Journal de Tûoa a été tourné sous régime de confinement, au Portugal, entre août et septembre 2020. C’est aussi un film de fiction. Impossible de le résumer sans en dire trop. Nous avons donc choisi de reproduire un paragraphe d’un conte de Cesare Pavese, Le Diable sur les collines : « L’orchestre reprit mais cette fois sans voix. Les autres instruments se turent et il ne resta que le piano qui exécuta quelques minutes de variations acrobatiques sensationnelles. Même si on ne le voulait pas, on écoutait. Puis l’orchestre couvrit le piano et l’engloutit. Pendant ce numéro, les lampes et les réflecteurs, qui éclairaient les arbres, changèrent magiquement de couleur, et nous fûmes tour à tour verts, rouges, jaunes. »
Quinzaine des réalisateurs 2021
AVEC : Crista Alfaiate Crista Alfaiate • Carloto Cotta Carloto Cotta • João Nunes Monteiro João Nunes
Monteiro et Adilsa, Isabel Cardoso, Joaquim Carvalho, Mário Castanheira, Maureen Fazendeiro,
Miguel Gomes, Pedro Filipe Marques, Miguel Martins, Patrick Mendes, Rui Monteiro, Vasco Pimentel,
Mariana Ricardo, Ricardo Simões, Andresa Soares, Marian Ungureanu, Vladimir Ungureanu
Réalisation Maureen Fazendeiro & Miguel Gomes • Comité central / Scénario Mariana Ricardo, Maureen Fazendeiro, Miguel Gomes • 1er assistant réalisateur Patrick Mendes • Script Pedro Filipe Marques • Directeur de la photographie Mário Castanheira • Lumières Rui Monteiro • Son Vasco Pimentel, Miguel Martins • Décors et costumes Andresa Soares • Directeur de production Joaquim Carvalho • Montage Pedro Filipe Marques • Étalonnage Andreia Bertini • Effets visuels Pedro Prata • Production Luís Urbano, Sandro Aguilar (O SOM E A FÚRIA) – Filipa Reis, João Miller Guerra (UMAPEDRA NO SAPATO)
Maureen Fazendeiro & Miguel Gomes
Maureen Fazendeiro
Née en 1989 est une réalisatrice et scénariste française installée à Lisbonne. Après des études de littérature, d’art et de cinéma à l’Université Paris-Diderot, elle rejoint la maison d’édition Independencia. Elle est également membre du collectif parisien d’artistes L’Abominable. Ses films Motu Maeva (2014) et Soleil Noir (2019) ont été sélectionnés dans de nombreux festivals internationaux. Sa collaboration avec Miguel Gomes débute en 2014, en tant que directrice de casting pour Les Mille et Une Nuits avant de passer, à ses côtés, derrière la caméra pour Journal de Tûoa.
Miguel Gomes
Né en 1972, Miguel Gomes sort diplômé de l’École supérieure de théâtre et de cinéma de Lisbonne et devient critique. Ses premiers courts-métrages, très bien accueillis dans de nombreux festivals internationaux, lui permettent de passer à la réalisation de son premier long-métrage, La Gueule que tu mérites. Ses films suivants, Ce cher mois d’août, Tabou et Les Mille et Une Nuits confirment sa reconnaissance sur la scène internationale. En 2021 sort Journal de Tûoa, sa première co-réalisation, aux côtés de Maureen Fazendeiro.
Les prochains projets de Miguel Gomes incluent Sauvagerie, d’après l’ouvrage d’Euclides da Cunha, Hautes Terres, et Grand Tour, co-écrit avec Mariana Ricardo, Telmo Churro et Maureen Fazendeiro.
Entretien avec les réalisateurs
Nous sommes ravis d’avoir des nouvelles du cinéma portugais – d’aussi lumineuses nouvelles. Nous savions qu’après l’impressionnante trilogie des Mille et Une Nuits, impressionnante de par son ampleur cinématographique et aussi celle de son dessein politique (relater dans le détail les effets du désastre économique dans tout le pays, sans pour autant jamais céder sur le fabuleux), Miguel Gomes avait plusieurs projets en cours, sur un arnaqueur sur un film épique au Brésil… En place de ces projets d’ambition et lourds en termes de production, voilà quasiment un film de famille. Et aussi, il importe de le souligner, un premier film en somme, puisqu’il est co-signé avec Maureen Fazendeiro, dont les films brefs ont largement circulé et ont été régulièrement primés. Film de famille (on retrouve aussi Isabel Cardoso et Carloto Cotta de Tabou), le confinement est-il le seul responsable à vous avoir conduit à faire un film fabriqué dans une économie clairement modeste ? Pouvez-vous par ailleurs évoquer les conditions du tournage dans ce contexte si particulier ?
Oui. Ce film est né de l’impossibilité de faire les autres films sur lesquels nous travaillions. Il est né aussi d’une discussion avec Crista Alfaiate, qui joue Schéhérazade dans Les Mille et Une Nuits, et son compagnon Rui Monteiro, éclairagiste pour le théâtre. Ce sont les premières personnes chez qui nous sommes allés lorsque nous avons enfin pu sortir de chez nous, en mai 2020. Ce soir-là, nous avons commenté ensemble la manière lamentable dont le Ministère de la Culture portugais gérait la crise que traversait le secteur artistique. Nous avons décidé qu’il fallait faire un film ENSEMBLE pour sortir de notre isolement, le plus vite possible. L’économie du film a à voir avec cette spontanéité, on pourrait même dire immédiateté : nos producteurs nous ont suivis, sans scénario, sans histoire, sans personnages, il n’y avait pas le temps de chercher des financements. Ils ont tout de même convaincu la télévision portugaise de s’engager dans le projet. C’est ainsi que moins de deux mois plus tard nous faisions un test PCR et nous nous enfermions à Sintra, à quelques dizaines de kilomètres de Lisbonne, dans une propriété qui avait été autrefois une ferme avicole. Nous étions 16 humains – dont 3 acteurs – et 5 chiens, et nous sommes restés 6 semaines sur place – dont 4 pour tourner. La production devait nous déposer des vivres et de la pellicule tous les jours devant le portail, mais ça n’a pas été si idyllique…
Journal de Tûoa : Le propre d’un journal est habituellement de suivre le passage du temps, le fil de la vie. C’est une drôle d’idée que de rembobiner ce fil, de donner à lire ce journal à l’envers. Comment vous est-elle venue ?
La pandémie et le confinement ont altéré notre perception du temps. Au sortir de ce que nous avons vécu, il fallait faire un film qui remette en cause la linéarité et qui travaille la répétition, la suspension, la discontinuité… sans pour autant s’embarquer dans une structure complexe et baroque. Avec un journal inversé, nous pouvions atteindre cette sensation d’altération du temps de la manière la plus simple possible. C’est vraiment un film très simple. Nous savions dès le départ que nous allions tourner dans l’ordre chronologique « normal » puis monter à l’envers, du dernier jour au premier. Et terminer le tournage avec une scène de baiser, à un moment où nous étions enfermés depuis suffisamment longtemps pour que le risque de contamination soit très bas… Un baiser est une scène banale au cinéma, mais qui est devenue un tabou des tournages avec la pandémie. En montant le film à l’envers, on commençait par ce fameux baiser. Ce baiser est l’esquisse d’une fiction qui n’existe jamais réellement. Le film inverse la chronologie pour passer de cette promesse de fiction à la fiction de notre séjour dans cette maison. Voilà le « crescendo » dramaturgique de notre film.
Last but not least, pendant le confinement, nous avons pallié l’impossibilité d’aller à la cinémathèque en organisant des rétrospectives dans notre salon, en commençant par le dernier film d’un réalisateur jusqu’à son premier. Avec John Ford par exemple, nous avons vu John Wayne rajeunir à chaque jour. Ça nous est resté en tête. Nous n’avons pas eu John Wayne avec nous, mais nous avions un coing…
Otsoga en portugais, Tûoa en français : le nom de « ce cher mois d’août », à l’envers, sonne très exotique. Le lieu, le décor, l’action : construire une serre à papillons. Mais aussi dans les partis pris visuels, jeux de lumière et de couleurs, tout concourt, surtout dans les premières séquences, à produire cette atmosphère exotique. On pense au « Paradis » de Tabou. Pourquoi cette couleur, cette tonalité ? Un paradis au cœur du désastre ? Est-ce une manière d’adapter la nouvelle de Pavese qu’évoque Maureen ?
La couleur est venue de Rui Monteiro, le compagnon de Crista. Il est éclairagiste pour le théâtre et il a fallu lui inventer un poste. C’est comme ça qu’on a décidé de filmer des nuits aux lumières très artificielles et des jours en lumière naturelle, en jouant sur les contrastes entre ombre et lumière en 16mm, grâce au travail délicat du chef opérateur, Mário Castanheira. Mais ce n’est pas le paradis, c’est le cinéma ! Et le cinéma invente des territoires avec leurs propres règles. Dans notre monde « Otsoga », il y avait le jour et la nuit, et ce qu’on voit peut être aussi bien exotique que banal, artificiel ou naturel. C’est à la fois le paradis et l’enfer, car c’était un espace de cohabitation et de création collective mais aussi un espace de réclusion… Tout dépend de la perspective.
Comme dans les films précédents, un « comité central » est responsable de l’écriture du film. Comment a-t-il travaillé, comment écrit-on un tel film ?
La première semaine, nous avons exploré notre décor avec Mariana Ricardo, la scénariste avec qui nous avons travaillé à ne pas écrire de scénario. Sur un grand tableau effaçable, nous avons posé les bases d’une structure en deux parties, faite de répétitions et de variations. La deuxième semaine, les acteurs nous ont rejoints et nous avons travaillé avec eux des improvisations. La troisième semaine, l’équipe technique était au complet et nous avons commencé à tourner.
On aperçoit vers la « fin » du film, ce tableau effaçable présentant le plan de travail, avec les séquences à tourner, jour après jour, signe d’une préparation, d’une écriture en amont, qui contredit le récit, la fiction d’une improvisation au jour le jour. Cette manière de faire du cinéma, cette liberté d’improviser, de jouer avec ce qui vient, dont le film fait l’éloge, n’est-elle qu’un rêve ? Comment, concrètement, se sont articulé prévision et improvisation dans la réalisation du film ?
Concrètement ? Avec ce tableau. Il nous permettait de voir la progression des scènes vers l’avant : dans l’ordre du tournage ; et vers l’arrière : dans l’ordre du montage. Quand une nouvelle idée surgissait ou quand il se passait quelque chose qu’il fallait inclure dans le film, on faisait de l’espace dans le tableau. Soit on ne trichait pas du tout et on intégrait la scène dans le jour suivant (le 16e jour quand on venait de tourner le 15e jour, par exemple). Soit on trichait un peu et on intégrait la scène dans un jour que nous avions déjà tourné (dans ce cas, en plus de filmer le 16e jour, on allait filmer une scène à monter dans le 7e jour, par exemple). Le tableau était rempli d’idées de scènes, ensuite il fallait découvrir comment les faire en travaillant avec les acteurs et en les filmant. Quelques unes ont été écrites, mais très peu, et le plus souvent elles contiennent des phrases ou des situations venues d’improvisations avec les acteurs.
La petite communauté du tournage se compose de visages familiers de l’œuvre de Miguel. Non seulement l’équipe de production, l’équipe technique : Vasco Pimentel qui, comme dans Ce Cher mois d’août a sa scène finale. Mais aussi les acteurs : Carloto Cotta, Crista Alfaiate… Comment les membres de cette communauté confinée ont-ils été choisis ?
C’est le côté film de famille, non ? Il s’agissait de vivre, mais aussi de mettre en scène, une expérience d’intimité. Qui commence avec la décision de co-réaliser un film ensemble. Aucun de nous ne l’avait fait avant. Nous avons invité des personnes dont nous nous sentons proches, des complices. Mais aussi quelques autres avec qui nous n’avions jamais travaillé auparavant.
Est pleinement manifeste, et fortement communicatif, un plaisir immense à observer les êtres, les animaux, chiens et papillons, les fruits et les plantes, les choses (le splendide tracteur, la piscine), dans l’espace et dans une lumière très changeante. Comme le comité central l’explique aux acteurs lors d’une réunion d’équipe, ces êtres, ces choses, et le film en lui-même, sont débarrassés par l’inversion du temps de toute forme de développement dramaturgique ou de construction psychologique. Est-ce en définitive le projet du film : son utopie réalisée ?
En réalité, nous pensons que les réalisateurs se trompent un peu, car même si le film retourne en arrière, le spectateur a une sensation de progression narrative. Même si nous n’avons pas attribué de rôles aux acteurs, ils sont devenus des personnages, avec des personnalités distinctes… Donc ce que disent les réalisateurs dans cette scène doit être relativisé. Nous avons voulu filmer les éléments de la maison, humains et non humains, vivants et non vivants, et capter leur grâce et leur beauté. C’est le travail du réalisateur, dans ce film et dans tous les autres. Par exemple la beauté d’un tracteur, avant que celui-ci ait une histoire (dans ce film, rétroactive).
Lors d’une réunion de travail, les trois acteurs avouent au « comité central » leur perplexité un peu égarée face à la manière dont le tournage s’organise, à ce qu’on attend d’eux. Qu’attendez-vous du spectateur de Journal de Tûoa ?
Qu’il ne soit pas trop stressé quand il comprendra que film est monté à l’envers et qu’il ne croie pas qu’il faut être très intelligent pour voir un film comme celui-là. Pas besoin d’être très intelligent. Il suffit juste d’être un peu sensible…
Le film commence et s’achève par une fête, au son de “The Night”, la merveilleuse chanson de Frankie Valli and the Four Seasons. Pouvez-vous commenter le choix de cette musique, qui parle de la fin d’un amour ?
La musique vient de Maureen, immédiatement adoptée par Miguel et le reste de l’équipe. Il y a deux grandes familles de chansons, celles qui parlent du début d’un amour et celles qui parlent de la fin. Il se trouve que celle-là parle de la fin, mais ça aurait pu être le contraire. Dans cette structure minimaliste qui joue sur les répétitions et variations, nous avons choisi de n’utiliser que deux musiques, The Night qui revient deux fois, et Legionella de Norberto Lobo qui revient quatre fois.
Choisir comme marqueur du passage inversé du temps un coing qui, d’un état de pourriture avancé, retrouve progressivement sa fraîcheur : votre film serait-il un remake inversé, ironique, du Songe de la lumière de Victor Erice ?
La première fois que nous sommes allés visiter la maison, nous avons remarqué une pomme posée sur un muret tout près de la porte d’entrée. Lorsque nous sommes revenus quelques semaines plus tard pour tourner, la pomme était toujours là, complètement pourrie. Notre coing était un marqueur de temps très honnête. Nous n’avons pas triché, ses apparitions correspondent plus ou moins à son état dans la réalité. Mais c’est le destin qui nous a conduit vers le fruit d’Erice : dans la scène des parapluies où le réalisateur essaie de convaincre la réalisatrice de filmer le tracteur, et où la réalisatrice essaie de convaincre le réalisateur et la scénariste de lire un livre de Cesare Pavese, nous avons rencontré le cognier. C’est arrivé pendant le plan, nous ne l’avions pas remarqué avant. L’idée de filmer le coing n’a même pas eu le temps d’intégrer notre tableau : elle a été immédiatement mise en pratique. Et le coing a pris la place de la pomme pourrie que nous avions vue sur le muret près de la porte lors de notre première visite dans la maison.
Propos recueillis par Cyril Neyrat et Jean-Pierre Rehm, juin 2021