Dom est veilleur de nuit dans un petit hôtel du Havre. Un soir, une femme arrive à l’accueil, sans valise, pieds nus.
Elle s’appelle Fiona. Elle dit à Dom qu’elle est une fée et lui accorde trois voeux. Le lendemain, deux sont réalisés et Fiona a disparu.
Mais Dom est tombé amoureux de la fée Fiona et veut la retrouver.
Quinzaine des Réalisateurs – Festival de Cannes 2011
Avec : Dom Dominique Abel Fiona Fiona Gordon Bruno Bruno Romy Thérèse Fichet Anaïs Lemarchand Philippe Martz
Réalisation et Scénario Dominique Abel, Fiona Gordon, Bruno Romy Photographie Claire Childéric Cadre Jean-Chistophe LeforestierDécors Nicolas Girault, Ben Valter Costumes Claire Dubien Montage Sandrine Deegen Son Manu de Boissieu, Fred Meert Effets spéciaux Christophe Grelié et Marie Gascoin, François Jacquet
Dominique Abel & Fiona Gordon
Fiona GORDON, née en Australie en 1957, de nationalité canadienne, vit à Bruxelles.
Dominique ABEL, belge, né à Thuin en 1957, vit à Bruxelles.
1980 Fiona GORDON est diplômée en Art Dramatique à l’Université de Windsor, Canada. Dominique ABEL est diplômé en Sciences Economiques à l’Université de Louvain la Neuve, Belgique. 1980-1982 Abel et Gordon étudient le théâtre à Paris. Les années 80 Ils créent plusieurs spectacles burlesques et visuels qu’ils promènent dans une vingtaine de pays. Les années 90 Les tournées théâtrales s’enchaînent 1994 MERCI CUPIDON, écrit et réalisé avec Bruno Romy 1997 ROSITA 2000 WALKING ON THE WILD SIDE 2003-2005 Ils tournent leurs spectacles au Brésil et un peu partout en France. Ils créent un nouveau spectacle : HISTOIRE SANS GRAVITÉ 2005 l’ICEBERG 2008 RUMBA écrit et réalisé avec Bruno Romy 2011 LA FÉE écrit et réalisé avec Bruno Romy PROJETS 2011-2012 VEAUX VACHES COCHONS Projet de long-métrage écrit et réalisé par Michel Cauléa
Bruno Romy
Français, né en 1958. Vit à Caen. Il a été professeur de mathématiques, gérant d’un supermarché, clown, régisseur de théâtre… puis il a décidé de faire des films.
Filmographie
1987 LA FIANCÉE
1988 TWENTURIE
1989 LE VISITEUR
1990 DIALOGUES D’AUTOCHTONES
1991 VERSION ORIGINALE
1992 VROUM
1993 LA POUPÉE
1994 MERCI CUPIDON
1997 WATER CLOSETS, clip du groupe LES ELES
1997 LE BAR DES AMANTS
2001 MARNIE
2002 LA REINE DE L’IODE
2002 LES PORTRAITS DE CAMILE
2003 JE SUIS LUNE
2005 L’ICEBERG
2008 RUMBA
2011 LA FÉE
Entretien avec Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy
LA FÉE prolonge les pistes esquissées par vos deux premiers longs métrages, L’ICEBERG et RUMBA. Est-ce que vous avez pensé ces trois films comme une trilogie, formant un ensemble cohérent ?
Dominique : Pas exactement. Disons que chaque film raconte, avec une passion intacte, les nouvelles aventures de personnages récurrents, à la manière de Tintin et Milou, de Charlot ou de Laurel et Hardy. Le mot « trilogie » nous gêne, car nous avons le sentiment d’être toujours des amateurs qui expérimentent et qui ont encore beaucoup à apprendre.
Fiona : En fait, LA FÉE est le troisième volet d’une « vingtologie ». [rires]
Dominique : Chaque film est neuf. Il se construit en fonction des désirs mais aussi en réaction aux frustrations du film précédent. Par exemple, il n’y avait pas de scènes de danse dans L’ICEBERG ni dans nos courts métrages et nous adorons danser. Nous avons donc commencé à danser dans RUMBA. On a continué dans LA FÉE avec des chorégraphies nouvelles. Une scène dansée a lieu sous l’eau, parmi les algues et les sacs plastiques, filmée à travers un aquarium.
Bruno : Je pense que l’ensemble est cohérent en effet. Mais le mot trilogie signifierait qu’on ne va pas faire un quatrième film ensemble ou qu’on va changer de style et ce n’est pas le cas. Comme le dit Dom, on apprend de film en film. On devient plus exigeant, on essaye de ne pas reproduire les faiblesses de nos précédents courts ou longs métrages.
Vos trois films sont construits autour du couple formé par Dominique et Fiona. L’ICEBERG chroniquait leur rupture et leurs retrouvailles. RUMBA les saisissait dans un état de plénitude, contrarié par la malchance. LA FÉE remonte plus loin encore dans le temps et raconte leur rencontre.
Bruno : Nous n’avions jamais filmé la naissance de l’amour entre Dom et Fiona. C’était une base de départ pour l’écriture de ce script.
Dominique : Fiona et moi, on a commencé notre carrière sur les planches. On formait un couple sur scène avant d’être un couple dans la vie. Nos pièces de théâtre étaient déjà centrées sur des histoires d’amour. C’est le cas encore dans LA FÉE, mais l’histoire est plus ouverte sur le monde extérieur, sur les autres.
Fiona : C’est l’histoire d’un être un peu perdu et renfermé. Et puis quelqu’un arrive dans sa vie, mais aussi dans celle de plein de gens, pour arranger ce qui ne va pas.
Dominique : Le film croise les trajectoires de personnages borderline, en marge de la société : un patron myope qui a perdu son permis de conduire, un Anglais solitaire qui a perdu son chien, une femme internée dans un hôpital psychiatrique, un veilleur de nuit, des clandestins… Le bonheur ne leur est pas offert sur un plateau, ils doivent aller le chercher activement.
S’agit-il d’un conte de fée, comme le suggère le titre du film ?
Bruno : Ben oui bien sûr. Un vrai conte de fée, avec le prince veilleur de nuit dans un hôtel, la princesse pieds nus en jogging rose, le cheval blanc transformé en scooter bleu, la tour du château en hôpital psychiatrique, les pages en clandestins africains…
Fiona : C’est un conte sur le bonheur que l’on peut extraire de la vie à force de volonté et d’envie. Cette quête du bonheur se heurte à toute une série d’obstacles et d’imprévus. Si RUMBA racontait l’histoire de gens qui tombent, LA FÉE raconte l’histoire de gens qui courent.
Dominique : On essaie de trouver une distance, un décalage par rapport à notre réalité. Le film ne se passe pas à Bruxelles en 2011. L’imaginaire est un filtre qui nous aide à trouver une forme d’universalité, d’intemporalité.
Fiona : Nous ne sommes plus des enfants, mais on cherche, dans nos films, à retrouver une forme d’innocence, un monde où tout nous étonne, sans non plus tomber dans quelque chose de puéril.
La plupart de vos personnages souffrent d’un handicap physique ou mental. Cependant, vous vous arrangez toujours pour que le spectateur ne rie pas à leurs dépens, mais avec eux. Le rire n’est pas moqueur, mais empathique.
Fiona : Mon personnage est un prototype inachevé de fée. Ses pouvoirs sont limités. C’est en cela que LA FÉE peut être drôle et touchante et qu’elle se rapproche du clown. Dans la vie, nous sommes tous handicapés, certains plus que d’autres. Nous sommes tous des prototypes inachevés d’êtres humains.
Dominique : Par rapport au monde formaté où il faut être performant, beau et avoir du succès, les clowns sont là pour dire : « On ne peut pas ressembler à cela, parce qu’on est trop petits, trop laids, trop lents ! » Le clown est imparfait.
Bruno : Quand on dit qu’on fait du cinéma burlesque, les gens pensent que c’est de la parodie. Nous, c’est exactement le contraire qu’on veut faire, qu’on fait. Moi, la parodie m’ennuie, ne me fait pas rire du tout. Le clown se moque de lui, pas des autres.
Le burlesque est une forme de comédie qui s’articule tout entière autour des corps. Les vôtres subissent toutes sortes de sorts : amputés (la jambe de Fiona dans RUMBA), agrandis (les ventres de Dom et Fiona dans LA FÉE), grimés (les multiples accessoires de Bruno) ou dénudés – une nudité, Dominique, que vous affectionnez tout particulièrement, de L’ICEBERG à LA FÉE…
Dominique : On voit souvent des femmes nues au cinéma, mais on voit peu d’hommes nus. Mon sexe est le sujet d’un des gags de L’ICEBERG : pourquoi se l’interdire ? Tout le monde en a un ! La nudité est un bon ressort comique : on est démuni et maladroit quand on est nu.
Fiona : C’est drôle aussi de s’habiller et de se déshabiller, c’est un acte très intime et gênant. Un clown y trouve plein de possibilités comiques…
Dominique : Nous sommes des acteurs physiques, amoureux de l’observation du corps humain.
Fiona : Mais contrairement à Jacques Tati ou Pierre étaix, dont les gags sont très écrits, nous trouvons nos gags en jouant, en improvisant avec nos corps. C’est aussi pourquoi nous aimons travailler avec des accessoires : les béquilles pour moi dans RUMBA, les lunettes de Bruno ou le faux ventre de Dom dans LA FÉE. Le bébé est un autre ressort parfait : c’est un être fragile, porteur de catastrophes en puissance. Bruno : Notre cinéma est souvent qualifié de « burlesque poétique ». J’aime beaucoup cette expression. Elle fait penser au « réalisme poétique » cher au duo Carné – Prévert. Le burlesque, c’est le désir de faire rire les spectateurs avec des images, des cadres, des corps, des couleurs, des sons, des décors, avec tous les outils que nous offre le cinéma. Plus les situations des héros sont tragiques, plus il y a de matière burlesque. De film en film, je découvre que le burlesque est une technique d’acteur, physique et rythmique, très précise qui semble obéir à des règles. La poésie, c’est indéfinissable, mystérieux, intime, reposant, personnel, profond… La poésie et le rire, l’un nourrissant l’autre et réciproquement.
La scène de l’accouchement est l’acmé comique et dramatique de LA FÉE. Comment l’avez-vous pensée ?
Dominique : En fait, LA FÉE est le résultat de la jonction de plusieurs scénarios. L’un s’appelait déjà LA FÉE, un autre s’appelait L’Amour flou – une histoire d’amour entre deux personnages très myopes -, un autre encore s’appelait Love Hotel : deux personnages se rencontrent dans un hôtel où une adolescente accouche, laisse l’enfant dans une chambre et se tire. Les deux personnages recueillent cet enfant et partent à la recherche de l’adolescente… L’histoire de Love Hotel était un peu tarabiscotée, mais on en a gardé des bouts dans la version finale de LA FÉE. Les situations importantes et tendues, comme une naissance, sont des moments géniaux pour les clowns, qui sont des rateurs professionnels. On a imaginé une scène où tous les hommes seraient dans un désarroi total, occupés à résoudre des problèmes anecdotiques, comme soigner un doigt écrasé, pendant que Fiona serait seule en train d’accoucher. Nous avons composé le cadre en plaçant les éléments anecdotiques au premier plan, et le plus important – l’accouchement – au fond. Tout le monde sait que c’est difficile de tourner avec des bébés. Le jour où nous avons parlé de LA FÉE à Philippe Martz, un clown avec lequel on travaille depuis longtemps, il a rigolé, il a dit ça tombe bien, j’attends un bébé. Son enfant Lenny est né pile à temps pour jouer dans le film [rires] !
Depuis vos débuts, vous avez souvent recours à des plans larges et fixes. Comment adapter cette grammaire visuelle à « l’histoire de gens qui courent », ainsi que Fiona définit LA FÉE ?
Fiona : Les séquences les plus mobiles sont celles où nous sommes les plus fixes. Ce sont des plans fixes qui bougent. [rires] Par exemple, dans la scène où je cours avec un clandestin, on se déplace sur un plateau mobile, ce qui nous permet de jouer d’une manière naïve, et de nous consacrer entièrement à notre jeu ; la caméra, elle, ne bouge pas.
Dominique : Il y a peu de mouvements de caméra dans LA FÉE. On privilégie le plan fixe, parce qu’il met les corps en évidence et leur laisse le soin de rythmer la scène. Par contre, on sait depuis L’ICEBERG que trop de plans fixes nuisent aux plans fixes et que c’est pas mal de prévoir un découpage qui offre une liberté au montage.
Bruno : Nous restons quand même très attachés aux plans séquences, pour la séquence de la poursuite finale avec le bébé, on imaginait un montage dynamique avec des changements d’axes. Finalement, nous avons choisi un plan séquence de deux minutes trente, entouré de plans très courts. L’intérêt du plan séquence c’est qu’il préserve une unité de temps primordiale pour faire naître certaines émotions.
Votre usage des effets spéciaux est remarquable. Il évoque les premiers temps du cinéma, notamment certaines astuces de Georges Méliès. À quels procédés avez-vous eu recours pour LA FÉE ?
Dominique : Rien de très original : de vieilles techniques que l’on remet au goût du jour. Pour la séquence de la falaise, par exemple, nous utilisons la rétroprojection, un effet présent dans tous nos films. Ça nous permet de tout contrôler, comme sur une peinture ou une carte postale : l’éclairage, les ventilateurs…
Bruno : Rétroprojections, double exposition, fil de nylon, escaliers horizontaux, machine à fumée, seaux d’eau… Nous privilégions les effets artisanaux réalisés en direct pendant le tournage, plutôt que les effets numériques réalisés en post production. Le côté bricolage, fait à la main, imparfait de ces effets nous amuse. Nous avons remarqué que le spectateur prend plaisir à croire, à imaginer, à jouer avec nos propositions irréalistes, il devient complice.
Dominique : Les pionniers du cinéma font partie de notre famille, qui est celle des clowns. Il y a un siècle et demi, les clowns jouaient dans les théâtres ; quand la caméra a été inventée, ils se la sont appropriée. Le cirque ou le théâtre sont des lieux pauvres en moyens, mais riches en imaginaire. On n’y a pas accès au réel, le public doit combler les trous en usant de son imagination : une petite branche symbolise la forêt, un acteur joue plusieurs personnages, etc. Le cinéma, par sa dimension naturaliste, laisse moins de place à l’imaginaire. Lorsque nous sommes passés des planches à la réalisation, nous avions à coeur de ne pas perdre cette invention et ce minimalisme hérité de l’art vivant. Hergé disait qu’il ne mettait jamais de téléphone sur une table si le téléphone n’allait pas sonner. Nous, c’est pareil. Le théâtre nous a appris l’épure.
LA FÉE est un film qui mesure l’écart entre la fin et les moyens. Les personnages se posent les mêmes questions qu’un cinéaste en plein tournage : comment arriver à concrétiser ses envies, à réaliser ses désirs ?
Dominique : Et comment ne pas y arriver aussi… LA FÉE du film est une fée foireuse, qui dispose de petits moyens pour satisfaire beaucoup de besoins. Dans la vie, aider les gens est une mission périlleuse; on se plante souvent. En tournage, il arrive, de même, que l’on rate ce que l’on entreprend : pour la séquence finale, on voulait faire la poursuite la plus lente de l’histoire du cinéma. On a un peu raté notre coup, mais tant pis [rires].
LA FÉE ridiculise la police, d’une lenteur hilarante. Vos films jouent beaucoup avec les symboles du pouvoir, de l’autorité, de la force : maires, instituteurs, infirmières ou rugbywomen apparaissent d’une grande fragilité, d’une grande naïveté.
Dominique : Qu’est-ce qu’un comportement normal ? Qu’est-ce que la légalité, la propriété ? LA FÉE touche à ces questions, par la métaphore et par le rire. Le personnage de Fiona redistribue les biens en fonction des besoins de chacun sans tabou, sans arrière-pensée, sans terrorisme ni révolution.
Bruno : Quels que soient les personnages que l’on invente pour nos films, quel que soit leur statut social, ce qui nous intéresse chez eux, c’est leur fragilité, leur incompétence, leur maladresse…
Votre cinéma est souvent qualifié de rétro, de vintage. Pourtant, à travers notamment la figure des immigrés clandestins, LA FÉE documente un certain état de la société contemporaine.
Dominique : L’action se passe dans un hôtel, au Havre, une ville de passage. Des voyageurs démunis, il y en a beaucoup là-bas, mais aussi à Bruxelles, où Fiona et moi vivons. Ils sont venus en quête d’un monde nouveau et font partie de notre environnement quotidien.
Fiona : Faire du cinéma ou du théâtre engagé requiert un don particulier, qui implique de ne pas être démagogique, de ne pas faire la leçon… Ce n’est pas notre propos premier. Mais quand on sent que cela fait sens avec l’histoire que l’on a envie de raconter, on ne s’interdit pas ce genre d’approche.
Dominique : Je ne crois pas que nos films soient nostalgiques, il y a peut-être un malentendu à ce sujet. De toute façon, le seul art qui n’est pas nostalgique est l’art vivant. Dès qu’un art est enregistré, il est, par essence, nostalgique. Nos films sont le résultat d’une liberté de choix. On n’est pas fixé sur une période en particulier, c’est un grand mélange de temps.
Bruno : C’est vrai, on entend ça souvent. Il n’y a pas spécialement de nostalgie consciente. C’est simplement un choix esthétique et aussi une volonté de ne pas coller au présent, de proposer un univers spécial, original et atemporel qui ne sera pas « démodé » dans un ou dix ans. Quant aux clandestins, ils étaient enfermés dans un camion frigorifique dans L’ICEBERG, on les a coupé à l’écriture dans RUMBA et ils cherchent à atteindre l’Angleterre dans LA FÉE. Il ne faut pas y chercher de message politique précis. C’est une question cruciale de notre monde contemporain qui nous interpelle parmi d’autres, comme l’écologie, l’éducation, le handicap, le couple…
LA FÉE se situe au Havre, une ville où Mathieu Amalric (Tournée), Rebecca Zlotowski (Belle Épine), Aki Kaurismäki (Le Havre) ou Lucas Belvaux (Une nuit) viennent également de tourner. Comment expliquez-vous la cinégénie de cette ville ?
Dominique : On y est souvent passé lors de nos tournées théâtrales, Bruno habite tout près. Le Havre nous a toujours passionnés. Le Havre porte la trace d’un grand projet humain, esthétique et moderniste, un peu comme le communisme : on sent que quelqu’un a pensé à faire vivre les gens ensemble. La ville ressemble à une maquette géante, avec un côté patiné, qui contribue à son charme.
Fiona : C’est un lieu où cohabitent les extrêmes : à l’architecture parfaitement dessinée par Perret se juxtaposent des quartiers en pleine décrépitude, celui du port notamment. Pour LA FÉE, on avait besoin d’un terre-plein, d’un pont, d’une tour, d’une raffinerie, d’une plage, de toits plats, de décors dans lesquels on puisse se faufiler : Le Havre réunissait ces conditions.
Bruno : Je vis à Caen, à cent kilomètres du Havre, mais je ne connaissais pas bien cette ville. Après trois mois de préparation et trois mois de tournage, c’est différent. C’est une ville hétéroclite et cosmopolite. On passe d’un centre ville dessiné par Auguste Perret évoquant Berlin-Est, à un quartier de la gare ressemblant à la rue de Belleville à Paris, en passant par des barres HLM ordinairement sordides… C’est aussi un paradis pour les photographes ou les cinéastes avec des univers industriels et portuaires très clichés, très carte postale, sous des lumières magnifiques. Des cargos porte-conteneurs et des ferrys se croisent sans cesse au large d’une immense plage de galets. Deux cheminées d’une centrale thermique se dressent à deux pas du centre ville. Des alignements interminables de hangars déserts couvrent les quais d’un labyrinthe de bassins portuaires. C’est d’ailleurs dans l’un de ces hangars frigorifiques que l’on a créé notre studio de tournage. Cette ville me fait penser au village d’Astérix et Obélix, résistant aux Romains. Le sentiment d’être dans une cité spéciale avec ses lois et ses habitudes. Par exemple, dans les bars fréquentés par l’équipe de tournage, on avait le droit de fumer. On se faisait même engueuler quand on allait fumer à l’extérieur.
Le Havre est aussi l’un des berceaux de l’impressionnisme. Beaucoup de peintres y ont vécu ou séjourné. Les couleurs jouent d’ailleurs un rôle important dans votre écriture. Qu’est-ce qui a guidé vos choix chromatiques pour LA FÉE ?
Dominique : On avait utilisé beaucoup d’aplats et de couleurs primaires pour RUMBA. Cette fois, on avait envie de plus de douceur, de demi-tons, de crépuscules. Les couleurs expriment beaucoup de choses sans passer par les mots : c’est un langage souterrain, qu’on utilise autant que possible. La lumière est importante, aussi. Nous avons beaucoup travaillé nos nuits, extrêmement lumineuses et colorées. Nos personnages font souvent dos à des fonds froids ; les personnages en été, le décor en hiver… comme s’ils transportaient leur propre lumière.
Fiona : Oui, mais tout n’était pas prédéterminé. La ville et les acteurs ont apporté leurs couleurs et leur lumière propres.
Bruno : On a découvert sur place un vert fascinant, qu’on a baptisé « vert Le Havre ». Il est partout, dans les bars, les écoles, les hôtels… Je ne sais pas si c’est à cause du béton gris omniprésent, mais on est tombé sur des extérieurs hallucinants, des ciels incroyables. Ce n’est pas un hasard si les impressionnistes ont flashé sur cette ville.
Fiona : Lorsqu’on tourne quelque part, on aime y rester aussi longtemps que possible, on fait des castings locaux, ce qui permet à des amateurs de jouer dans nos films. Cela crée une complicité, un esprit de troupe pendant le tournage. Par exemple, pour la séquence du bar, on a trouvé cette équipe de rugbywomen du Havre, qui s’appellent les Dieselles. Leur force, leur cohésion de groupe nous ont impressionnés.
Dominique : On y a découvert Anaïs aussi, une chanteuse qu’on aimerait avoir dans tous nos films.
Bruno : Au fil des tournages avec Dom et Fiona, on essaie de créer notre famille à nous. Quand on rencontre quelqu’un qui nous plaît, on le réembauche sur le prochain film. Le fait d’être trois réalisateurs n’est pas facile pour un technicien du cinéma, habitué à n’avoir qu’un seul interlocuteur. En dix ans, petit à petit, on a fidélisé une vingtaine de personnes, qui pour la plupart sont polyvalentes et ont des activités parallèles, réalisateurs, vidéastes, artistes, comédiens, marionnettistes, musiciens… Comme dans les compagnies de cirque ou les troupes de théâtre, nous essayons que l’équipe soit soudée. Sur nos tournages, il y a toujours un quartier général pour manger et se détendre. Pour LA FÉE , c’était dans un coin de notre studio frigorifique.
Vos films opèrent un balancement entre des lieux de transit (hôtels, restaurants, ports) et des lieux clos (chambre froide, prison, hôpital psychiatrique). pourquoi avoir décidé d’enfermer votre fée ?
Dominique : On voulait éviter la sensiblerie. On ne voulait pas d’une fée Barbie, avec du rose, du bleu et des paillettes. assez vite, on a eu l’idée de l’enfermer dans un asile. Mais il ne fallait pas qu’elle apparaisse comme une tarée. C’est pour ça que notre hôpital n’abrite pas des caricatures de fous, juste des gens qui sont différents.
Fiona : un clown a besoin d’obstacles. C’est un lion en cage.
Tous vos longs métrages se terminent face à l’océan, comme les films de Jacques rozier. pourquoi cet attrait pour les fugues marines ?
Dominique : C’est une jolie ouverture pour une fin. la mer nous inspire beaucoup poétiquement, créativement. Bruno a grandi non loin de la mer. À cinq ans, tu pêchais les soles avec une fourchette ! Fiona : Dans les films que tu as réalisés seul, Bruno, la mer est présente, aussi.
Bruno : Oui, j’aime beaucoup la mer. C’est même une obsession. et puis truffaut disait : « Surtout ne fi nissez pas un film en intérieur ! » Je suis d’accord avec lui. nous, c’est la mer. le bistrot, qu’on retrouve dans tous vos films, joue un rôle similaire, c’est un espace de fuite, d’évasion.
Bruno : C’est comme la mer, c’est un décor récurrent dans nos films. et j’en joue souvent les patrons. le bistrot est très pratique dans un scénario, on y fait des rencontres, on y boit, on y danse, tout est possible…
Fiona : Selon l’un de nos anciens professeurs, Philippe gaulier, qui nous a formés Dom et moi, en parallèle avec Jacques lecoq, le clown s’apparente à un pilier de bar. le bistrot, c’est l’endroit où l’on peut refaire le monde, redevenir innocent. C’est une bulle, où le monde est autre.
Propos recueillis par Auréliano Tonet, Bruxelles, avril 2011