Pendant 25 ans, dans une immense boîte de nuit, un homme et une femme guettent ensemble un événement mystérieux. De 1979 à 2004, l’histoire du disco à la techno, l’histoire d’un amour, l’histoire d’une obsession. La « chose » finalement se manifestera, mais sous une forme autrement plus tragique que prévu.
Première mondiale: Festival de Berlin 2023
May Anaïs Demoustier • John Tom Mercier • La Physionomiste Béatrice Dalle • Pierre Martin Vischer • Alice Sophie Demeyer • Monsieur Pipi Pedro Cabanas • Céline Mara Taquin • Yacine Bachir Tlili • Ami De May 1 Maximilien Delmelle • Ami De May 2 Harpo Guit • Pablo enfant Melrose Landa-Nzinga • Pablo adulte Joël Bunganga • May 15 ans Madelief Graux • John 15 ans Nel Rivart
Scénario Patric Chiha, Axelle Ropert, Jihane Chouaib • Image Céline Bozon AFC • Montage Karina Ressler AEA, Julien Lacheray • Son Atanas Tcholakov • Montage son et Mixage Mikaël Barre • Musiques originales Yelli Yelli & Florent Charissoux, Dino Spiluttini • Décors Eve Martin • Costumes Claire Dubien • Maquillage Lila Vander Elst • Coiffure Paul-François Matraja • Chorégraphies Lorenzo de Angelis • Première assistante mise en scène Christele Agnello • Scripte Morgane Aubert-Bourdon • Directeur de production Sébastien Lépinay • Produit par Aurora Films (France) ; Charlotte Vincent, Katia Khazak • Coproduit par Frakas Productions (Belgique) ; Jean-Yves Roubin, Cassandre Warnauts ; WILDart FILM (Autriche) ; Ebba Sinzinger , Vincent Lucassen
Patric Chiha
Patric Chiha est un cinéaste autrichien d’origines hongroise et libanaise, né en 1975 à Vienne. Après des études de stylisme de mode à l’ESAA Duperré (Paris) et de montage à l’INSAS (Bruxelles), il réalise plusieurs courts et moyens-métrages, et documentaires (dont Les Messieurs et Home) montrés dans de nombreux festivals. Son premier long-métrage, Domaine (2009), avec Béatrice Dalle, est sélectionné à la Mostra de Venise. Suivent Boys like us (2014) et les documentaires Brothers of the night (2016) et Si c’était de l’amour (2019), tous deux sélectionnés à la Berlinale. La bête dans la jungle (2023) est son cinquième long-métrage.
FILMOGRAPHIE
2023 La Bête dans la jungle
2019 Si c’était de l’amour[doc]
2016 Brothers of the night, [doc]
2014 Boys like us
2009 Domaine
2007 Où se trouve le chef de la prison ? [cm]
2006 Home
2005 Les Messieurs[doc]
2004 Casa Ugalde, [cm]
RENCONTRE(S) AVEC PATRIC CHIHA
INVITATION DU PROGRAMMATEUR
Pour la beauté d’un geste entêté !
« La Main Mouvante écrit. Et va, ayant écrit.
Ni ta piété ne la saura, ni ton esprit
fléchir pour qu’elle remonte à la ligne et l’efface.
Ni tes pleurs d’un seul mot n’en laveront la trace. »
Ce quatrain d’Omar Khayyâm qui ouvre le film Pandora d’Albert Lewin pourrait aussi ouvrir La Bête dans la Jungle de Patric Chiha : une autre histoire d’amour fou dans une toute autre tonalité s’y trouve également confrontée à la Main Mouvante du Destin.
Le point de départ du film est une nouvelle de Henry James qui aura été revue, et bien corrigée, par le réalisateur, accompagné par ses deux co-scénaristes. Marguerite Duras en avait écrit une adaptation théâtrale qui fut jouée plusieurs fois, notamment une, mise en scène par Alfredo Arias, avec Samy Frey et Delphine Seyrig, dont la captation fut réalisée par Benoît Jacquot pour la télévision (disponible à l’INAthèque).
Patric Chiha nous propose un dispositif poétique et esthétique radicalement différent, très fort : un huis clos au présent de deux décennies et demi qui s’égrènent de soirées en soirées dans une boîte de nuit ; métaphore, pourrait-on dire, d’un lieu où la belle jeunesse affronte avec l’énergie du désespoir, et en même temps de tous les espoirs possibles, les obscurités du monde. Béatrice Dalle, vêtue d’une grande cape noire comme la Mort dans Le Septième Sceau de Bergmann est la physionomiste de l’endroit. Autant dire qu’elle connaît tout le monde et le destin de chacun.
L’esthétique kitsch épouse la beauté du cinéma muet, dans cette sorte d’opéra contemporain, qui forme avec le précédent film de Patric Chiha, Si c’était de l’amour ?, un passionnant diptyque chorégraphique dont chacune des propositions est aussi parfaitement autonome !
Sur un fond de musique techno entêtante et parfois envoûtante, May Bartram, Anaïs Demoustier telle Garbo (elle est citée !) aux Bains-Douches et John Marcher, Tom Mercier tel le Fantôme de l’Opéra égaré dans une boîte de nuit, se rencontrent, se retrouvent peut-être. Le pré-générique du film dans les arènes du vieux Boucau où la jeunesse danse au son des bandas nous saisit d’emblée. Le plan suivant : des bas rouges chaussés d’escarpins signalent l’arrivée de May dans La Boite sans nom, dont c’est l’ouverture costumée. Un plan suivant nous la révèle en torera magnifique ! Une foule bigarrée de personnes en costumes divers, danse, se caresse tous genres confondus. On s’enfonce un peu dans le fauteuil : tout sera très beau.
Nous voilà invités, de soirées en soirées, dans un voyage dans le temps de l’intime et du collectif d’une époque (des années Sida au 11 septembre 2001) qui se terminera par une chute dans le présent : le temps passe hélas !
Ce passage du temps se donne à lire successivement dans quelques images télévisuelles significatives de cette fin de siècle. L’évolution des musiques, du disco à la techno (la création musicale doit être saluée !), sans citer aucun titre connu, rend parfaitement compte de cette trajectoire sonore ; tandis que semblent inchangées à la fois l’énergie et l’éventuelle vacuité d’une époque où les corps existent d’abord dans la matérialité de leur gestuelles désordonnées et fascinantes. Qu’y a-t-il de plus beau et de plus étonnant qu’un corps mais surtout plusieurs corps dansants dans les lumières vacillantes et travaillées d’un dance floor ?
Et la caméra si proche, si douce, si tendre avec ces corps, comme nos regards même, dans un feu d’artifice dont la poudre nous pique les yeux et dont les parfums mélangés envahissent même nos narines. Les corps se frôlent, les sueurs s’échangent…Et May Bartram et John Marcher sont comme sur le bord du cratère d’un volcan au-dessus duquel chacune et chacun danse sa vie ; tandis qu’eux regardent cette frénésie comme si sur la passerelle d’un bateau, proche du rivage, ils regardaient trembler la terre. Chaque soir, la magnifique main gantée de soie bleue et porteuse d’une bague étincelante, caressant le bois de la rampe de la passerelle, vient le rejoindre, lui qui ne cesse de l’attendre et d’attendre, partageant cette attente avec elle, la révélation de l’inquiétant mystère qui l’obsède…
A l’aube suivant ces deux décennies, peut-être nous frotterons-nous les yeux, une génération sera passée et une autre jeunesse prendra ses marques sur les marches de l’existence…
Mais entretemps, quelque chose des ruses de la mémoire et des ruses du désir, mais aussi du mystère de la vie et de l’amour, nous aura violemment bousculés !
Guy-Claude MARIE, 15 juillet 2023, IMAGOPUBLICA
ENTRETIEN AVEC PATRIC CHIHA
D’où est né ton désir d’adapter le court roman d’Henry James, La Bête dans la jungle ?
C’est l’histoire d’un homme qui attend un événement extraordinaire qui changera toute sa vie. Il demande à une femme de l’attendre avec lui et cette aventure va les dépasser tragiquement. Pour moi l’histoire de ce couple a la force d’un mythe. Elle nous rappelle à notre condition d’être humain toujours tiraillé entre le présent et le rêve, la réalité et le fantasme. Le mystère de La Bête dans la jungle me hante depuis très longtemps. Il touche à quelque chose dont personne ne parle, mais que tout le monde reconnaît : ce sentiment terrifiant de passer à côté de sa vie, justement parce qu’on espère une vie au-dessus de la vie, une vie extraordinaire, une vie projetée dans l’avenir. J’ai eu envie d’en faire un film parce que j’ai la certitude que cette tension-là, entre présent et fantasmes, vie réelle et vie rêvée, a aussi à voir avec le cinéma.
May et John, les deux protagonistes du film, semblent mus par une force mystérieuse qui leur échappe. Quelle est cetttte force qui les pousse à passer à côté de leur vie ?
Comme dans les mythes, l’histoire est à la fois très simple et très mystérieuse. C’est quoi la Bête ? Quel est ce danger qui rôde autour d’eux ? Qu’est-ce qu’attendre une autre vie ? Passer à côté de sa vie ? Dans le roman, c’est limpide et en même temps quelque chose nous échappe. Je mentirais en disant que j’ai entièrement compris le roman. On fait des films justement parce que quelque chose nous frappe, nous émeut et qu’on ne saurait nommer ou expliquer. C’est quand apparaît un doute, un mystère, que nait en moi le désir de film. En tant que réalisateur mais aussi en tant que spectateur, je cherche une émotion surprenante qui rompt le déroulement linéaire et propose un point de vue nouveau. Le contraire d’un programme. À l’écriture, au tournage et au montage, nous devions toujours être très attentifs au mystère de La Bête dans la jungle, ne jamais tenter de l’expliquer mais au contraire nous perdre et nous laisser surprendre. Ça me semble très important qu’il puisse encore y avoir un art de l’inconnu et du mystère. Il faut prendre le risque de tomber amoureux d’un acteur, d’un geste, d’un regard dont on ne sait pas d’avance ce qu’il veut dire.
Au fond, ce que nous dit le film, c’est qu’on rate toujours quelque chose. Nos espérances ne sont jamais vraiment récompensées.
C’est notre bataille absolue d’être humain. Nous ratons d’évidence tous les jours quelque chose en espérant autre chose. Toute vie est ratage d’une autre vie. Mais si, comme le personnage de May, nous sommes plus disponibles, plus ouverts, nous vivrons quand même intensément les choses.
May, l’héroïne, se laisse embarquer dans le délire de John. Il y a cette scène où il lui prend le bras de manière un peu autoritaire et lui demande de le suivre, ce qu’elle fait sans trop résister.
Oui, il a reconnu en elle une sœur, une complice. C’est la seule personne qui connaît son secret et pense qu’il n’est pas fou, qui le croit. La croyance de May renforce sa propre croyance. John est peut-être buté, hors du monde, mais il a l’innocence d’un enfant. Son rêve, il le tient toute sa vie : enfant, il a compris qu’il était destiné à quelque chose et il y croit toujours. Quelle immaturité mais aussi quelle innocence ! Bien sûr qu’il l’entraîne, mais elle se laisse vite entraîner. Comme si elle n’attendait que ça. Elle dit à un moment : « J’aime quand la vie ressemble à un roman ». Or, il lui propose une histoire dingue et romanesque, la vie la plus excitante possible. Elle veut être une héroïne, une star de cinéma… vivre la vie en plus grand. À certains égards, elle y croit plus que lui, quand par exemple il fléchit et qu’elle lui donne l’impulsion de continuer.
Lors de l’écriture du scénario vous êtes vous demandés comment faire pour qu’on puisse s’identifier à ces deux anti héros, ces “ratés” de la vie, les amener vers une grandeur tragique ?
Avec mes coscénaristes, Axelle Ropert et Jihane Chouaib, nous avons toujours énormément aimé ces deux personnages. La nouvelle est émouvante mais elle est plus analytique, chargée d’une sorte d’ironie froide. On a voulu tirer le film davantage vers la tragédie, le mélo. Il fallait rendre vivants, incarnés et proches de nous des personnages qui, dans le roman, sont davantage des figures. Comment les laisser être traversés par ces émotions qui ne sont pas toujours narratives ou psychologiques ? La boite de nuit offrait cet espace idéal où ils peuvent avoir ces surprises, où ils ont quelque chose à regarder, des émotions à ressentir.
Ce qui est beau dans le film, c’est la dialectique entre May, pleine de vitalité et de mouvements, et John qui est un bloc d’immobilité, jusque dans ses vêtements qui ne changent jamais.
Ils sont très différents, mais je les vois comme des frères d’arme. Ils cherchent la même chose mais leurs chemins respectifs sont asynchrones. John est solitaire et timide, alors que May est lumineuse et forte. Chacun est d’abord aveugle au sort qui les menace et chacun finit par accéder à la conscience mais pas au même moment. May, plus lucide, comprend à un moment que la « chose » qu’ils attendent est sans doute l’Amour et qu’il ne sera jamais partagé pleinement avec John. Elle tente de le lui faire comprendre, chez elle, dans un ultime geste, puis, sur le toit la nuit, décide, par amour, de le préserver d’une vérité trop douloureuse. John ne le comprend qu’à la toute fin. Au cimetière, il réalise enfin que l’absolu qu’il cherchait était l’Amour et était May, qu’il aurait dû prendre le risque de l’aimer. Enfin il vit au présent, c’est la première fois qu’il éprouve une émotion réelle, mais il est trop tard.
Comment as-tu abordé le rôle de John avec Tom Mercier ?
Je vois John comme quelqu’un qui ne vit pas, ou à côté de la vie. Radicalement. C’est très rare et très étrange. Tom Mercier a offert au personnage une couleur très personnelle, unique. Il a son propre rythme, asynchrone au jeu social, sa présence si forte qui frôle toujours l’absence, sa drôlerie et sa tristesse. Tom doit jouer quelque chose de très complexe, car son personnage a peu d’outils narratifs ou psychologiques pour évoluer. Il est vraiment à l’arrêt. On travaillait beaucoup en répétition sur comment se tenir, s’affaler, s’asseoir, avec en tête l’idée qu’il est presque un pantin et pas tout à fait solide. C’est très physique ce qu’il fait, même si ça se voit peu à l’image. On a tous des amis comme ça, un peu hors tempo ou dans leur propre rythme.
Par contraste, Anaïs Demoustier a un jeu beaucoup plus expressif.
Le chemin qu’a créé Anaïs Demoustier dans le film est incroyable. Même si nous ne comprenions pas toujours le sens des scènes ou des dialogues (nous en riions souvent au début de journée de tournage), elle s’est abandonnée au lieu, à la musique, au personnage, au film. Au début, May est tellement exaltée, si joyeuse, si brûlante, si absolument vivante. Anaïs et moi avons cherché du côté de l’hypersensibilité, de l’hyperémotivité et du surjeu. En boite de nuit, toute émotion est amplifiée, la vie est une fiction. Mais, petit à petit, elle commence à ressembler à John, à s’extraire du monde, à fatiguer, à se consumer, sans jamais néanmoins arrêter de vivre leur histoire. Au contraire, elle la vit toujours pleinement. Réellement. Cette question de la fiction et de la réalité, du surjeu et de la « nudité », je l’ai abordée avec tous les comédiens. Comme si au bout de l’artificialité, de l’exagération, de l’exaltation propre à la nuit, nous devenions de nouveau nous-mêmes.
En voyant le film j’ai pensé au cinéma muet où le jeu est souvent exagéré, où les choses s’expriment surtout par les expressions et les attitudes. J’ai l’impression que ton film s’inscrit dans une généalogie qui remonte jusqu’à certains films de Pabst comme Loulou.
Dans mon film on parle beaucoup. Mais je vois toujours la parole comme une action plus que comme un vecteur de messages. Pendant le tournage on a souvent évoqué les Telenovelas où tout est très exagéré. Et lors des répétitions et des recherches avec Anaïs, nous avons travaillé sur des photos de mode des années 40, des poses, des gestuelles. Nous cherchions des gestes relativement artificiels et exagérés, indépendamment des scènes et de ce qui est dit. Et je suppose que dans le film cela se sent. Ces personnages dansent tout le temps. Même assise sur un canapé, je demandais à Anaïs de donner le sentiment qu’elle continuait de danser. Elle lève les bras exagérément quand elle est contente, la fille du vestiaire s’essuie les larmes très tragiquement, Béatrice Dalle sourit ironiquement, tout est poussé. D’ailleurs, dans une boite de nuit est-ce que nous ne sommes pas en surjeu permanent ? Dans la première scène où elle arrive pour la première fois dans ce lieu, May pénètre dans une forêt magique et nous avons cherché des gestes qui donnent à sentir cette exaltation. May arrive dans le temple du possible. Elle veut tout toucher. J’ai pensé à Naomie Watts dans Mulholland Drive, lorsqu’elle arrive à Los Angeles et que tout lui semble merveilleux.
Dans le cinéma muet aussi, tout apparaît comme un monde à part, un rêve et j’ai eu le même sentiment devant ton film.
Dans nos rêves, les émotions sont réelles. Ce que nous avons rêvé la nuit nous l’avons vraiment vécu. Au fond je ne fais pas tellement la différence entre le réel et le fantasme. Le fantasme me semble aussi réel que mes factures d’électricité. Et c’est Béatrice Dalle qui nous guide à travers ce monde de rêve… J’ai écrit le personnage de la physionomiste pour elle. Elle a joué dans mon premier film, Domaine (2009), et cela faisait longtemps que je voulais retravailler avec elle. Sa présence à la fois si concrète et si détachée ou flottante me bouleverse toujours. Mais pour revenir à ta question, le film est en langue française et se passe à Paris, nous avons tourné à Bruxelles et à Vienne, et comme je suis autrichien, sans doute que le film charrie aussi quelque chose de germanique. Et quand tu parles de Pabst, sans doute que ce type de réalisateurs fait partie de ma culture. Je le relie d’ailleurs à autre chose, qui fait aussi partie de mon histoire : ce goût pour la beauté de la noirceur du romantisme. C’est sans doute un film très romantique dans le sens premier du terme. Faire confiance aux émotions avant la compréhension. Ou plus exactement faire confiance à l’émotion comme un chemin vers la compréhension.
Finalement, tu cherches la vérité dans l’artifice.
Oui, exactement. Mais, étrangement, je l’ai appris par les documentaires que j’ai réalisés, comme Brothers of the night. Je crois profondément qu’il faut faire confiance à l’artificialité du cinéma. Ne pas faire semblant que cet art n’est pas artificiel alors qu’il l’est excessivement puisqu’il découpe à la fois le temps et l’espace. Je fabrique un monde, avec les lumières, les costumes, les musiques, les fumées, mais en même temps, je le mets à nu. Dans une boite de nuit, on voit bien que tout est faux. La joie ou la tristesse y sont amplifiées, les lumières excessives et puis on sort dehors au petit matin et tout ce faux nous paraissait quand même être la vie. La mise en scène c’est un peu montrer ses cartes, mais j’espère qu’au bout du faux, au bout de cette artificialité, les êtres humains sont à nouveau nus. C’est ce que le documentaire m’a fait saisir, comme lorsque les enfants jouent pour de faux : ils se déguisent, mais pourtant, à travers tout cela, nous les voyons tels qu’ils sont réellement. C’est aussi ce que j’admire chez les acteurs, comment la fabrication d’un personnage raconte quelque chose d’eux.
L’idée de transposer le récit de James dans une boite de nuit était présente dès le départ ?
C’est quand j’ai eu l’idée de la boite de nuit que j’ai osé me plonger dans ce projet. Ce décor quasi unique fait du film une sorte de documentaire sur une boite de nuit de 1979 à 2004. La boite de nuit est à la fois l’espace euphorique du présent permanent, de l’éternelle jeunesse, et l’espace mélancolique du temps infini parce qu’en dehors du réel, du quotidien. C’est un théâtre où l’on rêve la vie plus qu’on ne la vit. C’était donc l’espace idéal pour mettre en scène l’histoire de May et de John qui sont enfermés dans leur quête de l’absolu.
La fête et le désenchantement qui suit l’exaltation me semblent comme une métaphore de la vie elle-même.
Pendant l’écriture de ce film, qui a été longue, je continuais à sortir en boite, à Berlin notamment. Au Berghain, il y a deux espaces, la piste de danse et une sorte de balcon d’où on peut observer la piste. La moitié du temps, je suis physiquement dans la danse, et l’autre moitié, je suis perché sur ce balcon à regarder les gens, à projeter des histoires sur eux qui transforment cette nuit en une fiction, bien plus vaste qu’une soirée en boite. Un des plaisirs, à la fois joyeux et un peu morbide, c’est de vivre et de regarder vivre. D’ailleurs on a emprunté une idée au Berghain, où vers 5h du matin, dans la salle du haut, on ouvre les stores quand le jour se lève. Tout d’un coup, on sort de la nuit, la vie reprend. Puis, on referme les stores pour ne pas nous extirper trop brutalement de notre bulle de fiction. Cette étrange temporalité entre jour et nuit, vie et mort, est à la fois euphorisante et très mélancolique.
Ce qui est beau c’est que la boîte de nuit a une vie bien à elle, indépendamment de l’histoireet des personnages qui la traversent.
Un des enjeux de la mise en scène était que les gens y vivent et y dansent vraiment et de ne jamais considérer tous ces danseurs comme des figurants. Ils sont les stars potentielles de chaque plan (ce que je leur disais sur le tournage), ils portent en eux mille fictions. On est toujours au début d’une histoire ou à la fin d’une autre et cette foule magnifique s’est prêtée au jeu avec enthousiasme. Nous avons tourné en pleine restriction dû au Covid. Ça nous a beaucoup aidés car tout le monde avait le désir de retourner à cette chose essentielle, ce besoin vital de danser ensemble. Et j’espère que cette vitalité retrouvée se voit à l’image.
Grâce à la boîte de nuit, les personnages un peu abstraits de Henry James s’incarnent dans des choses très concrètes, comme la danse, la musique.
La danse ou la musique nous ramènent toujours au présent, à des sentiments de base qu’on n’a pas besoin d’expliquer. Voire même à la naissance du cinéma. Je fais toujours un lien entre la danse et L’entrée du train en gare de la Ciotat des frères Lumière, à savoir le plaisir du mouvement et donc la réalité absolue du mouvement. En regardant des gens danser on ne se demande pas ce que ça veut dire. Chez John Ford, chez Jacques Demy, on danse pour danser. Les plans sur les danseurs nous permettent, je crois, de ressentir cette dimension concrète et au présent de la danse.
La boîte de nuit raconte aussi l’histoire du Temps, à travers les genres musicaux qui évoluent, les modes vestimentaires qui changent.
L’un des enjeux du film est la représentation du Temps, son passage, son vertige et finalement son anéantissement. À l’image, au son, à la musique, aux costumes, aux décors, le mouvement du Temps a toujours été au cœur de notre recherche. Alors que l’ambiance est chaude, voire clinquante au début, elle devient de plus en plus industrielle et froide. Tout change tout le temps, sauf May et John qui sont enfermés dans un présent permanent, un temps infini. D’ailleurs, l’âge est une notion assez floue en boîte de nuit où ne compte que l’instant. Je n’ai donc pas rajeuni ou vieilli artificiellement les deux acteurs, mais suggéré grâce à la lumière, aux costumes et au maquillage différents états physiques. En refusant le réel, John et May vivent dans un temps étrange. C’est aussi vrai pour la temporalité générale du film : alors qu’au début le déroulement du temps est concret, il devient de plus en plus elliptique, vertigineux. Et Chronos, le dieu du Temps et du Destin, finit par dévorer ses enfants !!
Après la fin de la première partie, où l’épidémie de Sida a vidé la boite de nuit, une nouvelle génération arrive et le film prend une nouvelle tournure, un nouveau rythme, se réinvente dans un temps qui s’enroule sur lui-même.
Au montage, nous avons beaucoup travaillé sur la construction et le rythme des passages du temps. Comment est-ce qu’on raconte une histoire sur 25 ans, dans un lieu clos ou deux personnages guettent le surgissement d’un événement ? Certains moments du film sont très narratifs, mais je pressentais avant le tournage, qu’au moment dont tu parles, qui se situe juste après la chute du mur de Berlin, en 1990, on était au cœur du film. Une fois que les histoires sont terminées (le mari de May est parti, John a oublié la fille du vestiaire), une fois que nous ne sommes plus vraiment dans le scénario, nous sommes au cœur de leur attente.
Même physiquement, ils ne sont plus avec les danseurs mais au balcon, ils sont devenus les spectateurs que tu décrivais dans ton expérience du Berghain.
Oui, ils sont au théâtre. Ils ne participent plus. D’ailleurs, à partir de là, nous ne filmons les danseurs plus que de là-haut, du balcon. C’est aussi ça qui change radicalement : nous n’allons plus sur la piste, dans l’euphorie de la danse.
Tu disais en début d’entretien que le roman de James avait aussi à voir avec le cinéma ?
Oui, et mon film est peut-être aussi un film sur le cinéma, cet art si mal aimé en ce moment. Dans la salle de cinéma, ne sommes nous pas tous May et John, ces spectateurs qui guettent à la surface de l’écran ou du monde une bête qui pourrait surgir et bouleverser leur vie ?
par Jean-Sébastien Chauvin