les Beaux-Arts, il est admis à l’Académie de cinéma ; il découvre les films d’Antonioni, Bergman, Pasolini, et voue une admiration particulière à Andreï Tarkovski. Au cours des années 1990, il gagne sa vie en tant que cadreur, assistant, cameraman. Le système du cinéma et de la télévision ne lui convient pas. Il se rend compte qu’il ne peut pas y évoluer. Il décide d’en sortir et de produire ses propres films.

En 2002, il réalise À l’Ouest des rails, documentaire de neuf heures consacré à la fin d’une immense zone industrielle en Chine. Une première version de cinq heures est montrée au festival de Berlin en 2003. La version définitive, en trois parties, est projetée au festival de Rotterdam et distribuée en France en 2004. Ce film est aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre, emblématique de l’avènement du numérique. Il ne cesse ensuite de travailler de la même façon, clandestinement et en s’attachant à des sujets pour le moins difficiles : la répression « anti-droitière » (Fengming, Chronique d’une femme chinoise et Le Fossé), l’extrême pauvreté (L’Homme sans nom et Les Trois soeurs du Yunnan), la vie au sein d’un hôpital psychiatrique (À la folie).

En avril et mai 2014, le Centre Pompidou lui consacre une ambitieuse exposition. Le dispositif, fruit d’une collaboration entre le Centre et l’artiste, rend compte de la polyphonie du travail de Wang Bing : rétrospective intégrale en salles de cinéma, présentation de films inédits sous forme d’installation et, pour la première fois, exposition de son travail photographique. En 2017, il remporte le Léopard d’or du festival de Locarno pour Madame Fang. Les Âmes mortes est présenté hors compétition au Festival de Cannes 2018. En 2021, le BAL lui consacre une nouvelle exposition, L’œil qui marche, et la Cinémathèque française une rétrospective. En 2023, le Festival de Cannes présente deux nouveaux films du cinéaste en sélection officielle : Jeunesse (Le Printemps) en compétition, et Man in Black en séance spéciale.

ENTRETIEN AVEC WANG BING

Comment expliquez-vous ce sentiment mêlé d’insouciance et de responsabilités qui se dégage de ce deuxième volet de Jeunesse (Les Tourments).

La plupart des jeunes que l’on voit dans Les Tourments sont issus des zones rurales du bassin du Yangtsé et se retrouvent désœuvrés une fois le lycée terminé, à l’âge de 17 ou 18 ans. Ils suivent alors leurs parents ou des gens du même village qui partent travailler dans des ateliers de vêtements à Zhili. C’est un âge d’insouciance, mais ils n’ont rien d’autre à faire que de travailler, et c’est à Zhili qu’ils passent leur jeunesse. Les hommes et les machines se mêlent en une danse pour gagner davantage d’argent, et les histoires d’amour entre hommes et femmes forment les plus beaux instants de cette jeunesse.

Parmi les éléments qui frappent notre regard, il y a la saleté qui règne dans les ateliers, dans les rues, dans les coursives et les escaliers, même dans les chambres. Les bâtiments semblent presque insalubres. Ces jeunes ouvriers, qui apportent un grand soin à leurs vêtements et à leur allure, vivent et travaillent dans des lieux particulièrement inhospitaliers. Comment expliquez-vous que personne ne songe à investir un minimum de confort à son lieu de travail et de vie ?

Les entreprises textiles de vêtements pour enfants de Zhili sont des entreprises privées fondées par des individus. Leurs profits sont extrêmement faibles, et les patrons comme les ouvriers ont besoin de gagner de l’argent pour maintenir leur activité économique et subvenir à leurs besoins. Les patrons s’efforcent de maintenir des prix aussi bas que possible dans l’achat des matières premières et la production, et dépensent le minimum pour les ouvriers. Les patrons dont l’entreprise est en difficulté ne peuvent pas subvenir à leurs propres besoins, et se préoccupent d’autant moins de l’amélioration des conditions de vie des ouvriers. Zhili forme un environnement très pragmatique avant tout. Les ouvriers considèrent qu’ils sont ici temporairement seulement, ils ne voient pas Zhili
comme un endroit où ils demeureront longtemps, de sorte qu’ils ne se préoccupent pas beaucoup de leur environnement et de leurs conditions de vie. Tout le monde partage un même but dans cette ville : économiser et gagner de l’argent.

Les déchets sont partout, ils prennent une place considérable à l’écran. Y a-t-il un impact sur la santé des ouvriers de l’industrie textile ? Y a-t-il une prise de conscience écologique en Chine ?

Tout le monde est évidemment conscient des enjeux de santé physique et mentale des ouvriers et de la question environnementale dans la société chinoise mais chacun lutte pour subvenir à ses besoins et avec le temps tout le monde s’est habitué à ces conditions de travail et de vie. Chacun se donne entièrement à son métier, en particulier les personnes relativement âgées, dont la seule préoccupation est le salaire qu’elles percevront en fin d’année. Quant aux jeunes, ils consacrent leur temps libre à se chercher un copain ou une copine. Leur vie confère une certaine vitalité à ces ateliers. En ce qui concerne les travailleurs plus âgés, ceux qui ne sont plus en mesure de travailler rentrent dans leur campagne natale où ils prennent leur retraite. Les conditions de vie et la couverture médicale sont très limitées dans les zones rurales chinoises, c’est un environnement dans lequel chacun ne peut compter que sur lui-même.

Même si elle reste hors-champ la police est très présente dans ce deuxième volet Jeunesse (Les Tourments). Quand ils sont en situation de détresse, les ouvriers semblent dire qu’ils ne peuvent pas compter sur les autorités. En revanche, à plusieurs reprises, ils évoquent des violences policières. On a le sentiment que pour ces ouvriers migrants, la police est une menace plus qu’un service public.

Dans la société, la police a pour rôle de faire respecter la loi d’une part, et de préserver la stabilité sociale au nom du gouvernement d’autre part. On trouve à Zhili trois cent mille travailleurs migrants environ, et la tâche principale de la police consiste à assurer le maintien de l’ordre, non pas à garantir la sécurité physique et les droits économiques de ces migrants. Au contraire, du fait de ce genre d’incident, les autorités considèrent ces travailleurs comme des fauteurs de troubles potentiels, et sont elles-mêmes susceptibles de ne pas respecter leurs droits.

Dans l’atelier où le patron a frappé un fournisseur et s’est enfui, on comprend que les ouvriers hésitent à partir car ils veulent récupérer une caution.

La période d’activité s’ouvre au début du mois d’août chaque année ; c’est le moment où ces ouvriers viennent à Zhili trouver un atelier dans lequel travailler. Ces ateliers sont dirigés par différents patrons, et la relation de travail qui unit chaque atelier à ses ouvriers diffère de l’un à l’autre. Dans la plupart d’entre eux, les ouvriers doivent attendre six mois pour obtenir le calcul et le versement de leur salaire. Il existe également à Zhili une minorité d’ateliers qui ne jouissent pas d’une bonne réputation ; les ouvriers exigent un paiement mensuel dans ce cas-là. Quant aux patrons, leur crainte est que les travailleurs ne restent pas jusqu’à la fin de l’année, c’est pour cela qu’ils exigent des ouvriers le versement d’une caution de 2000 yuans. C’est le cas dans cet atelier où les ouvriers craignent de ne pas toucher leur salaire mensuel et de ne pas récupérer leur caution en cas de départ anticipé.

IIs hésitent à prévenir « le bureau du travail » pour participer à la redistribution de l’argent issu de la vente des machines…

Deux à quatre cents patrons d’ateliers s’enfuient chaque année à Zhili. Ces ateliers doivent non seulement de l’argent aux travailleurs, mais également à leurs fournisseurs, pour l’achat des tissus et le traitement des vêtements, et aux propriétaires des locaux. Les équipements demeurés dans l’atelier ne valent pas grand-chose. Une fois la police informée, les machines sont rachetées par les autorités locales, et l’argent sert essentiellement à financer le retour des ouvriers chez eux. Les ouvriers n’ont aucune confiance dans ces autorités. Ils perdent quasiment tout le salaire qu’ils devaient recevoir à la fin du semestre, et les autorités locales n’ont pas les moyens de rembourser leur perte.

Dans ce même atelier, les ouvriers expliquent que leurs parents sont ouvriers agricoles. Certains ont un petit terrain (1 hectare par personne) d’autres, dans l’Anhui ont beaucoup moins, avec plusieurs enfants. Certains n’ont pas de parcelle du tout. Comment expliquer ces inégalités ?

En Chine, le terrain est régi par un système de propriété collective ; celui-ci est alloué aux gens de la campagne de manière homogène par le gouvernement, en fonction de la population et de la superficie totale. Cette allocation est limitée dans le temps ; un ouvrier évoque une durée de cinquante ans dans le film, mais cette durée varie selon les villes et provinces. Il existe en outre un système de registre résidentiel, le huji, qui limite la liberté de circulation des gens. Ces dernières années, le gouvernement a dû alléger les restrictions de circulation afin de favoriser le développement économique, mais la terre est toujours allouée en fonction du système du huji. Il est impossible de recevoir une parcelle si votre huji n’est pas local. Si on fait déplacer celui-ci, mais que la période d’allocation des terres n’est pas arrivée à son terme, on ne reçoit pas non plus de parcelle. Ce système crée beaucoup de problèmes au niveau social ; les personnes dont le huji ne correspond pas à leur lieu de travail, par exemple, ne peuvent pas scolariser leur enfant sur place, aboutissant à une situation tragique où des dizaines de millions d’enfants ne peuvent pas vivre avec leurs parents.

Dans un autre épisode, apparaissent des tensions entre un ouvrier, l’oncle du patron, qui continue de travailler et les autres, qui ont cessé pour négocier leurs salaires. On pourrait appeler cet homme un « briseur de grève », mais peut-on considérer qu’il s’agisse d’une grève ? Les ouvriers ont-ils recours à ce type de moyens de pression ?

Ce genre de grève est fréquent à Zhili, mais il faut dire que l’efficacité de ce mode d’action sur les patrons reste faible. La raison en est que le système social et l’application réelle de la loi contraignent les ouvriers migrants au lieu de les protéger ; ceux-ci sont considérés comme la catégorie la plus potentiellement instable de la société. Ce sont les patrons qui détiennent l’argent des salaires, et il n’existe pas vraiment de recours s’ils refusent de les verser. Nombre d’ouvriers en sont réduits à garder leur mécontentement pour eux. Et les rapports qu’ils entretiennent entre eux sont également concurrentiels ; tout le monde veut confectionner des habits et
gagner un peu plus d’argent. Cette catégorie sociale, très nombreuse, est celle que la société traite avec le moins d’égards.

Plusieurs ouvriers constatent que les tarifs ont considérablement baissé. L’un d’entre eux explique qu’il gagne 17 000 Ұ par an alors qu’adolescent, son salaire avoisinait les 40-50 000 Ұ. Pourquoi les prix ont-ils dégringolé ?

À Zhili, les salaires varient considérablement d’un atelier à l’autre. Dans le cas des entreprises prospères, les salaires sont un peu plus élevés. Chez celles qui luttent économiquement, les salaires sont plus faibles. Aucun contrat de travail ne régit les relations entre les ateliers et les ouvriers ; le tarif de rémunération de chaque vêtement n’est déterminé qu’à la fin du semestre de travail. Tous ces facteurs constituent autant d’injustices pour les ouvriers. Certains patrons profitent d’ailleurs de cette situation au détriment des ouvriers. Ces dernières années, l’exploitation d’innombrables ouvriers ne connaît pas de limites dans l’économie chinoise, ce qui constitue actuellement un problème social majeur. Les petites entreprises privées n’ont pas les moyens de subsister sur le marché, les ouvriers ne peuvent pas gagner d’argent ; c’est un phénomène répandu dans la société chinoise.