Frederick Wiseman, pionnier du cinéma documentaire a installé sa caméra durant sept semaines au cœur de l’Opéra de Paris.
Des coulisses des ateliers de couture aux représentations publiques et à travers les différentes étapes de la vie d’un danseur pour devenir étoile, LA DANSE montre le travail de tous ceux qui donnent corps au quotidien à des spectacles d’exception.
Image : John Davey
Son : Frederick Wiseman
Montage : Frederick Wiseman, Valérie Pico
Montage son : Hervé Guyader
Mixage : Emmanuel Croset
Produit par Françoise Gazio, Pierre-Olivier Bardet – Idéale Audience
Et Frederick Wiseman – Zipporah Films
Coproducteurs : Opéra national de Paris, Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains
Partenaires : Public Broadcast Service (PBS), TPS Star, Planète, YLE (Finlande)
Avec le soutien du Centre national de la Cinématographie
et de : Foundation Florence Gould – John Young ; Foundation Pershing square – Karen & William Ackman
Frederick Wiseman
Frederick Wiseman est un cinéaste américain né le 1er janvier 1930 à Boston, Massachusetts. Documentariste, il s’est principalement appliqué à dresser un portrait des grandes institutions nord américaines.
Après avoir fait des études de droit à l’université de Yale, il commence à enseigner sa discipline sans grande conviction. En 1964, sa vie prend un virage suite à sa décision de produire la réalisatrice Shirley Clarke, qui a décidé de réaliser The Cool World adapté d’un roman de Warren Miller. Cette expérience ayant été révélatrice pour lui, il décide de consacrer sa vie à réaliser, produire et monter ses propres films. Trois ans après sort dans les salles son premier documentaire : Titicut Folies qui jette un regard d’une acuité terrible sur un hôpital pour aliénés criminels.
Dès son premier documentaire, il se démarque clairement de ses contemporains. Ses films, que l’on peut rapprocher de l’essai littéraire, ne comportent aucune interview, aucune musique, aucun commentaire, ni ordre chronologique. Ils présentent des segments thématiques qui se répondent et se lient par contraste et comparaison. Wiseman fournit une vision brute et laisse au spectateur le soin de se créer son propre avis. Il choisit pour tous ses tournages de prendre lui-même le son et dirige son cameraman en communiquant par des signes convenus.
Après son premier film Titicut Folies, il réalise et produit, au rythme de un par an, une série de documentaires aux titres évocateurs dans lesquels il poursuit son étude des règles du “vivre ensemble“ tel qu’il est agi dans les grandes institutions dont s’est dotée la société américaine : High School (Collège) et Law and Order(Le commissariat de police) en 1969, Hospital en 1970, Juvenile Court (Tribunal pour mineurs) en 1973, et Welfare (Aide sociale) en 1975. Durant cette période, il réalise deux documentaires sur les rapports avec le monde animal : Primateen 1974 et Meat en 1976, respectivement sur l’expérimentation scientifique animale et l’élevage de masse des bœufs destinés à l’abattoir et la consommation. Ces deux films, particulièrement impressionnants, mettent en relief l’interrogation qui traverse l’ensemble de son œuvre : le phénomène institutionnel et ses rapports complexes avec le théâtre de la vie.
Il se lance ensuite dans l’observation des modèles de la société de consommation avec Model en 1980 puis The Store en 1983. Comme dans chacun de ses précédents films, il prend le temps d’écouter et de regarder en privilégiant les longs plans séquences. Acuité de l’observation, humour féroce et compassion caractérisent ses plongées dans l’agence de mannequins et le grand magasin Neiman Marcus, temples de la modernité occidentale. Il s’immisce en 1995, dans les coulisses du théâtre et réalise La Comédie-Française ou l’amour joué. Il aborde de nouveaux les thèmes sociaux avec Public housing (1997), analyse des logements sociaux dans un ghetto noir de Chicago, Belfast, Maine (1999), véritable radiographie du quotidien d’une ville côtière de la Nouvelle Angleterre. Domestic violence (2001-2003), filmé à Tampa, en Floride montre le travail du principal centre d’accueil offrant un abri aux femmes et enfants victimes de violences physiques. Dans State legislature (2006), ode à la démocratie représentative et au travail législatif, Wiseman suit les travaux des deux chambres du Parlement de l’Idaho. En 2002, il réalise une œuvre de fiction: La Dernière Lettre, poignant monologue résumant les derniers jours d’une mère juive dans un ghetto en Ukraine, qu’il avait mis en scène au théâtre en 1988. Passionné de théâtre, il met en scène plusieurs pièces jusqu’à « Oh les beaux jours » de Samuel Beckett à La Comédie Française, en 2006.
Les films de Frederick Wiseman ont été sélectionnés et récompensés dans de très nombreux festivals à travers le monde, aux premiers rangs desquels Cannes, Venise et Berlin. L’ensemble de son œuvre a été récompensé à plusieurs reprises. Il est membre d’honneur de l’Académie Américaine des Arts et des Lettres.
FILMOGRAPHIE
967 TITICUT FOLLIES
1968 HIGH SCHOOL
1969 LAW AND ORDER
HOSPITAL
1971 BASIC TRAINING
1972 ESSENE
1973 JUVENILE COURT
1974 PRIMATE
1975 WELFARE
1976 MEAT
1977 CANAL ZONE
1978 SINAI FIELD MISSION
1979 MANOEUVRE
1980 MODEL
1982 SERAPHITA’S DIARY
1983 THE STORE
1985 RACETRACK
1986 DEAF – BLIND – ADJUSTMENT & WORK MULTI-HANDICAPPED
1987 MISSILE
1989 NEAR DEATH – CENTRAL PARK 1991 ASPEN
1993 ZOO
1994 HIGH SCHOOL II
1995 BALLET
1996 LA COMÉDIE FRANÇAISE
1997 PUBLIC HOUSING
1999 BELFAST, MAINE
2001 DOMESTIC VIOLENCE
2002 DOMESTIC VIOLENCE 2 – LA DERNIÈRE LETTRE
2004 THE GARDEN
2006 STATE LEGISLATURE
2009 LA DANSE, LE BALLET DE L’OPERA DE PARIS
2010 BOXING GYM
2011 CRAZY HORSE
2013 AT BERKELEY
2014 NATIONAL GALLERY2015 IN JACKSON HEIGHTS2017 EX LIBRIS – THE NEW YORK PUBLIC LIBRARY2018 MONROVIA, INDIANA
Un cinéma iconique
Je me souviens d’un jugement de Mallarmé sur la danse : « la poésie dégagée enfin de tout appareil de scribe ». De cette formule je me saisis, pour exprimer ce je ne sais quoi de rebelle aux commentaires, un trouble insurmontable lorsqu’il s’agit de traduire en paroles l’écriture corporelle de la danse, de cette forme cérémonielle soumise à l’ordre du théâtre. En ouvrant cette glose, j’avoue mon dégout des reportages réalistes ; du poète, je garde encore ceci en mémoire : « la danseuse n’est pas une femme qui danse ».
Porté par son instinct poétique, Frederick Wiseman est dans ce retrait mallarméen, qui a permis une rencontre d’exception, inattendue en France, entre un travail cinématographique sans phrase et le savoir faire d’une administration de l’Opéra omniprésente, accordée à l’esprit du réalisateur par ce qu’elle sait du fond des choses chorégraphiques : « assemblage offert au public, qu’il ressent sans en avoir forcément l’explication » ; ce propos orchestral de Brigitte Lefèvre adressé aux danseurs (l’une des premières séquences) vaut un traité sur les spectacles de danse.
Ce film est un genre à lui tout seul dans l’immense production consacrée à un art aussi éternellement primitif, volatile et métaphysique. En allié inconditionnel du Miroir, cet accompagnateur implacable des danseurs en répétition, Wiseman laisse parler les images telles quelles. Mais par la vertu du montage, il les transporte dans cette zone franche du commerce esthétique où se joue, par la sollicitation d’un spectacle éphémère, cette partie lyrique qui réanime en chacun de nous la passion d’être un autre – être celui-là ou celle-là, seul ou enlacé, être le couple en scène. Les répétitions en studio, espace et temps privilégiés où la caméra s’entraîne à suivre les leçons des maîtres de ballet, cessent alors d’être les coulisses des représentations à venir dans la grande salle de l’Opéra, pour mettre sous nos yeux le travail de métamorphose des corps en icônes – corps-images plasticiens d’eux– mêmes, formes mouvantes qui hésitent et s’exercent à la perfection, jusqu’à susciter chez les spectateurs cette ferveur propre au théâtre, que les Anciens latins nommaient « pietas ». Quiconque dispose du dvd pourra constater, en s’arrêtant sur les séquences, combien ce film est révélateur d’un art de la réalisation qui trouve ici son classicisme – un cinéma iconique.
« La Danse » met en scène une question marginalisée : comment la danse théâtralisée peut-elle être ? J’entends : par quelles ficelles tient-elle ? Tout entichés d’objectivité que nous soyons en Occident, il nous échappe que l’organisation, plus exactement la philosophie de l’organisation, puisse prendre place dans un film sur la danse, et non pas sur le mode documentaire mais comme condition du tableau. Les idéologues qui pourfendent ou considèrent avec condescendance le théâtre classique assassinent la pensée, mais les managers de « l’Entertainment » de masse ne parviendront jamais à réduire l’administration d’un spectacle à l’investissement financier pas plus qu’à la pure et simple manipulation d’une foule en proie aux théâtralisations des corps, avec si l’on ose dire, un tour de main balzacien : en montrant l’administration comme fonction – une fonction de soutien (ici d’étayage de la construction esthétique) qui se soutient elle-même par la personnalité de ses membres et par le contexte d’une histoire institutionnelle ( en l’occurrence, de facture française avec sa force et ses tics). Sous le regard de la caméra, les séquences de bureau relèvent d’une peinture des caractères.
Ce film, tel que je le vois, apporte au Ballet de l’Opéra de Paris un éclairage sans prix, non seulement par ce qu’il montre de la danse, dans un haut lieu de la tradition occidentale, mais par ce qu’il laisse entendre des styles chorégraphiques ancrés dans les profondeurs d’une civilisation. Pour toute l’humanité, la danse demeure la forme la plus animale – je serai tenté de dire, reprenant un mot des surréalistes : la plus convulsive de ce que nous appelons art. La narration de Frederick Wiseman porte la marque, aujourd’hui connue dans le monde entier, d’un réalisateur qui un jour résumait par une formule laconique sa position de cinéaste : « un regard intensif sur une réalité précise ». On ne saurait mieux dire, pour amener le public français, rassasié de discours indigents sur la culture, à entrer dans les replis de ce qui s’invente sur les deux scènes : l’écran de cinéma et un théâtre de danse.
Pierre Legendre (psychanalyste, historien du droit, documentariste)
Frederick Wiseman et Pierre Legendre
Conversation
Pierre Legendre – J’ai pensé que la plupart de ceux qui abordent Frederick Wiseman pour la première fois sont désarçonnés, car ils voient la vie dans son entier. Ici, c’est pareil. On voit coexister les choses infimes, les anecdotes, et puis l’administration, les exercices de danse, les répétitions ; et de temps à autre il y a cette ponctuation des représentations proprement dites sur la scène de l’Opéra. Alors, le spectateur entre dans la danse, d’une façon inattendue ! Il voit les choses de l’intérieur. C’est vraiment un film sur la danse, avec la machinerie du corps humain, le cadre matériel, tout ce qui gravite autour ; c’est comme la synthèse de ce qu’est la danse pour les Occidentaux, non ? On voit la danse au plus près. La danse africaine est dans le piétinement du sol, on sent que les Africains ont la danse dans la peau, tandis que les Occidentaux sont d’abord des cérébraux : on voit le labeur des danseurs pour conquérir les gestes de la danse. Que peut-on dire de cette entrée en matière ?
Frederick Wiseman – Pour moi, c’est un sujet très compliqué. Je ne connais pas grand chose à la danse dans les autres cultures, juste un peu de danse occidentale. Je suis un grand amateur de danse classique. Mais pour moi, ce film n’est pas seulement sur la danse. C’est vrai qu’il s’occupe des répétitions, des spectacles et comment se transmet la tradition d’une génération à l’autre par les maîtres de ballet ; les étapes hiérarchiques pour arriver à être danseur étoile. Mais pour moi, c’est aussi très lié aux institutions, à la façon dont fonctionne l’administration de la danse, et les relations entre cette administration et les autres en France, et entre les institutions françaises et les américaines par exemple. Pour moi, il s’agit toujours de trouver les relations entre des choses spécifiques, et de la possibilité de trouver, à la périphérie du sujet, la métaphore.
P. L. – Les Occidentaux ont leur tradition de danse comme spectacle : il y a d’un côté les danseurs et de l’autre les spectateurs. On voit la danse comme un produit fini, et dans le film on voit de temps en temps son exécution sur la scène de l’Opéra ; mais l’essentiel, c’est tout ce travail de répétition des artistes, les coulisses, tout l’appareil administratif, tout un système de préparation, comme en architecture. On voit les échafaudages : l’atelier de couture, les gestes des couturières dans la fabrication des costumes… C’est cela qui sort de l’ordinaire et qui peut déstabiliser le spectateur qui se dit : mais alors, qu’est-ce que c’est que la danse ? Et on voit l’administration fonctionner, non pas sur le mode de l’accomplissement bureaucratique, mais sur le mode de l’accompagnement des artistes, des jeunes qui travaillent pour parvenir à leur performance de danseurs. Donc, on voit que la danse n’est pas un produit consommable, n’est pas quelque chose d’achevé ; elle est en train de se construire, de s’agencer, de s’organiser. On est vraiment dans le cinéma d’institution.
C’est aussi cela qui nous lie, vous et moi, puisque nous portons dans nos histoires propres, comme anciens professeurs de droit, la marque au fer de ce que les constructions juridiques ont pu nous montrer de la rigueur, des exigences que traduisent si bien l’administration et les répétitions; donc c’est un des traits qui rendent ce film saisissant : l’exigence. Pour arriver à montrer la danse qui est un art muet, un art sans parole, il faut vraiment l’audace de faire coexister l’aspect le plus ordinaire de la vie avec le sublime. C’est d’abord cela qui frappe dans vos films : les choses infimes prennent tout leur relief de vie ; on voit que la danse est quelque chose qui suppose d’être porté par l’ordinaire. Et puis, il y a la question de la mise en scène, qui est une affaire considérable. Faire un film comme celui-ci, c’est comme un long travail d’accouchement. Après la Comédie Française, vous vous intéressez à l’Opéra. Ici, c’est du théâtre, mais dans la maison de la danse… Frederick, qu’est-ce qui vous a pris de faire ce film ?
F. W. – D’abord comprendre ce que la danse représente. Une relation entre le corps et le cerveau. Tous les gestes des danseurs sont du travail, de l’entraînement dès l’âge de 6 ou 7 ans, pour manipuler le corps et arriver à ces choses si belles. Et puis, lorsqu’ils sont plus âgés, ils ont souvent des maladies très liées à leur carrière. Dans un certain sens, c’est une lutte contre la mort, parce que c’est quelque chose de très artificiel. Et on sait que ça ne dure pas, parce que le spectacle est transitoire, mais également le corps. Et c’est un privilège de regarder les gens qui se sont consacrés à cette vie, et ne peuvent pas gagner cette bataille contre l’usure et la mort, ou alors pour très peu de temps. Cela m’intéresse beaucoup : la danse est si évanescente….
P. L. – Oui, j’avais eu cette pensée en regardant le film : à peine la danse vient à la vie que déjà elle est évanouie. C’est l’art précaire par excellence.
F. W. – Oui, c’est comme le vent. Et moi j’ai beaucoup d’admiration pour ces gens qui combattent face à la mort.
P. L. – Les autres arts aussi ont à voir avec ce combat contre le destin, contre la mort ; mais là, en plus, il y a le corps comme grand témoin.
F. W. – C’est la danse inexorable vers la mort.
P. L. – Oui, ça c’est une grande leçon. Et on voit les plus vieux qui se tiennent devant les jeunes ; ils sont passés par là.
F. W. – Oui, on voit quelques chorégraphes, Pierre Lacotte par exemple, qui a 65-70 ans ; on voit encore dans ses gestes, quand il met en scène Paquita, la grâce d’un grand danseur ; même s’il n’a plus le corps qu’il avait jeune, on voit quelqu’un qui a fait tout un voyage avec son corps. Et sa femme, qui autrefois était une grande étoile, aujourd’hui marche avec difficulté.
P. L. – Et en même temps, les jeunes qui dansent, qui sont dans l’élan de leur jeunesse, voient ce qu’ils seront plus tard. Et ça, c’est une leçon extraordinaire aujourd’hui. En Occident, on est dans des sociétés où on évacue tout cela, il faut chasser l’idée de défaillance, de mort, de vieillissement Là, ils apprennent que c’est un privilège de vieillir. Et en même temps, le film souligne ce point si important: toute cette grande affaire de la vie, de la mort, est comme prise dans le filet de l’existence, dans le détail. Je suis aussi frappé des « blancs », des intermèdes ; par exemple, des peintres qui repeignent les murs… Qu’est-ce que vous avez dans la tête quand vous en faites une séquence ?
F. W. – Plusieurs choses. D’abord, dans tous les pays, surtout en France, tout est lié aux classes, tout est hiérarchisé. Qui sont ceux qui font les peintures ? On remarque qu’ils sont Noirs… Et puis, c’est aussi une question de mouvement, il faut faire des gestes précis quand on peint ; peut-être pas comme les danseurs, mais pour moi, même quand les gens marchent dans les couloirs, c’est du mouvement, et puis c’est un moment de transition. Pendant le tournage, on ne pense pas vraiment à ces choses, mais c’est au montage, où on essaye de trouver le rythme du film, et où il faut essayer de penser à ces choses. J’aime énormément le montage, parce que c’est à la fois très logique et très associatif, instinctif. J’ai appris pendant toutes ces années qu’il faut faire attention aux pensées périphériques, et puis depuis que j’ai lu Watt de Beckett, je rejette l’idée que tout a une explication.
P. L. – Oui, la maladie de l’explication… C’est aussi la maladie de l’Occident. Là, en entendant tout cela, j’ai le sentiment que, par exemple, si je ne marchais pas longuement tous les jours, je ne marcherais plus, ma machine s’arrêterait. J’aime à dire que je pense avec mes pieds, et c’est sans doute ce qui m’a poussé, sans que je le comprenne, à m’intéresser tellement aux chorégraphies comme systèmes de pensée. Et ce qui est si fort dans ce que vous faites avec ce film, c’est qu’on voit bien que la danse c’est de la pensée, pas de la performance sportive transposée pour l’esthétique. Vous êtes d’accord ?
F. W. – Oui, c’est l’expression de la pensée.
P. L. – J’avais compris ça en allant en Afrique : les chorégraphies africaines sont des systèmes de pensée. C’est ce qui m’avait si facilement amené à critiquer les manières occidentales d’aborder la pensée en dehors du corps, de la présence muette du corps… C’est ce qui est si impressionnant dans vos films, et là particulièrement puisque c’est le corps qui est au premier plan. Et pas seulement un certain type de corps, le corps esthétisé des artistes, mais le corps de tout le monde, dans les bureaux de l’Opéra…
F. W. – Oui, c’est ça. Quand on voit les corps des danseuses, ça me fait penser aux corps dans le quotidien, les gens qui s’occupent des machines, qui préparent les repas… C’est toujours une histoire de gestes.
P. L. – Dans ce film sur l’Opéra, on remarque les petites transitions, par exemple la présence des escaliers, comme lorsqu’on change de paragraphe en écrivant ; on est dans ce sens du théâtre, et n’importe quel objet devient comme un être vivant. L’escalier invite à monter…
F. W. – Tout prend une signification. Et pour monter le film, même si je dis que c’est une question d’association, de logique… À la fin, on sait qu’on parle avec soi-même, et je dois comprendre pour moi, pourquoi j’ai fait les choses comme ça. Même s’il y a plusieurs raisons. Mais moi, je dois savoir pourquoi le film commence comme ça, finit comme ça, qu’est-ce que ça suggère. Le montage, c’est comme l’écriture. Vous devez avoir la même relation avec vos livres, on sent tout de suite si ça marche ou pas.
P. L. – Oui, surtout que, dans mon cas, j’ai été rééduqué par les copistes du Moyen Âge, qui composaient leurs manuscrits comme des chorégraphies. Mais il y a une chose qui m’intrigue dans la danse, c’est la question du pouvoir. J’avais lu un jour, dans la revue allemande Ballett, quelqu’un qui disait : le danseur est-il un instrument dans la main du chorégraphe ? Parce qu’il voyait un peu le maître de ballet comme un dictateur…
F. W. – À mon avis, c’est vrai que le chorégraphe a le dernier mot. Mais souvent les danseurs font des suggestions. Il y a un exemple de ça dans une de mes séquences préférées de Genus, avec le chorégraphe anglais McGregor. Et c’est Marie-Agnès Gillot et Benjamin Pech qui dansent, et souvent leurs manières de danser aux répétitions sont au même niveau que le spectacle, voire supérieures. Et à la fin d’une des répétitions, Benjamin Pech dépose Marie-Agnès Gillot sur le plancher, et McGregor trouve que c’est une excellente idée, qu’il faut garder ça, même si ce n’est pas dans la chorégraphie. Certains maîtres de ballet sont des dictateurs, et c’est une lutte de mots et de corps avec eux. J’avais l’impression que Balanchine était plutôt un dictateur, il a tout dans sa tête… Mais ça, ce n’est peut-être pas vrai non plus, parce que même si un chorégraphe imagine tout, lorsqu’il voit les corps des danseurs, ça doit changer ; c’est pareil quand ils font des essais avec eux. Pour beaucoup, cette collaboration est plus importante que de faire respecter ce qu’ils avaient exactement en tête au début.
P. L. – Il y a aussi des séquences qui m’ont particulièrement touché, c’est l’apprentissage des pauses. Par exemple, il y a au début une scène, la scène du fusil, où vous filmez quelque chose qui paraît sortir des gravures du XVIIIe siècle. C’est l’époque des premiers grands écrits européens sur la technique du maniement des armes ; c’était le début des armées modernes et on apprenait au soldat certaines pauses, prendre et manier le fusil d’une certaine façon : les gravures sont parfois extraordinairement belles. J’ai toujours été frappé du côté militaire qu’il y a dans la danse, quand les danseurs se regroupent. C’est comme les exercices de cavaliers, de soldats à la parade ; l’important, c’est de faire un seul corps. Et de suivre les autres. Être un seul à plusieurs.
F. W. – Oui, c’est très intéressant. J’ai d’ailleurs gardé cette scène à cause du fusil.
P. L. – C’est très éloquent. D’un coup, le corps humain devient un peu comme une boîte à musique, ces petites machines aux mouvements saccadés, répétés mécaniquement et sans cesse. Au fond de ça, l’idée de la marionnette vivante, qui nous vient de la philosophie antique.
F. W. – Oui, tout comme les soldats doivent suivre les autres, ça donne à réfléchir sur ce que les chorégraphies peuvent exprimer et qui vient de l’extérieur.
P. L. – Et quand on fait un arrêt sur image, il y a des instants aussi beaux que des sculptures. Et ça met en relief ce à quoi on ne pense jamais et que le film met sous les yeux du public : le mystère de la solennité du spectacle. On le voit bien quand on passe de la répétition à la cérémonie de la scène de l’Opéra. Pour moi, c’est tellement important ce côté mystérieux. Aujourd’hui, avec les pratiques de divertissement, on a promu le chaos, la spontanéité (ou du moins son apparence), le désordre et même l’absurde, dans un spectacle qui se veut transparent. Là, c’est le contraire. Le spectacle prend d’autant plus de mystère qu’on a vu les coulisses, la préparation, le labeur animal pour parvenir à tenir le bon geste, le bon mouvement. Que va penser le public d’aujourd’hui qui voit ça, que peut-il penser du contraste ? Dans le montage on passe de l’instant brownien, où tout s’agite, à un instant formel de la séquence épurée, la séquence que va voir le public…
F. W. – C’est curieux le contrat avec le public. On ne peut pas répéter, on ne peut pas faire d’erreurs, s’excuser, recommencer, et c’est entendu. Si on fait une erreur, il faut se lever tout de suite et continuer. Et dans un certain sens, le film passe derrière ça, en montrant les répétitions, les erreurs… Mais pour moi, souvent ce qui se passait dans les répétitions était plus intéressant que les aspects formels du spectacle. Mais d’un autre côté, quand ça marche,il y a quelque chose de si beau qu’on est transporté par l’illusion créée. J’ai vu dernièrement Le Parc, un ballet de Preljocaj, et il y avait un duo entre Nicolas Le Riche et Emilie Cosette qui était si romantique, si beau, que j’étais totalement transporté, parce qu’à mon avis dans ce duo tout était absolument parfait. C’est une illusion qui dure pendant soixante secondes, mais c’est parfait ! Moi, quand je vois quelque chose comme ça, je suis rempli d’admiration, mais aussi un peu triste, parce que ça ne peut pas durer, c’est une perfection transitoire.
P. L. – L’instant de perfection. Une autre chose qu’il peut être intéressant de noter, c’est le moment où il y a cette ouverture sur le ciel parisien, avec les toits, les paysages, et des plans rapprochés. Je suis très frappé de ça, parce qu’on voit ces très beaux ciels de feu qui ont eu tant d’emprise sur les peintres à Paris… Ces instants ne sont pas une petite distraction, mais plutôt comme un appel nostalgique. Et de même pour les petites fenêtres rondes ; sur quelques-unes il y a même la lyre représentée, qui rappelle que nous sommes dans un lieu musical… Je suis touché de ça, parce que les Occidentaux sont dans une idée de la danse conçue comme l’envol : se soulever du sol, quelque chose de céleste… Et je suis très touché de ces instants mélancoliques où on retombe sur les pieds, sur les gestes.
F. W. – Oui, c’est la vie quotidienne, et c’est le passé aussi.
P. L. – Et puis, il y a cette affaire qui mérite grande considération, parce que personne, je crois, n’avait osé faire ça : donner toute cette place à l’administration. Pas celle qui simplement gère et doit accomplir certaines tâches pratiques, mais celle qui a toute son importance pour les danseurs, comme des parents pour leurs enfants, qui les enveloppe de sollicitude et de discipline. J’aimerais bien savoir ce que vous pensez de ça.
F. W. – Dans un certain sens, c’est très français. Et ça reflète quelque chose de la vie contemporaine française et dans l’Histoire. La France est vraiment un pays hiérarchisé, un pays de castes même. Si on compare avec le film que j’avais fait sur l’American Ballet Theatre, on voit les différences entre les questions hiérarchiques en France et en Amérique, et ça c’est quelque chose qui m’intéresse. J’avais trouvé la même chose à la Comédie Française, la façon dont c’est dirigé, les luttes de pouvoir là-bas…
L’autre chose, c’est qu’une compagnie de danse de 150 danseurs a besoin d’un appui pour exister. Il y a quelque chose de très pratique dans l’administration, il faut gérer une grande organisation, et ça m’intéresse. Et aussi le fait que l’administrateur est une femme, et le rôle de la femme dans cette administration. Il y a une comparaison à faire entre la façon dont la Comédie Française est dirigée, les luttes de pouvoir, et la façon dont ça se passe ici. À la Comédie Française, on partage le pouvoir. Il y a beaucoup de clans, et ils sont souvent en guerre les uns avec les autres. Ici, l’administratrice a tous les pouvoirs. Elle n’est pas dictatrice, mais c’est elle qui prend les décisions. Et ça, c’est intéressant comme comparaison entre deux grandes institutions culturelles en France…
P. L. – … qui toutes les deux ont la marque monarchique, venue du fond des âges français. Les Français ne conçoivent pas la chose autrement. Pour le regard américain ce doit être saisissant.
F. W. – Mais quand les sociologues disent que l’Amérique est un pays plus ouvert… En un sens c’est vrai. Les classes existent en Amérique, mais c’est beaucoup plus fluide. C’est plus facile de commencer très bas et de monter. Ici on peut, mais c’est très difficile.
P. L. – Et dans les têtes, la hiérarchie a ici quelque chose de sacré.
F. W. – Et pour un étranger, quelquefois c’est très comique.
P. L. – Ici, c’est souvent lourd à porter, parce que même la critique est codifiée. Il y a les « hérétiques officiels », appelons-les comme ça. Il y a une fonction, très prisée par les universitaires, pour engueuler le pouvoir, acceptée par lui. Et puis, ici il y a la frappe catholique, et pour le spectacle c’est aussi présent. Ces grandes institutions culturelles, soutenues par le mécénat d’État, c’est comme le mécénat du Saint Siège qui fut si important en Europe. Par ailleurs, dans la vision que vous avez du cinéma institutionnel, ce serait intéressant que vous filmiez la vie de l’Assemblée Nationale ou du Sénat, avec ses soubassements de la France féodale. La France est peut-être révolutionnaire, mais elle est très bien conservée…
F. W. – La tradition absorbe la révolution.
P. L. – On voit, dans ce que vous faites en France, que l’administration se laisse dévoiler parce que c’est au nom de l’art. Parce qu’il y a un respect pour l’art. L’art a de l’autorité ! Mais si vous alliez à la Cour des Comptes, un grand bâtiment où on tient les comptes de la Nation Française, ce serait peut-être plus difficile. J’ai aussi l’impression que les danseurs ont un bon rapport avec la patronne, un mot que j’emploie dans toute son épaisseur historique d’instance protectrice.
F. W. – Oui, elle est très attentive à eux et très respectée. Et puis, ils commencent tous très jeunes, avec cette idée qu’il faut suivre les autres. J’ai tourné à l’École de danse de Nanterre ; je ne l’ai pas incluse dans le film, mais Brigitte Lefèvre était là, avec des gens de télévision… Et chaque fois que des jeunes danseurs me rencontraient dans les couloirs, les petites filles faisaient la révérence et les jeunes garçons saluaient. C’est comme dans les plantations, où les esclaves disaient bonjour au maître, et un peu comme l’armée. On doit suivre les autres, être discipliné. Ils ont l’habitude depuis le début de suivre le chorégraphe, professeur, maître de ballet ; ils sont très respectueux. Et tous les danseurs viennent de cette école, et toutes les compagnies de danse en sont l’écho, parce qu’elles peuvent ainsi former les troupes avec leur style à eux… Et ça m’a beaucoup frappé. Je me suis demandé pourquoi je n’avais pas fait ça avec mes fils… Comme ça, chaque fois qu’ils me voient, ils se mettraient au garde-à-vous (rire). Mais c’est très intéressant, le fait d’introduire cette discipline.
P. L. – Et dans le cadre américain, comment ça se passe ?
F. W. – Quand j’ai visité la School of American Ballet, je n’ai pas vu ça. Les relations entre jeunes et professeurs étaient respectueuses, mais plutôt amicales, plus ouvertes.
P. L. – Ici, il y a ce qu’on peut appeler le respect de l’étiquette. Ce serait curieux de voir comment ça se passe dans les écoles de danse en Chine aussi… En France, nous sommes des cousins des Chinois. On a longtemps pensé que beaucoup de nos pratiques dans l’administration venaient du XVIIe – XVIIIe siècle, à l’époque des missions des Jésuites qui allaient et venaient entre la France et la Chine. Du reste, aujourd’hui même, quand des Chinois viennent ici pour des contacts avec l’administration française, ils pensent que nous avons imité la Chine ! Et quand dans le film on voit les jeunes avec les plus anciens, on a l’impression que c’est un monde très solide, très respectueux. Après tout, c’est ça la force des traditions sur la planète…
F. W. – Si Darwin était allé à la Comédie Française, il n’aurait pas eu besoin d’aller aux Iles Galapagos (rire), parce que c’est la même chose : à la Comédie Française, c’est la guerre… Entre les clans, etc.
P. L. – C’est parce que, voyez-vous, dans ces milieux-là, ça se passe comme dans l’Université française : un milieu centré sur l’ego. C’est la guerre des egos et des égaux ! Là, dans l’Opéra, ils ne sont pas égaux, il y a différents niveaux, plus visiblement.
F. W. – Et comme dans la société, dans l’administration il y a des centres de pouvoir, un partage.
P. L. – Il y a un côté organisation tribale là-dedans. Autre chose qui m’importe beaucoup dans le monde du théâtre, c’est le rôle que joue le faste, la somptuosité. En France comme partout, mais avec un accent particulier, il y a, dans les grandes institutions issues de la Monarchie, cette tradition de l’autorité muette qui passe par le faste. On voit très bien, grâce à votre sensibilité instinctive de cinéaste, que depuis le sous-sol de l’Opéra, qui a aussi à sa manière quelque chose de grandiose, jusqu’à l’extérieur du bâtiment, quand on entre, on sait qu’on a affaire à l’autorité : l’autorité est dans la gloire. Et là, ces choses qui viennent du fond des âges monarchique en France, ça se sent parce que vous, vous le sentez d’instinct ; et même vous insistez, avec ces « blancs », ces plans de l’avenue de l’Opéra… Même si ce film est regardé par des anarchistes, le public français respecte le faste, le glorieux. Et ça pèse très lourd ces choses-là. Je pense aussi à autre chose : pour faire des films comme celui-là, il faut accepter d’être ignorant, parce qu’on reste des apprentis, comme toujours en partance…
F. W. – Oui. On essaye d’apprendre quelque chose, de rester les yeux ouverts, pour regarder ce qui se passe devant nous…
P. L. – Pour regarder et pour voir, il faut ne pas être atteint par la maladie de l’explication.. . qui comprend avant d’avoir vu ! Ce film est comme l’aboutissement de tout un parcours. Vos films gardent leur enveloppe de mystère, alors que tout est apparemment très clair puisqu’il s’agit de documents. Mais celui qui fait de tels films, il est confronté au montage, à ce qu’enseigne ce labeur du montage : il découvre que la vie est faite de montages ; ça donne au récit toute son épaisseur, l’ouverture à la compréhension du fond même de l’existence, car rien n’est exclu du champ de la caméra, depuis le peintre qui peint les murs jusqu’à celui qui va fumer sa cigarette dehors. Le plus banal, l’infime prend place, avec le sublime. Il y a un temps pour tout, la vie, la mort, l’expérience, la jeunesse, la vieillesse… C’est ça, les films