Le Nouvel An approche et les ateliers textiles de Zhili sont quasi-déserts. Les quelques ouvriers qui restent peinent à se faire payer avant de partir. Des rives du Yangtze aux montagnes du Yunnan, tout le monde rentre célébrer la nouvelle année dans sa ville natale. Pour Shi Wei, c’est aussi l’occasion de se marier, ainsi que pour Fang Lingping. Son mari, ancien informaticien, devra la suivre à Zhili après la cérémonie. L’apprentissage est rude mais ne freine pas l’avènement d’une nouvelle génération d’ouvriers.
Festival de Locarno – Mention Spéciale
Réalisation | Wang Bing · Image | Shan Xiaohui, Song Yang, Ding Bihan, Liu Xianhui, Maeda Yoshitaka, Wang Bing · Son | Ranko Paukovic · Montage | Dominique Auvray, Xu Bingyuan · Producteurs | Sonia Buchman, Mao Hui, Nicolas R. De La Mothe, Vincent Wang · Productrice exécutive | Wang Yang · Coproducteurs | Gilles Chanial, Denis Vaslin, Fleur Knopperts, Wang Jia, Qiao Cui



Wang Bing
Wang Bing est né en 1967 à Xi’an. Il a étudié la photographie aux Beaux-Arts de Shenyang, la ville industrielle que, des années plus tard, il filme dans À l’Ouest des rails. Après les Beaux-Arts, il est admis à l’Académie de cinéma ; il découvre les films d’Antonioni, Bergman, Pasolini, et voue une admiration particulière à Andreï Tarkovski. Au cours des années 1990, il gagne sa vie en tant que cadreur, assistant, cameraman. Le système du cinéma et de la télévision ne lui convient pas. Il se rend compte qu’il ne peut pas y évoluer. Il décide d’en sortir et de produire ses propres films.
En 2002, il réalise À l’Ouest des rails, documentaire de neuf heures consacré à la fin d’une immense zone industrielle en Chine. Une première version de cinq heures est montrée au festival de Berlin en 2003. La version définitive, en trois parties, est projetée au festival de Rotterdam et distribuée en France en 2004. Ce film est aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre, emblématique de l’avènement du numérique. Il ne cesse ensuite de travailler de la même façon, clandestinement et en s’attachant à des sujets pour le moins difficiles : la répression « anti-droitière » (Fengming, Chronique d’une femme chinoise et Le Fossé), l’extrême pauvreté (L’Homme sans nom et Les Trois soeurs du Yunnan), la vie au sein d’un hôpital psychiatrique (À la folie).
En avril et mai 2014, le Centre Pompidou lui consacre une ambitieuse exposition. Le dispositif, fruit d’une collaboration entre le Centre et l’artiste, rend compte de la polyphonie du travail de Wang Bing : rétrospective intégrale en salles de cinéma, présentation de films inédits sous forme d’installation et, pour la première fois, exposition de son travail photographique. En 2017, il remporte le Léopard d’or du festival de Locarno pour Madame Fang. Les Âmes mortes est présenté hors compétition au Festival de Cannes 2018. En 2021, le BAL lui consacre une nouvelle exposition, L’œil qui marche, et la Cinémathèque française une rétrospective. En 2023, le Festival de Cannes présente deux nouveaux films du cinéaste en sélection officielle : Jeunesse (Le Printemps) en compétition, et Man in Black en séance spéciale.
FILMOGRAPHIE
2024 – Jeunesse : Retour au pays
2024 – Jeunesse : Les Tourments
2023 – Man in Black
2023 – Jeunesse : Le Printemps
2018 – Les Âmes mortes
2017 – Mrs. Fang
2016 – Argent amer
2016 – Ta’ang
2014 – Pères et Fils
2014 – Traces (Yizhi) (court métrage documentaire)
2013 – À la folie
2012 – Les Trois Sœurs du Yunnan
2010 – Le Fossé
2009 – L’Homme sans nom
2008 – L’Argent du charbon
2008 – Cai you ri ji
2007 – Fengming, chronique d’une femme chinoise
2007 – L’État du monde (film collectif), segment Usine de la brutalité
2003 – À l’ouest des rails
2001 – Rides du mois d’août (court métrage de fiction)
« Ouvriers-paysans »
par Chloé Froissart, professeur au département d’études chinoises de l’Inalco
La trilogie Jeunesse de Wang Bing donne à voir les expériences vécues de jeunes migrants venus des campagnes chinoises qui ne peuvent se comprendre qu’au regard de logiques institutionnelles, économiques et sociologiques sous-jacentes. Les migrations en Chine, en particulier des campagnes vers les villes qui concernaient entre 280 et 290 millions de personnes au moment où les documentaires ont été tournés (2014-2019), restent structurées par le système du hukou. Ce système d’enregistrement de la population hérité de l’époque impériale, reconfiguré à l’époque maoïste pour servir le projet de développement socialiste, a institutionnalisé un traitement inégal des citoyens chinois et n’a cessé depuis d’être réformé pour servir les objectifs productivistes du régime. À partir de 1958, le hukou a assigné à chaque individu un statut (agricole ou non-agricole) en fonction de son lieu de résidence et de sa place dans le système de production, instaurant un traitement inégal entre urbains et ruraux. À ces derniers revenait l’immense tâche de financer l’industrialisation des villes et le « bol de riz en fer » des urbains, que l’État prenait en charge du berceau à la tombe (emploi à vie, logement, éducation, protection sociale etc.), tandis que les ruraux devaient compter sur leurs propres forces. Le hukou a permis à l’État de maintenir chaque individu à sa place dans le système de production en empêchant les migrations spontanées pendant toute l’époque maoïste, créant ainsi un mur invisible entre villes et campagnes.
Ce mur s’est progressivement fissuré à partir du début des années 1980 suite à la réintroduction de l’économie de marché, au démantèlement des communes populaires qui a libéré une vaste main d’œuvre excédentaire et au développement d’entreprises privées avides de main d’œuvre bon marché en zone urbaine. Est ainsi apparue une nouvelle catégorie sociale : les nongminggong (littéralement « ouvriers-paysans »), c’est-à-dire des ouvriers de profession qui gardent leur statut de paysans. Apparaissant comme des étrangers dans les villes de leur propre pays, ces travailleurs, véritables soutiens de la croissance chinoise, ont souvent été comparés aux travailleurs illégaux immigrés dans les pays industrialisés. Cantonnés dans des emplois peu qualifiés dits « sales, pénibles et éreintants » dédaignés par les urbains, les migrants restent exclus de la protection sociale et travaillent dans des secteurs où le droit du travail n’est pas ou mal appliqué. Leurs enfants, quand ceux-ci les accompagnent en ville, ne peuvent avoir accès à l’école publique. La protection des droits sociaux des citoyens chinois continue en effet de dépendre du lieu d’enregistrement de leur hukou, tandis que le transfert du hukou en zone urbaine répond toujours à des procédures administratives extrêmement strictes et à des quotas annuels. Si des réformes ont été mises en place au cours des deux dernières décennies pour permettre à la petite élite de migrants plus qualifiés parvenus, malgré tous les obstacles, à s’établir en ville par leurs propres moyens, d’accéder au statut d’urbain ou à tout le moins à certains services publics, celles-ci n’ont en rien amélioré le sort des plus pauvres et des plus mobiles d’entre eux, ceux qui gardent des attaches familiales fortes dans leur village et se déplacent de villes en villes au gré des opportunités d’emploi. C’est à ces jeunes prolétaires – au sens marxiste de ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre – qu’est dédiée la trilogie de Wang Bing.
Comme le souligne Jeunesse, Retour au pays, ces prolétaires viennent avant tout des provinces du Centre (comme l’Anhui) et du Sud-Ouest (comme le Yunnan), les plus pauvres du pays, pour travailler dans les centres industriels de l’Est et du Sud-Est de la Chine. Ces provinces, essentiellement agricoles, concentrent toutes les difficultés d’une agriculture qui emploie 33 % de la population active pour produire moins de 10 % du PIB. Les 200 millions de foyers ruraux cultivent 100 millions d’hectares sur des parcelles de 65 ares en moyenne.
Ce manque de terre – la Chine nourrit 20 % de la population mondiale sur 10 % des terres cultivées – n’est pas compensé par les aides publiques qui ne représentent que 6 % des revenus paysans, tandis que, si l’électrification des campagnes est en bonne voie, 15 à 20 % des paysans n’ont toujours pas accès à l’eau potable. La pollution des sols et le grignotage du terroir cultivable par l’urbanisation sauvage noircissent encore le tableau. Les revenus d’un foyer paysan sont, en moyenne, 3,33 fois inférieurs à ceux des citadins et la campagne demeure un lieu que l’on cherche à fuir.
Dans les années 1990, les migrations restaient essentiellement pendulaires, les migrants revenant dans leurs villages au moment des labours et des récoltes. Mais la réduction drastique de la surface cultivable à l’échelle nationale – celle-ci a diminué de 61 333 km2, soit 5 % de la superficie totale, entre 1990 et 2005, réduisant 50 millions de paysans à l’état de « trois sans » : sans terre, sans qualification, sans sécurité sociale – explique qu’un nombre croissant de migrants quitte sa province et ne rentre plus que pour le Nouvel An lunaire (autour des mois de janvier et février), qui reste la fête la plus importante en Chine, provoquant les déplacements de population les plus importants de l’année, comme en témoignent les trains bondés. Le Nouvel An est souvent la seule occasion pour les membres d’une même famille de se retrouver. Le reste du temps ne subsistent dans les villages que les personnes âgées et les enfants, les personnes en âge de travailler, souvent sur plusieurs générations, ayant pris le chemin de la migration, tandis qu’un nombre croissant de jeunes n’a jamais cultivé la terre.
En 2019, les migrants (65% d’hommes et 35% de femmes) travaillaient essentiellement dans le secteur manufacturier (27%), la construction (19%) et les services (51%). Si la part du secteur manufacturier a baissé par rapport aux années 2000 lorsque la Chine est devenue l’ « usine du monde », les migrants continuent d’incarner le « made in China ». La caméra de Wang Bing nous plonge dans les ateliers du bourg de Zhili, haut lieu de la confection chinoise situé dans le Zhejiang, une province au Sud de Shanghai. Si ces petits ateliers souvent familiaux témoignent d’une organisation plus archaïque du travail à la chaîne que les usines hightech de Foxconn (le sous-traitant taiwanais d’Apple fabriquant les iPhones) où règne un ordre policé, la dure loi du capitalisme, symbolisée par la rémunération à la pièce et les longues journées de travail pour honorer les commandes, y côtoie un ordre paternaliste où le patron reste roi. Bien que la Chine n’ait cessé d’étoffer son droit du travail depuis les années 2000 (sauf en ce qui concerne les droits collectifs comme le droit de grève ou d’organiser des syndicats indépendants), celui-ci reste inappliqué dans ces ateliers où les inspections sont quasi inexistantes, au point qu’obtenir une rémunération pour son dur labeur reste une gageure.
La loi sur les contrats de travail entrée en vigueur en janvier 2008 cherche à accroître l’emploi formel des migrants en ville et à établir des relations plus stables entre employeurs et employés. Elle systématise la signature de contrats de travail dont elle précise les normes : 8 heures de travail par jour, au moins un jour de repos par semaine, heures supplémentaires rémunérées 1,5 fois le taux horaire la semaine, et le double le week-end, la semaine de travail ne devant pas dépasser 44 heures. Cette loi fait également valoir le droit à l’ancienneté des migrants, oblige les employeurs à engager sur des contrats à durée indéterminée toute personne ayant dix ans ou plus d’ancienneté et à garantir une indemnisation adéquate en cas de licenciement. Jeunesse permet de saisir l’écart abyssal entre la législation chinoise et les pratiques : le paiement des salaires dépend de la trésorerie des entreprises et leur non-paiement, souvent la norme, permet de garder la main d’œuvre captive. Cela est particulièrement manifeste à la veille du Nouvel An, qui ponctue l’année de travail : on fait les comptes avant le retour dans les villages, où les salaires des migrants sont attendus avec anxiété pour soulager le sort des familles. Mais beaucoup repartent avec peu ou rien en poche, espérant trouver un meilleur emploi à la rentrée : on s’en remet au turn-over, c’est-à-dire à la chance, plutôt qu’à la législation. Mais malheur à ceux qui, revenus trop tard en ville, ont raté les opportunités d’embauche. Dans tous les cas, les conditions de travail changent peu d’un atelier à l’autre : machines vétustes, règles d’hygiène et de sécurité non-respectées qui font planer le risque d’accidents du travail susceptibles de plonger toute une famille dans la pauvreté.
Et le régime de dortoirs qui symbolise l’absence de vie en dehors du travail. Pourtant ces jeunes ont les mêmes désirs que la jeunesse des autres pays : consommer, s’amuser, se marier, fonder une famille et avoir une vie meilleure que celle de leurs parents… C’est ce que rappelle l’œuvre de Wang Bing en donnant un visage, un nom, une trajectoire aux petites mains qui se cachent derrière les vêtements que nous consommons.
Entretien avec Wang Bing
Jeunesse est une trilogie que vous portez depuis longtemps, dont Retour au pays est la troisième et dernière partie. Quelle était l’idée initiale ? Qu’est-ce qui explique l’ampleur d’une telle saga ?
En août 2014, j’ai commencé à suivre un groupe de jeunes travailleurs, migrants du Yunnan vers Zhili, dans le Zhejiang, où nous avons commencé à filmer. Le tournage s’est prolongé jusqu’en mars 2019.
Zhili est situé dans le delta du Yangtze, près de Shanghai. C’est l’une des régions de Chine les plus développées économiquement et industriellement, attirant un grand nombre de travailleurs issus de toutes les régions qui longent le fleuve Yangtze. Ces travailleurs s’engagent dans divers emplois. Zhili est un centre majeur pour la production de vêtements pour enfants depuis plus de 30 ans. Pendant la période où nous avons tourné, environ 200 000 travailleurs migrants y étaient employés chaque année.
Nous avons filmé 2 600 heures de rushes, suivant de nombreux ouvriers aux histoires complexes, couvrant différentes zones rurales sur les rives du fleuve Yangtze. C’est au cours du montage que nous avons décidé de diviser cela en trois films distincts : Jeunesse, Le Printemps ; Jeunesse, Les Tourments ; Jeunesse, Retour au pays.
Jeunesse (Retour au pays) commence à Zhili et accompagne quelques personnages dans leur village. Comment s’organise le calendrier des ouvriers ?
Les ouvriers arrivent à Zhili généralement fin de février, après le Nouvel An. Ils restent jusqu’à la fin juin, puis reviennent travailler de la fin juillet jusqu’au mois de janvier de l’année suivante. Ils travaillent de 8h à 23h, soit 15 heures par jour, 7 jours sur 7, avec seulement un soir de congé par semaine.
Au début de Jeunesse, Retour au pays, on suit des ouvriers venant de la préfecture de Zhaotong, dans le Yunnan, qui travaillent depuis des années dans les ateliers textiles de Zhili. À l’approche du Nouvel An chinois 2016, ils ont eu du mal à recouvrer les salaires qui leur étaient dû pour le deuxième semestre de l’année et n’ont pas non plus été en mesure de rembourser les dettes qu’ils avaient contractées auprès d’autres. Pour les travailleurs migrants, le Nouvel An chinois est plus qu’une simple fête : c’est la seule période de l’année où ils peuvent retrouver leur famille. Qu’ils aient gagné de l’argent ou non, ils doivent faire le voyage de retour. C’est sur cela que je me suis concentré dans ce dernier volet.
Pouvez-vous nous expliquer quels sont les différents lieux que l’on visite dans le film ?
On commence en août 2014, quand nous sommes arrivés pour la première fois à Zhili, alors que je ne connaissais personne. Grâce à un ami originaire du Yunnan, nous avons rencontré Shi Wei et l’avons filmé dans son petit atelier, situé en périphérie de Zhili.
Puis, nous avons fait la connaissance de Xiao Dong, également originaire de la préfecture de Zhaotong dans le Yunnan, et issu de Shuimo, le même village que Shi Wei. Il travaillait comme tailleur à Zhili, avec sa femme et leur enfant de cinq ans. Son frère et sa soeur cadette, Dong Minyang, l’ont suivi à Zhili.
En janvier 2016, nous avons voyagé avec Dong Minyang et son mari Mu Fei alors qu’ils embarquaient dans un train bon marché, communément utilisé par les travailleurs migrants. Après deux jours et deux nuits de voyage chaotique, suivis de deux autres jours de voiture, nous sommes arrivés dans la montagne, au village de Mu Fei dans le district de Ludian, le long des rives supérieures du fleuve Yangtze.
Nous avons également accompagné Shi Wei, rentré chez lui célébrer son mariage.
Ensuite, nous sommes allés autour d’Anqing dans la province de l’Anhui, le long des rives inférieures du fleuve Yangtze. De nombreux travailleurs migrants de Zhili, dont Chen Qingtao, vivent dans cette région. Nous avons suivi les célébrations du Nouvel An dans le district de Wangjiang.
Puis, nous avons filmé le mariage de Fang Lingping, à Shipai, sa ville natale, dans l’Anhui. Après les congés du Nouvel An, nous sommes retournés avec elle et son nouveau mari à Zhili. Nous avons aussi retrouvé Xiao Wei et sa fiancée, Lin Shao, le petit frère de Fang Lingping, et ses amis, dont la jeune Chen Wenting.
En 2018, lorsque nous sommes retournés à Shipai dans l’Anhui, Chen Wenting venait d’accoucher pour la deuxième fois, Lin Shao était devenu un homme et le père de deux enfants.
Pourriez-vous évoquer la sociologie de ces ouvriers ?
Zhili s’est développé dans les années 1980 parallèlement aux politiques de réforme et d’ouverture économique de la Chine. Des générations de travailleurs migrants ont travaillé ici. Au départ, il n’y avait pas de limite sur les heures de travail journalières, pas de contrat entre employeurs et employés, et les salaires n’étaient versés qu’une fois tous les six mois. Les patrons ont librement exploité le faible coût de la main-d’œuvre, les tissus bon marché et l’afflux de jeunes travailleurs venus de partout dans le pays. Cela a généré des bénéfices importants.
Au moment où nous avons tourné, Zhili produisait 85% des vêtements pour enfants en Chine. Dans Jeunesse, Les Tourments, le deuxième volet de la trilogie, on constate qu’il est courant que les ouvriers fassent des heures supplémentaires pendant plusieurs jours et nuits d’affilée. Par le passé, ceux qui refusaient pouvaient être violemment battus en public. Le marché a explosé de manière soudaine et certains ont su profiter de la gestion chaotique de cette nouvelle industrie. De leur côté, génération après génération, les ouvriers ont continué à vivre dans une profonde pauvreté.
En 2011, une émeute ouvrière a éclaté, entraînant la mise en place de limites sur les heures de travail – pas plus de 13 heures par jour, avec un soir de congé par semaine. Mais toujours pas de contrat ou de salaire convenu à l’avance entre les employeurs et les travailleurs. Tous les six mois, les employeurs décident du montant des salaires a posteriori. Les ouvriers finissent par avoir de très bas salaires, que l’on attribue à la loi du marché.
Ce qui apparaît dans cette troisième partie, c’est la pression qui pèse sur les épaules des jeunes. C’est très présent, en particulier au début avec les familles de Mu Fei et Dong Minyang.
Il y a dans le couple que forment Mu Fei et Dong Minyang deux sources de tension : leur relation de couple et les contraintes imposées par leur classe sociale. Bien qu’ils soient attachés l’un à l’autre, ils n’ont jamais enregistré leur mariage légalement et Dong Mingyan ne peut pas avoir d’enfant, ce qui est un problème pour la famille de Mu Fei.
Dong Minyang a travaillé dur à Zhili, espérant qu’en épargnant, ils pourraient considérer ensemble un avenir meilleur. Mais Mu Fei a joué et a perdu une grande partie de l’argent qu’elle avait gagné. La famille de Mu Fei est très pauvre. Les parents ont beau n’être pas satisfaits de leur bru, ils ne peuvent pas pour autant s’opposer à cette union.
Dong Minyang a un certain recul sur sa situation. Elle est profondément déprimée en rentrant de Zhili. Ses parents vivent dans un petit village de montagne isolé, avec des ressources très limitées. Ils ne sont pas en mesure de lui offrir le moindre de soutien. Mu Fei semble affectueux, mais il n’est pas pleinement et officiellement engagé dans leur relation. Leurs perspectives conjugales et professionnelles sont fragiles. Quand je l’ai contactée, pendant le montage, elle et Mu Fei s’étaient séparés.
Dans les deux premiers volets, on restait globalement à Zhili avec les ouvriers d’une même génération. Dans Retour au pays, on a une perspective plus verticale, inter-générationnelle : les ouvriers retrouvent leurs parents et leurs enfants.
Oui, dans Le Printemps et Les Tourments, nous avons principalement mis l’accent sur le travail et la vie des jeunes ouvriers de Zhili. Dans Retour au pays, j’ai voulu suivre les ouvriers qui rentrent dans leurs familles.
Les parents de Mu Fei vivent dans un petit village de montagne, dans des conditions très difficiles : le père a la tuberculose. Il n’est pas en mesure d’exercer une activité physique. Il espère que son fils va l’aider à résoudre les conflits qui l’opposent aux autorités du village. Sa mère a également été malmenée par la police et c’est un soulagement pour elle de voir revenir son fils.
Chaque année, au Nouvel An, Chen Qing Tao ne peut partager que les quelques jours avec sa mère, son père et sa sœur. Nous l’avons suivi à Wangjiang dans l’Anhui, au milieu du fleuve Yangtze et nous avons rencontré ses parents, qui travaillent comme ouvriers dans la construction à Wuhan. Pendant notre séjour, sa mère s’est longuement disputée avec lui car elle considère que Chen Qing Tao est en âge de se marier. Or, il n’a pas de petite amie et il passe son temps à travailler. Elle voudrait le voir s’installer et fonder une famille.
La vie de ces personnages reflète celle de la plupart des travailleurs migrants en Chine : ils reviennent des quatre coins du pays dans leur village d’origine pour le Nouvel An, passent un bref moment en famille, puis retournent sur leur lieu de travail. Année après année, leur vie suit le même cycle. C’est la réalité de la plupart des gens qui vivent dans les régions rurales de la Chine.
Certains emmènent leurs enfants avec eux, d’autres non. Pourquoi ?
La Chine n’est pas un pays où les gens peuvent se déplacer librement et s’installer n’importe où comme ils le souhaitent. Le système d’enregistrement des ménages (hukou) stipule que les enfants ne peuvent pas fréquenter l’école en dehors de leur zone d’inscription. Par conséquent, la plupart des travailleurs migrants laissent leurs enfants au village. Ils sont pris en charge par les grands-parents, ce qui entraîne le phénomène de millions d’enfants « laissés derrière » qui vivent loin de leurs parents. Cette séparation a créé une profonde fracture affective dans la société chinoise.
Aujourd’hui, les citoyens chinois ont le droit de voyager et de changer de lieu de résidence car le gouvernement veut développer l’économie et encourager la migration de main-d’œuvre des zones rurales vers les régions économiquement développées. Mais le système hukou reste inchangé. Si bien que des centaines de millions de travailleurs migrants n’ont pas accès aux soins médicaux gratuits, ils ne peuvent pas percevoir leur retraite ni recevoir de pensions ou de prestations sociales.
Il est rare que les ouvriers, comme Xiao Dong et sa femme, emmènent un enfant de 5 ans avec eux pendant qu’ils travaillent à Zhili. Leur fils a presque l’âge d’entrer à l’école, mais les écoles publiques de Zhili ne peuvent pas l’accepter. Il pourrait fréquenter une école privée, mais les frais de scolarité, très élevés, deviendraient un fardeau important pour la famille.
Dans ce dernier volet, on ressent une sorte d’accélération du montage. On reconnaît certains personnages qu’on a suivis tout au long de la trilogie : Xiao Wei, Qing Tao, Fang Lingping, Lin Shao. Certains d’entre eux ont vieilli, se sont physiquement abîmés. Lin Shao et sa femme Chen Wenting par exemple, changent énormément en deux ans, ils ont deux enfants coup sur coup, Xiao Wei aussi, il paraît assagi…
Dans le premier volet, Le Printemps, Xiao Wei était un garçon turbulent. Derrière sa machine, il travaillait plus vite que les autres, grâce à sa petite taille, pensait-il. Il s’est toujours considéré comme un excellent ouvrier, pouvant confectionner jusqu’à 600 pantalons par jour. Il en tirait une grande fierté.
Dans Les Tourments, puis dans Retour au pays, Xiao Wei est progressivement devenu un homme. On rencontre sa petite amie, une jeune fille narquoise, ironique. À la fin du montage, j’ai contacté Xiao Wei et j’ai appris qu’après l’avoir épousé, les choses se sont mal passées entre eux. Ils ont eu un enfant, puis elle l’a quitté. Xiao Wei travaille toujours à Zhili et élève leur enfant seul.
La vie ne s’arrête pas. Nous vieillissons avec les personnages du film. Je ressens de la joie à retrouver des êtres chers et de la douleur quand nous devons nous séparer. Parfois, il est difficile de distinguer le film de la réalité. C’est le charme des documentaires.
Fang Lingping et Lin Shao apparaissent tous les deux pour la première fois dans Les Tourments. Ils sont frères et sœurs. Fang Lingping a été adoptée. C’est pourquoi, elle ne parvenait pas à trouver de mari. Sa famille a exigé que l’homme qu’elle épouserait vienne chez eux. C’était la condition du mariage. Ici, on assiste donc à son mariage avec un homme qu’elle vient de rencontrer et qui a accepté de vivre dans sa famille. Après le mariage, elle l’emmène travailler à Zhili. Il s’avère assez vite que ce dernier n’est pas qualifié pour fabriquer des vêtements.
Au début du tournage, Lin Shao était un adolescent, venu travailler à Zhili à 16 ans, en suivant sa sœur. À 18 ans, il rencontre une jeune fille, Chen Wenting. Ça ressemble aux thèmes du premier film, Le Printemps : un groupe de jeunes gens qui jouent et se taquinent dans des ateliers de confection, se rapprochant les uns des autres. Ils finissent par fonder des familles. À la fin du tournage, Lin Shao a deux enfants. Pour le Nouvel An, il retourne à Shipai dans l’Anhui, auprès de Chen Wenting, qui vient d’accoucher. Les cris de leur fils aîné remplissent toute la pièce. Le père, la mère et la grand-mère de Lin Shao sont présents. Dans cette famille de paysans simple et ordinaire, le souffle de vie est très fort et chaleureux.
J’ai suivi Lin Shao, son cousin Lin Zhuqing et son père qui marchent ensemble dans les champs et allument des pétards dans la campagne à l’occasion du Nouvel An. Dans cette région, même en hiver, les cultures sont encore florissantes. Ils portent des offrandes qu’ils déposent sur les tombes de leurs ancêtres. Le père de Lin Shao dit devant une pierre tombale : « Maman, mange s’il te plaît. »
La Chine est un pays sans foi. Pour les paysans ordinaires, la foi repose sur le culte des ancêtres. C’est le moyen de maintenir la connexion et la continuité entre les générations. Grâce à cet héritage, les gens développent et accumulent un sentiment d’identité et de confiance dans leur communauté.
Chen Wenting reste au village tandis que Lin Shao retourne seul à Zhili pour continuer à travailler. Le poids des responsabilités de la vie s’est lentement installé sur leurs épaules.
Vous saisissez parfois des moments que la fiction aurait du mal à recréer : on pense au mariage dans la montagne, avec des ribambelles d’enfants, de villageois, où les séquences de déplacements (trains, cars, auto) bonds, on pense aussi aux moments de tension entre les personnages qui semblent totalement oublier qu’ils sont filmés. Quand Fang Lingping gronde son mari par exemple ou quand son mari, le jour de leur mariage, lui dit que son maquillage est hideux.
J’aime filmer les gens calmement et discrètement, et j’aime capturer des comportements naturels et authentiques.
Dans Retour au pays, les ouvriers de Zhili prennent divers moyens de transport pour rentrer chez eux pour le Nouvel An. Pour beaucoup, le voyage est extrêmement long. Il faut quatre jours de trains et de voitures pour aller de Zhili au cœur des montagnes du Yunnan. Ce long voyage crée des occasions de rencontrer différentes personnes originaires de divers endroits. Ces rencontres ont rendu le récit souple et spontané, ajoutant un sentiment de liberté. Parfois, des personnages apparus de façon inattendue pendant le voyage apportent une grande vitalité au film.
Shi Wei et sa fiancée se sont épris l’un de l’autre à Zhili. Pendant le Nouvel An, ils rentrent chez eux célébrer leur mariage. La maison de Shi Wei se trouve dans le village de Shuimo dans le district de Ludian, préfecture de Zhaotong, une région montagneuse le long de la rivière Jinsha dans le cours supérieur du fleuve Yangtze. Sa fiancée est originaire d’un village voisin, donc beaucoup de ses voisins assistent au mariage. Tout au long de la cérémonie, nous avons rencontré de nombreux villageois. C’était un moment très joyeux. La plupart des jeunes de cette région travaillent à Zhili où ils se sentent méprisés en tant que migrants issus de zones rurales. Quand ils rentrent chez eux, devant ma caméra, je sens qu’ils reprennent confiance. Pendant le mariage, tout le monde rit et plaisante. On perçoit comme un regain de vitalité.
Fang Lingping et son mari se sont également mariés pendant le Nouvel An. Mais avant leur mariage, ils ne s’étaient jamais rencontrés en personne – ils se sont rencontrés en ligne et ont commencé une relation. Pendant le mariage, tous leurs échanges semblent gênés parce qu’ils se connaissent mal.
On assiste à certains rituels pendant le film. Au mariage de Shi Wei, il y a des échangs d’anoraks et d’enveloppes rouges. Pourriez-vous nous expliquer ?
Dans ces villages reculés du Yunnan, les gens vivent dans des conditions matérielles très modestes. Suivant la coutume locale, c’est le frère cadet de la mariée qui l’accompagne chez Shi Wei, où le marié lui offre des cadeaux. Ces cadeaux comprennent de l’argent et des vêtements. La mariée apporte aussi une dot, composée de grands articles ménagers comme des draps et des meubles. Ce qui est un peu décalé, c’est la chanson interprétée par le maître de cérémonie…
Plus tard dans le film, il y a la célébration du dieu de la prospérité. Pourriez-vous là aussi, nous expliquer le principe ?
En Chine, la majorité de la population vit dans les zones rurales, et ce sont les valeurs paysannes qui définissent le noyau de la culture chinoise. Les chinois sont déchirés entre le désir de s’engager dans la modernité et un attachement fort à leurs traditions. Ils sont consumés par des désirs matériels tout en voulant garder ce qui fait leur histoire et leur identité. Quand ils peuvent, ils intègrent ces désirs dans les traditions existantes. Le culte du Dieu de la prospérité en est un exemple. J’ai filmé ces scènes dans la région d’Anqing, dans la province de l’Anhui. Là-bas, le dieu de la prospérité est représenté d’une manière semblable à celle d’un empereur dans l’opéra traditionnel chinois. Tout le village est réuni pour une grande cérémonie, qui a commencé par un culte en pleine campagne. Un chaman effectue ensuite un rituel pour placer l’esprit du dieu de la Prospérité dans un endroit secret, au milieu des champs.
Ensuite, les villageois suivent le dieu de la Prospérité de porte en porte. Le chef de famille, les parents et les enfants s’agenouillent et prient pour que l’année qui vienne soit prospère. Les familles plus aisées offrent de l’argent en cadeau au dieu, qui est également partagée avec ceux qui mènent le cortège.
Il s’agit d’un rituel propre à la région d’Anqing. C’était la première fois que je le voyais. Pour moi, ce rituel reflète l’état d’esprit et la situation des Chinois aujourd’hui, emportés dans un monde globalisé. Le gouvernement entrave la communication entre les Chinois et la civilisation mondiale moderne. Ce contrôle rend difficile pour les Chinois de s’aligner pleinement avec le reste du monde. Par conséquent, ils se retrouvent dans une position passive : curieux du monde moderne, mais maladroits et un peu perdus quant à la façon de s’y engager.
Le film se termine sur un atelier presque vide, avec un ouvrier masqué, à la veille de la crise du Covid. Que s’est-il passé pour les ateliers pendant la crise sanitaire ? Et depuis ?
Les ateliers de Zhili sont des entreprises strictement privées. Les pertes de production et les difficultés causées par la pandémie ont été entièrement supportées par les patrons et par les ouvriers eux-mêmes.
Les scènes finales du film ont été tournées en mars 2019. Après le Nouvel An, Lin Shao est retourné seul à Zhili, où on le voit travailler à l’atelier. Ces dernières images ont été filmées le dernier jour du tournage. Nous avons commencé à préparer le montage en avril et mai de la même année. Puis la pandémie de Covid-19 début 2020 nous a contraint à nous interrompre. Je suis retourné à Zhili et j’ai constaté que la plupart des ateliers avaient cessé leur activité, tous les travailleurs étant retournés chez eux.
Le montage a repris en 2021. Au moment où nous montions la fin de Jeunesse, Retour au pays, en 2023, il y avait cette séquence où Lin Shao porte un masque. C’était fortuit et sans rapport avec la pandémie. En fait, pendant les derniers jours de tournage, les travailleurs portaient des masques parce que l’air était épais, avec des fibres de tissu. Nous n’avions pas prévu que cela résonnerait de manière prémonitoire avec la pandémie.