Film soutenu

La femme sans tête

Lucrecia Martel

Distribution : Ad Vitam

Date de sortie : 29/04/2009

Argentine / France / Espagne - 2008 - 1H27 - Formats : Scope / 2.35 - Dolby SR

Veronica est au volant de sa voiture quand, dans un moment de distraction, elle heurte quelque chose. Les jours suivants, elle semble disparaître, doucement étrangère aux choses et aux personnes qui l’entourent. Subitement, elle avoue à son mari qu’elle pense avoir tué quelqu’un sur la route. Ils retournent ensemble sur les lieux de l’accident, mais n’y découvrent que le cadavre d’un chien.
Alors que ce mauvais épisode parait clôt et que la vie reprend son cours, un cadavre est découvert…

Compétition Officielle – Festival de Cannes 2008

Scénario et dialogues Lucrécia MARTEL
Directeur photo  Barbara ALVAREZ
Monteur  Miguel SCHVERDFINGER
Ingénieur du son  Guido BERENBLUM
Décors Maria Eugenia SUEIRO
Bruitage Christophe BOURREAU
Mixage Emmanuel CROSET

Lucrecia Martel

Lucrecia Martel a d’abord étudié à la Avellaneda Experimental (AVEX) et à l’Ecole Nationale d’expérimentation filmique (National Experimentation Filmmaking School, ENERC) à Buenos Aires. Son premier long métrage, La Ciénaga, récit estival d’une famille qui s’enlise dans ses problèmes, a reçu de nombreux prix internationaux (dont Berlin, Sundance…). Son deuxième long métrage, La Niña santa, qui relate l’indécision entre désir et foi d’une adolescente, et son troisième long métrage La Femme sans tête, film troublant sur le désarroi d’une femme, ont été sélectionnés en compétition au Festival international du film de Cannes en 2004 et 2008. Lucrecia Martel a été membre du jury pour la compétition officielle du Festival de Cannes de 2006. Elle est considérée comme une des réalisatrices les plus importantes d’Amérique du Sud.

Entretien avec Lucrecia Martel

Quel a été le point de départ du scénario de La femme sans tête ?
En réalité, ça a été un processus très long. A l’époque où j’étais à Salta en train d’essayer de rassembler des investisseurs pour tourner La Ciénaga, j’ai écrit une première ébauche de deux pages sur ce film. Je ne savais même pas ce que c’était que tourner un long métrage. Par la suite, j’ai essayé de reprendre cette idée quand j’ai terminé La Ciénaga, mais je suis passée à La niña santa. Et au fil du temps, j’ai apporté des changements à cette première ébauche.

Quels ont été ces changements ?
Au départ, ce qui m’intéressait le plus, c’était de travailler sur le bouleversement de la perception qui se produit chez quelqu’un qui a vécu un événement violent et confus. Ensuite, j’ai commencé à me recentrer : la question était de savoir si une personne a, oui ou non, tué quelqu’un, et sur le fait que le doute voire le manque de curiosité autour de cette question génèrent forcément des réactions de complicité. C’était un mécanisme qui me semblait intéressant, parce que c’est quelque chose de très argentin, en tout cas ces dernières décennies.

De quelle façon ?
De la manière dont se trame cette complicité, comment les classes sociales réussissent à se refermer sur elles-mêmes et à se pardonner à elles-mêmes. Ce film est une approche, une tentative de décrire ce mécanisme, qui se produit sans brutalité aucune. Nul besoin de défigurer un cadavre, comme certains le font. Ici, personne n’est décoiffé, les choses ne prêtent pas à conséquences. On ne sait même pas si cette femme a effectivement écrasé quelqu’un ou pas. Il m’a semblé intéressant de voir de quelle façon se met en place ce mécanisme sans qu’il y ait un personnage de méchant barbare.

Vous cherchiez à travailler sur la façon dont prend corps au quotidien l’impunité de cette classe sociale, sur la façon dont elle impose sa puissance sur une autre ?
Certains mots, comme impunité ou puissance, quand on y réfléchit, semblent faire référence à la vie d’autres personnes, ce sont des mots très forts. Personne ne dit : « Je suis complice d’un système capitaliste, assassin et responsable de l’extinction d’une classe sociale par manque de soins ou d’éducation. » Personne ne peut s’auto définir comme ça. Le langage fonctionne de façon très sophistiquée en faveur d’un système politique. Il y a des figures qui établissent et déterminent les positions sociales beaucoup plus nettement que par le refus de verser son salaire à quelqu’un ou la privation de ses papiers d’identité.

C’est pour cela que vous avez fouillé dans les marques que cette hégémonie inscrit dans le langage, dans les corps ?
A Salta, comme dans beaucoup d’autres provinces, les employés qui travaillent dans la maison, dans l’entreprise ou sur les terres de quelqu’un, généralement on les tutoie, tandis qu’elles vous vouvoient. C’est quelque chose de totalement accepté, d’extrêmement répandu, bien que ce soit une manière brutale de marquer les différences sociales. Les mécanismes assassins d’une société, donc, ne s’expriment pas nécessairement par le fait de prendre une pelle pour aller cacher un cadavre. Pas besoin d’avoir du sang ou de la terre sur les mains. Dans notre histoire, il a toujours été plus facile d’identifier les victimes et les tortionnaires plutôt que toute la trame de complicité qui rend une telle situation possible.

Vous avez donc cherché une approche oblique pour raconter cet état de fait ?
Ce sont des choses tellement imprégnées dans les mœurs, tellement intégrées, qu’il est très difficile de les traiter de façon directe. Pour parler des mécanismes de complicité pendant la dictature, il vaut bien mieux prendre ce genre de chemin de traverse que traiter directement des faits. Dans l’approche documentaire, on perd la temporalité très étendue qu’a ce mécanisme. Je crois que dans le cinéma argentin, on n’a pas su trouver les mécanismes de fiction pour approcher les faits, on a toujours l’impression qu’on ne peut faire référence aux faits que de façon naturaliste et documentaire.

Dans ce film, on retrouve l’idée des relations sexuelles au sein de la famille. Est-ce une autre façon de faire allusion à ces classes sociales qui se renferment sur elles-mêmes ?
Je crois qu’une société qui se renferme à ce point sur elle-même est en voie d’extinction. Tôt ou tard, ne serait-ce que par maladies congénitales, elle va finir par s’éteindre. De toute façon, c’est un cadre qui me plaît d’un point de vue narratif, sans qu’il y ait forcément une grande réflexion à ce sujet. 

Concernant la mise en scène, pourquoi avez-vous décidé d’utiliser une telle profondeur de champ ?
Cela servait à montrer ce monde flou, celui des employés, du personnel domestique, que l’on côtoie et qui a son propre fonctionnement mais dont on a une perception faussée. Avec la chef opératrice, Bárbara Álvarez, et la directrice artistique, María Eugenia Sueiro, on a décidé d’utiliser le CinémaScope à l’intérieur des maisons et sur les pare-brises de voitures. J’ai fait entrer à l’intérieur du cadre beaucoup de mouvement et d’images floues. Le son est aussi très complexe, avec de nombreuses couches, beaucoup de voix superposées. Nous pensions qu’il fallait un certain brouhaha autour de la protagoniste pour restituer la situation qu’elle vivait.

Comment s’est passé le choix de María Onetto pour le rôle principal ?
L’assistante réalisatrice, Fabiana Tiscornia, m’avait suggéré d’aller la voir jouer au théâtre, convaincue que c’était l’actrice idéale pour La Femme sans tête. J’ai été très frappée par son style de jeu. En plus, María est une femme qui se remarque physiquement et j’avais besoin que le personnage, dont les actes vont finir par être effacés, soit une personne à la présence évidente. Cette femme grande et blonde est une personne qu’on ne peut pas dissimuler. Ce qui est incroyable, c’est que María ne se préoccupe que de la qualité de son jeu, pas du tout de savoir si on voit ses rides ou pas. Il n’y a plus beaucoup d’actrices comme ça. On a songé à beaucoup d’actrices, mais aujourd’hui, je crois qu’elle seule pouvait incarner ce rôle.

Comment avez-vous travaillé avec elle le personnage de Veronica ?
En pensant que  cette femme avait perdu la notion de lien entre les choses et elle. Chacun construit son environnement et sa géographie comme un réseau avec les objets. Dans son cas, c’est comme si ce réseau avait été coupé. Elle sait que ces choses lui appartiennent, mais elle ne sait pas exactement quel est le lien.

Verónica, après l’accident où elle percute quelque chose, devient une espèce de zombi.
C’est un peu ça. En réalité, pour construire les personnages, la question psychologique ne m’est d’aucun secours, parce que je n’y connais rien et que ça m’exaspère. En revanche, j’ai utilisé cette idée, issue de la médecine populaire, que la peur fait sortir l’âme du corps. Avoir perdu son âme permet peut-être de transformer sa vie, pour prendre un autre chemin. Ce n’est pas un moment nécessairement mauvais. En tout cas, pas dans le film.

Par sa passivité, Verónica est complice de la dissimulation ?
A un moment donné, elle se rallie au plan. C’est très triste, parce qu’elle choisit de traîner ça toute sa vie. Bien sûr, elle est complice. Laisser les autres agir pour son compte, c’est être complice. Au fond, tout ce film est une recherche personnelle sur quelque chose qui me semble inexplicable dans notre histoire par rapport à la dictature : la négation. Comment ceux qui n’étaient directement impliqués ni dans le militantisme, ni dans l’appareil répressif ont-ils fait pour nier ce qui se passait ? Ça me sidère bien plus que la torture. Je comprends davantage la cruauté, la mort et la violence que l’attitude du reste de la société qui a fait comme si elle ne savait rien, ou qui a évité de se rendre compte de ce qui se passait.

Une telle dissimulation requiert un énorme effort.
Pour moi, la terreur de la société qui ne militait pas et ne faisait pas partie de l’appareil répressif est la terreur de reconnaître qu’ils savaient, qu’ils participaient de cette situation et qu’ils ont laissé faire. Pour vivre avec cette négation, il faut trouver des justifications au point de modifier les faits de la vie ou d’oublier des choses. Mais cet effort-là suppose aussi d’oublier une partie de sa propre vie. En plus de faire l’effort de n’être pas responsable d’un événement, la société exige de chacun qu’il oublie ce qui s’est passé autour de cet événement, ce qui revient à s’oublier soi-même. La Femme sans tête est une approche, totalement personnelle, ni complète ni révélatrice, de ce fonctionnement pervers de notre société.

Ce film fait apparaître plus clairement le caractère politique de votre cinéma. Comment voyez-vous la relation entre cinéma et politique ?
Mon cinéma, c’est ma façon d’avoir une participation politique, d’exercer la citoyenneté argentine. Dans l’imaginaire de ma génération, la possibilité d’intégrer des partis ou des organismes clairement politiques a été éradiquée très nettement pendant la dictature. Avec le temps, on se rend compte que ne pas participer à l’histoire politique de son pays rend les choses un peu fades. C’est cette sensation d’appartenir un peu à l’histoire que j’éprouve à travers le cinéma. En croyant non pas que mes films vont transformer le monde, mais qu’ils constituent un apport de quelqu’un qui se préoccupe de la communauté, davantage que des individus et de leurs petites folies.

Le passage à Cannes a été compliqué…
Curieusement, c’est le festival où j’ai perçu la plus grande reconnaissance, parce que les personnes qui dénigraient le film attaquaient tout ce que j’ai fait, et ceux qui l’applaudissaient défendaient tous mes films. On connaissait tout mon travail, et c’est donc la première fois que je me suis sentie partie prenant de la scène du cinéma international. J’ai senti que j’étais quelqu’un qu’on prenait en compte dans la production contemporaine.

Sentez-vous que La Femme sans tête marque la fin d’une étape dans votre œuvre ?
Oui, mais je ne sais pas exactement pourquoi. Mon prochain projet est une adaptation de El Eternauta, mythique bande dessinée argentine créée par Héctor Oesterheld et Francisco Solano López. C’est vrai que, si je fais L’Eternaute, je vais tourner à Buenos Aires et ce sera très différent de mes précédents films. En plus, c’est écrit par un autre. De toute façon, cette sensation qu’une étape se refermait m’est venue à la fin de l’écriture du scénario de La Femme sans tête, sans que ce soit une véritable décision. L’Eternaute sera peut-être un point de départ pour explorer des choses dans lesquelles je ne me suis encore jamais lancée mais qui sont très présentes dans ma vie, l’euphorie et l’aventure.

Propos traduits de l’espagnol par Hélène Geniez