Film soutenu

LA GRÂCE

Ilya Povolotsky

Distribution : Bodega Films

Date de sortie : 24/01/2024

Russie - 2021 - 1h50 - 1:1.66 - 5.1

Un père et sa fille adolescente sillonnent la Russie à bord d’un van qui contient tous leurs biens et le matériel d’un cinéma itinérant. Ils organisent des projections en plein air dans les villages reculés. Lors de leur périple, de brèves rencontres ponctuent leur solitude. Mais leur vie va basculer sur les rives de la mer de Barents…

FESTIVAL DE CANNES 2023 – Sélection Quinzaine des cinéastes
FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM DE SAN SEBASTIEN 2023 – Sélection Road movie

Maria Lukyanova • Gela Chitava • Eldar Safikanov • Ksenia Kutepova • Alexander Cherednik • Semen Shteinberg
Réalisateur Ilya Povolotsky • Scénario Ilya Povolotsky • Directeur de la photographie Nikolay Zheludovich • Compositeur Zurkas Tepla • Montage Alexander Kletsov, Ilya Povolotsky • Son Alexander Krotov, Andrey Dergachev Producteur artistique Victoria E.Chernukha • Producteurs exécutifs Irakli  Beridze, Yaroslav Kozlov • Producteurs Ivan Nechaev, Ilya Povolotsky

Ilya Povolotsky

Ilya Povolotsky, né en 1987 à Izhevsk, a fait des études de droit, et après l’obtention de son diplôme, il fonde une petite société de production. Réalisant des publicités et des films de commande, il s’est progressivement orienté vers des projets de films indépendants.

Filmographie


2023 LA GRÂCE
Quinzaine des cinéastes – Festival de Cannes 2023

2019 FROTH
Amsterdam International Documentary Film Festival
Mention Spéciale : IDFA

2018 NOTHERNERS (cm)
Festival du film de Cracovie et Camerimage


INVITATION DU PROGRAMMATEUR

La Grâce provoque la même stupeur que les premiers films de Kantemir Balagov (Tesnota) et Kira Kovalenko (Les Poings Desserrés). Ils marquaient les débuts de cinéastes doués, et nous entrainaient dans des endroits reculés de la Russie, sur lesquels une caméra ne semblait jamais s’être posée. C’est du même Nord-Caucase, frontalier de la Géorgie, que démarre le périple des deux personnages de La Grâce, un père et sa fille. Ils ne sont pas nommés, et leurs motivations restent longtemps obscures. Le road-movie, à mesure qu’il avance vers le nord, égrène quelques informations. Lorsqu’ils font étape dans des villages, à la nuit tombée, le van devient cabine de projection, buvette… Ilya Povolotsky, 36 ans, réalise un film de cinéma itinérant. Internet n’a pas fait son chemin partout, les projections en plein air attirent du monde et on vend des pornos sous le manteau. Leur périple semble tout aussi hors du temps qu’hors du monde, et prend parfois des allures de désolation. La route, filmée en 16 mm, est tant granuleuse que majestueuse. Et au cœur des décors et reliefs finement choisis, qu’il est plaisant de voir un cinéaste faire aussi bel usage des mouvements de caméra ! Panoramiques circulaires et zooms lointains dévoilent, resserrent, ancrent ou détachent les personnages de leurs environnements. La radicalité n’enlève rien à l’émoi qui nous tient. Avant même de découvrir, en fin de course, que ce voyage n’était pas sans but, nous sommes saisis par les étreintes cachées. La charge émotionnelle est avare de mots.

Victor COURGEON
Chargé de la conquête des nouveaux publics et de la communication – Cinéma le Méliès à Montreuil


ENTRETIEN AVEC ILYA POVOLOTSKY

Jai lu que vous aviez une formation de juriste.

C’est vrai, avec une spécialisation en droit constitutionnel. En cinquième année, il fallait choisir entre droit pénal, droit civil, constitutionnel… Cela s’est passé comme cela.

Et comment êtes-vous arrivé dans le cinéma ?

Tout à fait par hasard. Je me suis retrouvé, à Moscou, parmi des gens qui faisaient du cinéma. Quand je suis entré à l’Université, je n’imaginais pas que le cinéma était une profession, je n’y pensais même pas. Pas parce qu’il n’y aurait pas eu de cinéma dans ma vie. À la maison, il y avait des cassettes, dans ma famille on a toujours aimé le cinéma. Mais imaginer que de vraies gens le faisaient, envisager ça comme une profession, impossible. À l’époque de mes études, au début des années 2000, quand je suis entré à l’Université en 2004, tout le monde voulait devenir économiste ou juriste.

La Grâce est votre premier film de fiction. Avant, vous avez tourné deux documentaires.

Oui, il y a eu Les Gens du nord, un court métrage composé de trois essais sur le quotidien dans le nord de la Russie, et L’Écume, un long métrage documentaire sur des gens installés au bout du monde et qui survivent comme ils peuvent.

Comment êtes-vous passé à la fiction ? Comment avez-vous préparé ce film ?

Peu importe  que ce soit une fiction ou un documentaire, l’intérêt est de travailler sur la jonction de ces deux énergies. Pendant longtemps, l’idée est restée vague, informulée, sur le voyage de deux personnes coincées dans un espace confiné, deux êtres peu causants dans un silence assourdissant de tension parce qu’ils essaient de résoudre des choses importantes pour eux… Et puis, il y a eu la pandémie et du coup, l’idée s’est concrétisée. Le fait d’être privé de la possibilité de se déplacer dans l’espace pour nous tous, que ce soit à Paris,  Saint-Pétersbourg  ou  Londres, et de se retrouver soudain en tête à tête avec ses proches, de passer autant de temps dans un espace aussi réduit – nous n’y sommes absolument pas prêts. Et quand, enfin, nous avons pu émerger de ce long isolement pour choisir les  extérieurs,  j’ai  alors  compris  qu’il était temps d’écrire. J’ai rapidement rédigé l’histoire. Et avec mon ami, l’opérateur Nikolaï Jéloudovitch, nous nous sommes quasiment tout de suite mis en route tous les deux pour chercher cet itinéraire du Caucase à la mer de Barents.

Donc, vous avez d’abord fait vous- même ce parcours ?

Oui, trois fois. La première, pour trouver  les  endroits  précis. La deuxième, talentueuses en comprenant les deux acteurs qui étaient avec nous en permanence. Nous avons aussi refait le parcours une troisième fois pour évaluer nos forces et pour savoir comment nous allions nous en sortir avec un budget plus que limité.

Où avez-vous trouvé l’argent ?

D’abord, Nikolaï et moi, nous sommes débrouillés tout seuls. Et puis, à un stade assez précoce, s’est joint à nous Ivan Netchaev, un producteur russe indépendant qui a soutenu le projet et a même accepté notre idée folle de tourner sur pellicule.

Procédé plus complexe et plus cher.

Plus  cher,  ça se  discute,  mais  risqué, ça c’est sûr. Si on avait dû multiplier les prises, là ça serait revenu plus cher. Mais d’un côté, notre préparation méticuleuse, de Nikolaï et moi-même, la discipline scrupuleuse du groupe par rapport à la pellicule nous ont épargné bien des désagréments. Ce ne fut donc pas plus cher. Et il n’y avait pas de caméras ultramodernes et d’optiques coûteuses. Sachez que nous avons tourné avant la guerre, Kodak travaillait encore en Russie et soutenait le cinéma indépendant. La pellicule était donc plutôt abordable. Mais c’était quand même un défi et Ivan nous a toujours soutenus. Nous avons dû compter que sur nous-mêmes dans des conditions très serrées.

Parlez-nous du chef-opérateur.

Nous travaillons ensemble depuis environ neuf ans. Je cherchais quelqu’un sur la même longueur d’onde, une sorte de coauteur avec qui je pourrais tenter de faire quelque chose d’intéressant. On m’a dit que trois amis de Minsk venaient d’arriver à Moscou, des opérateurs très différents mais des artistes incroyablement doués, chacun à sa manière. Il se trouve que j’ai d’abord fait la connaissance de Nikolaï et dès le premier jour littéralement, notre collaboration a commencé. Et j’ajouterai qu’à mes yeux, il n’est pas simplement chef-opérateur mais plutôt un artiste conceptualiste. Quand il travaille sur un film, il ne règle pas seulement la scène en cours en prenant des décisions artistiques immédiates, mais dès le début du processus, il élabore sa conception visuelle dans sa totalité. Il imagine en amont visuellement le cadre dans lequel existent nos héros. Il imagine et choisit la palette des couleurs qui doit souligner et favoriser l’atmosphère. Quand il tient la caméra, il suit sa conception de façon plutôt minimaliste et rigoureuse. D’ailleurs, c’est évident dans La Grâce : la caméra portée apparaît uniquement quand elle entre dans l’espace dramatique de l’héroïne elle-même. Le reste du temps, la caméra est en retrait : elle n’utilise que les panoramas, les plans séquences ou des plans fixes. Nous avons forgé ensemble l’esthétique du film.

Combien de temps a duré le tournage ?

42 jours de tournage réel pour 60 jours de voyage. En tout, nous avons parcouru 5000 km. Le tournage s’est effectué dans l’ordre chronologique, c’était une condition importante pour le développement des personnages. On peut remarquer, me semble-t-il, que l’héroïne mûrit entre la première et la dernière image. Cela se passe physiquement et pas seulement grâce au maquillage ou à une quelconque astuce. On voit une transformation réelle.

Comment avez-vous choisi les acteurs ? Pourquoi un acteur géorgien pour  le  père ?  Parce  que  l’histoire commence dans le Caucase ?

Non, ce n’est pas lié. À propos du choix des acteurs, tout a commencé par Maria. Par ironie du sort, il se trouve qu’au tout début de nos recherches, elle a en- registré sur son portable une très courte vidéo où elle se présentait et demandait qu’on me la transmette. A ce stade, comme beaucoup de jeunes actrices, elle avait été contactée et sa vidéo était la première reçue. Je l’avais alors vue. Et un an plus tard, quand nous avons vraiment entrepris le casting, j’ai demandé à ce qu’on la convoque. Mais je ne savais pas à quoi elle ressemblait parce qu’à 16-17 ans, on peut rapidement changer. Et il se trouve que parmi les vingt actrices qu’on a vues, elle était quasiment la dernière. Quand elle est apparue, il était évident que c’était elle. Pour ce qui importait dans le film, Maria n’avait pas changé. Bien sûr, il y avait des changements en elle, mais dès qu’elle est entrée dans le studio, c’était clair qu’elle était notre héroïne. Et quand elle a fait des essais sur pellicule car nous les avons aussi tournés sur pellicule, ça a marché. Pour le père, ça a été nettement plus compliqué. Quand tu as choisi ton héroïne, il faut encore réunir de bons interprètes et qu’il y ait un lien entre eux. D’autant plus qu’ils effectuent réellement ce voyage dans le Van, ils vont rouler et vivre ensemble. Nous avons cherché un bon moment le papa même si, dès le début, on avait en vue Guéla Tchitava parce qu’on se le rappelait dans Shultes de Bakur Bakuradzé (1). Il avait un physique et une allure extraordinaire. Finalement, nous avons décidé de lui faire passer des essais avec Maria et leur entente s’est révélée exceptionnelle.

Et Ksénia Koutepova, qui joue la femme de la station météo ?

Elle a lu le scénario et a insisté pour passer des essais. Je lui en suis très reconnaissant parce que, lors de ces essais, j’ai pu élucider deux ou trois choses. Elle m’a vraiment beaucoup aidé parce que Ksénia a lu non seulement un passage mais toute une scène et  c’est  certainement  une  des  artistes les plus talentueuses, tout simplement remarquable,  fine,  profonde… Quant au garçon, Eldar Safikanov, il y a eu la même histoire qu’avec Maria, ça a collé tout de suite. Quand il est venu au casting, Maria avait déjà été retenue. Nous avions étalé les photos sur un mur. Dès qu’il est entré et a commencé à parler… Ce fut une évidence.

Revenons à l’itinéraire : pourquoi du sud au nord, pourquoi commencer dans le Caucase, dans la république de Kabardino-Balkarie ?

En fait, c’est aussi une sorte de voyage métaphorique. Le film a l’air d’être un road-movie mais c’est inexact. D’un côté, ils descendent du haut de la montagne inondée de soleil et finissent par se retrouver au bord de l’océan glacial arctique. C’est une histoire de passage à l’âge adulte, de maturité. On raconte que, dans  l’enfance, le paradis nous échoit tant que nous nous croyons immortels. Et en un sens, ce mouvement des hauteurs de l’Olympe vers une étendue froide et désertée, c’est le mouvement même de la vie au sens large. D’un autre côté, si on veut une explication pratique, c’est aussi un renvoi au père qui voyage. Jusqu’où il peut se rendre avant la fin de l’été. Puisqu’elle a manifesté, au tout début du film, son envie d’aller à la mer, et la mer est au nord. Dans ce mouvement ou cette fuite – ce déplacement n’est-il pas une fuite – il ne peut aller que dans cet endroit-là.

Et pourquoi ces poissons crevés ?

La peste des poissons ? Primo, cela fait partie du langage imagé du film. Le récit est en fait construit sur les figures des contes d’Europe Centrale qui, selon la tradition, racontent l’apprentissage d’un jeune homme. Mais pour nous, c’était  plus intéressant de raconter ça du point de vue d’une fille, de bousculer un peu la tradition. Cependant, de ce genre spécifique, nous avons gardé quelques éléments, comme le franchissement d’obstacles : traverser une rivière de feu, quitter le monde des vivants  afin  d’accomplir la première épreuve ; il faut passer dans le monde des morts et en revenir. Prenons l’espace dans lequel évolue le personnage de Koutepova. Elle leur cuisine ces poissons que nous venons tout juste de voir morts le ventre à l’air : c’est le monde des morts du conte, l’envers du monde des vivants.

À propos, j’ai une question sur le titre. Le mot russe « blaje » a été traduit par « La grâce ». Que pensez-vous de ce choix ? C’est plutôt réducteur.

Tout à fait. C’est un mot complexe, sans équivalent ni en anglais ni en français. Le mot « grâce » ne correspond qu’à un seul sens du mot, il donne la primauté à l’espace de l’héroïne. Mais le mot russe contient aussi la nuance ironique de lubie, pas forcément la folie mais une certaine forme de bizarrerie mâtinée d’élan spirituel, de sainteté, de sincérité… voire encore d’élucubrations… Bref, un mot si vaste que malheureusement il est quasi impossible à traduire.

Nos héros montrent des films et on voit deux extraits : Le Frère et La Fidélité (2). Ce n’est pas un hasard ?

Bien sûr que non. Le Frère de Balabanov est un film culte mais pour quelle génération ? C’est un film des années 90 sur les années 90. C’est une œuvre très emblématique. En fait, c’est un film très complexe même s’il a acquis une popularité extraordinaire en Russie et qui perdure. Il représente la génération du père. Pour l’autre, plus récent, le fait qu’on voit une belle femme au bord de la mer, et c’est montré dans un endroit plutôt pelé, c’est son choix à elle. D’un côté, c’est pour elle et de l’autre, ça fait écho à sa demande de mer au début. Et le choix de ce film et de la scène que nous montrons, c’est une sorte de déclaration au père.

Dans une interview, vous avez dit que c’était un film sur l’intelligentsia, les gens cultivés, éduqués.

Nous entrons là sur un territoire de construction plus complexe parce que ce film a beaucoup de strates. Nous quittons le conte et ses métaphores. Quoi qu’il en soit, j’explore ici l’espace postsoviétique, c’est-à-dire l’espace contradictoire, complexe, bigarré et emberlificoté de la Russie d’aujourd’hui. Et la limite entre ces deux périodes, ce sont justement les années 90. La partie la plus conservatrice de la société a tendance à dire que les années 90 furent quelque chose de terrifiant mais déterminant. Alors que notre génération voit ça comme une rupture. Et c’est pourquoi, dans ces conséquences des années 90, tout ce tissu postsoviétique bariolé de contradictions assemblé à la va vite, c’est l’histoire d’une tentative d’acquérir à nouveau l’identité la plus adéquate. Et il me semble que ces années 90 ont été une catastrophe incroyable pour tout l’espace postsoviétique et pas seulement pour la Russie ou pour telle ou telle république. Quand l’intelligentsia de l’époque soviétique et postsoviétique s’est trouvée rejetée sur le bas-côté de l’histoire et du quotidien. Et l’image abordée de ces gens qui vendent des livres, ce n’est pas une invention, c’est la réalité. Ces gens vendent leurs livres au bord de la route, c’est comme un renvoi à Tarkovski. L’état dans lequel se trouve actuellement la société russe, déterminé  par  cette  catastrophe, a provoqué un effondrement total de la classe des gens humanistes et de leurs valeurs. C’est pour cela que ça m’intéresse de suivre les héros du père et tous les personnages qu’il rencontre en tant que personnes échouées sur le bas-côté, de les suivre parce qu’ils sont devenus « les gens en trop » (3).

Certains diront que votre film montre encore une fois une Russie sombre, ces villages du nord en ruines. Qu’en pensez-vous ?

D’abord, je n’invente pas cette réalité, je l’interprète plutôt. Elle existe telle que, ce n’est pas un décor de ruines reconstituées. Et je n’ai pas l’impression que c’est un film sur une Russie désolée. Au fond, cela décrit un pays contrasté et très varié, de gens qui vivent dans des conditions diverses et avec diverses langues. Et je pense que mon film précédent et celui-ci qui a été tourné avant la guerre, la catastrophe de 2022, parlent de la crise de civilisation et des circonstances nées sur les ruines d’un empire passé.

Peut-on rapprocher votre film du film américain de Peter Bogdanovitch La Barbe à papa sur un père et sa fille qui parcourent l’Amérique profonde pendant la Dépression ?

Un bagage cinématographique, le vôtre, le mien en tant qu’auteur de films, peut proposer beaucoup de constructions. Au fond, le sujet en lui-même n’est pas original. On peut aussi évoquer Alice dans les villes, ou d’ailleurs toute la Trilogie du mouvement de Wim Wenders, on peut se rappeler La Strada, Les Bêtes du sud sauvage, ce superbe film américain, vraiment superbe, qui explore ce thème. Bref, chacun de nous a sûrement un sac à dos plein d’images venues de la littérature, de l’art, du cinéma, du théâtre, etc. que nous trimbalons et dans lequel nous puisons. Pour moi, c’est l’histoire de gens traumatisés qui essaient de se sauver et qui, ne trouvant pas leur place, se lancent dans une fuite éperdue. C’est une tentative de sa- lut, le salut dans la fuite.

Je  suppose qu’on n’a pas manqué de vous mentionner le nom de Tarkovski. De nombreux cinéastes russes modernes sont ignorés. Par exemple, Balabanov est inconnu ici.

Tarkovski est incontournable. Il n’y a pas que Tarkovski ou Kira Mouratova… ou seulement les réalisateurs russes. Il y a aussi Dreyer, Wenders et les auteurs actuels, étonnants qui inventent leur propre langue : Andreas Horvath, Carlos Reygadas, Apichatpong… Je peux encore énumérer une foultitude de réalisateurs que j’apprécie. Balabanov, bien sûr. Mais pour moi, le plus important, celui qui compte avant tout, c’est une figure du cinéma russe et postsoviétique, Alexeï Guerman père. À mon avis, le plus grand inventeur de langage cinématographique, un maître, un créateur de mondes. Son film Il est difficile d’être un dieu est une de mes œuvres préférées. Non, tout ne se résume pas à Tarkovski. Il y a aussi Sokourov que le monde entier connaît et qui occupe une place singulière, un grand maître qui  continue  encore  actuellement  en Russie à aider les jeunes, qui organise des cours… Je ne sais pas s’il formera encore de nouveaux réalisateurs. Plus au Caucase en tous les cas, l’école qu’il avait ouverte est fermée mais ses diplômés sont connus du monde entier. Je ne nomme personne parce que j’ai peur d’oublier quelqu’un et ne voudrais vexer personne.

La Grâce fut le seul film russe présenté à Cannes en 2023. Comment a-t-il été sélectionné d’ailleurs ?

Une histoire très simple. Nous avons candidaté et ils nous ont répondu en demandant si le film serait prêt à temps au cas où il serait retenu. Pendant un bon moment on a soumis des versions provisoires successives. On a terminé in extremis et les sous-titres ont été finalisés à Cannes même. Ce fut tellement inattendu, en fait, on ne s’y attendait pas du tout. Bref, on a rempli le formulaire sur le site, on l’a envoyé et voilà. Pour le moment, le film continue sa vie de festivals à travers le monde. Le film sort au Portugal en décembre 2023. Nous espérons d’ici la fin de l’année le montrer au Japon. Quant à la sortie en Russie, bien sûr, j’espère qu’à un moment ou à un autre, le film sera accessible au public russe. En Russie, pour qu’un film sorte, il doit recevoir un visa d’exploitation. En attendant, nous ne l’avons pas obtenu. À part un distributeur qui a montré de l’intérêt pour le film et qui essaie d’organiser sa sortie, je ne peux pas dire qu’il y ait eu en Russie des propositions. Donc, sur sa sortie en Russie et son destin, je ne peux rien dire de plus.

Où habitez-vous actuellement ? Et quels sont vos projets ?

J’habite actuellement à Paris. Je travaille ici. Nous préparons un nouveau film avec des producteurs français. Je ne vais pas vous déflorer le sujet mais c’est une fiction qui sera tournée dans le sud de la France. Mais je pense qu’il est encore trop tôt pour en parler. L’année dernière, j’ai réalisé un documentaire qui devrait bientôt sortir. Il s’appelle La Boue. L’action se passe de nos jours, en octobre 2022, dans un établissement thermal de boue curative du sud de la Russie.

Avez-vous l’intention de vivre hors de la Russie ?

Je réside là où je travaille. C’était déjà comme ça en Russie : j’ai vécu dans le nord, au Caucase, à l’est du pays… Aujourd’hui, j’habite là où j’ai l’intention de tourner et donc, j’ai maintenant la possibilité aujourd’hui de vivre en France.

Propos recueillis par Françoise NavailhPrésidente du site kinoglaz.fr

(1) Film passé en 2008 à la Quinzaine des Réalisateurs.

(2) Le Frère (1997) d’Alexeï Balabanov et La Fidélité de Niguina Saïfoullaeva (2019)

(3) « Hommes en trop » : expression désignant une génération perdue.