La Ligne de partage des eaux s’inscrit dans le périmètre du bassin versant de la Loire, de la source de la Vienne sur le plateau de Millevaches jusqu’à l’estuaire. Le bassin versant, et non pas le fleuve Loire ! C’est-à-dire le plan incliné vers la mer, la totalité de l’espace irrigué, pas seulement le trait de la rivière. C’est-à-dire les zones d’activités et les zones humides, les fossés et les autoroutes, les salles de réunions et les chantiers. Car l’eau est partout, dans les sols, dans les nappes, dans l’air, circulant, s’infiltrant, s’évaporant et partout reliant les territoires entre eux, désignant leur interdépendance, nous faisant rêver à leur solidarité.
La ligne de partage des eaux n’est donc pas seulement cette ligne géographique qui sépare des bassins versants mais elle est aussi la ligne politique qui relie des individus et des groupes qui ont quelque chose en partage : de l’eau, un territoire, un paysage.
Fiche technique • Réalisation et Scénario Dominique MARCHAIS • Image Sébastien BUCHMANN, Claire MATHON • Ingénieur du Son Mikael KANDELMAN • Montage son et mixage Mikael BARRE • Montage Jean-Christophe HYM, Camille LOTTEAU • Étalonnage Isabelle LACLAU • Assistant réalisateur Camille LOTTEAU • Directrice de production Mélanie GERIN • Chargée de production Mathilde RACZYMOW • Produit par Françoise GUGLIELMI, Paul ROZENBERG • Une coproduction ZADIG FILMS, ARTE FRANCE CINEMA • Avec la participation de ARTE France, du CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE, du MINISTERE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION – DIRECTION GÉNÉRALE DES PATRIMOINESSERVICE DE L’ARCHITECTURE • Avec le soutien de LA REGION ILEDE- FRANCE, de LA RÉGION PAYS DE LA LOIRE, et de LA REGION LIMOUSIN • En partenariat avec LE CENTRE NATIONAL DU CINEMA ET DE L’IMAGE ANIMEE Fiche technique •
Dominique Marchais
Ancien critique de cinéma aux Inrockuptibles, Dominique Marchais a réalisé Lenz échappé en 2003, court métrage librement adapté de la nouvelle de Georg Büchner. Depuis plusieurs années, il travaille sur les relations entre paysage et politique à travers la forme du cinéma documentaire. Le temps des grâces, état des lieux sur la modernisation agricole, constitue le volet « histoire » d’un travail sur la France rurale contemporaine dont La ligne de partage des eaux, en s’inscrivant dans le bassin versant de la Loire pour dépeindre un certain état du paysage ,français, est le volet « géographie ».
Filmographie
2003 Lenz échappé – court métrage
Festival du film de Vendôme 2004 – Prix spécial du jury
Festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand
Festival du film court de Paris
Entrevues, Festival de Belfort
2010 Le Temps des grâces
Festival international du film de Locarno
États généraux du documentaire, Lussas
Entrevues, Festival de Belfort
2014 La Ligne de partage des eaux
Festival international du film de la Roche-sur-Yon
Entrevues, Festival de Belfort
2017 Nul homme n’est une île
Entrevues, Festival de Belfort 2017 – Grand Prix
ENTRETIEN AVEC DOMINIQUE MARCHAIS
/ Paysage, ruralité, réflexion sur le territoire… par ses
thèmes de travail, La Ligne de partage des eaux s’inscrit dans la
continuité du Temps des grâces, votre premier long-métrage. Comment
voyez-vous aujourd’hui leur rapport ?
Plutôt que parler d’une suite, il faut mieux y voir un diptyque. Ce
sont deux volets qui se regardent et se renforcent mutuellement : un
volet histoire pour Le Temps des grâces, puisque le film
revenait sur la période des trente glorieuses, et un volet géographie
pour La Ligne de partage des eaux. Ce nouveau film est issu de ce que
j’ai appris en faisant Le Temps des Grâces. Par exemple, quand
on interviewe un agriculteur, il ne parle pas seulement de questions
agricoles mais aussi du Syndicat des eaux, du foncier agricole consommé
par les développements des villes, de l’Etat, de l’intercommunalité,
etc… Donc on parle d’urbanisme et de politique, d’organisation
institutionnelle et d’écologie. Les films ont en commun cette envie
d’embrasser large, comme dans le puzzle qui ouvre le film : de la source
à l’estuaire, des jeux d’enfants à l’agriculture ou l’industrie, mais
aussi les routes, les villages et les villes. Et aussi tous ces nouveaux
objets qui eux ne figurent pas sur les images d’Epinal : les centrales
nucléaires et les stations d’épuration, les barrages et les éoliennes,
les plateformes logistiques et les lotissements. Comment faire un
tableau qui fasse tenir ensemble toutes ces choses qui ont des
conséquences très concrètes sur notre vie et notre espace ?
/ Vous choisissez de vous déployer à l’échelle du bassin
versant. Pourquoi ? Et comment expliquez-vous la place de l’eau, qui
sans être le sujet du film y est très présente, y joue différents rôles ?
L’écriture était concomitante du débat sur la réforme territoriale et
de la question de l’échelle territoriale pertinente. Or, au cours de mon
travail préparatoire, je découvre toutes les institutions autour de
l’eau, les comités de bassin, les syndicats de rivière, les schémas
d’aménagement et de gestion des eaux etc. Et je m’y intéresse vraiment.
Et je finis par me dire que l’échelle pertinente, s’il y en a une, est
celle du bassin versant. Le bassin versant, c’est la portion de
territoire drainée par des eaux qui convergent vers un même débouché.
Donc tout espace, toutes surfaces de sol, les arbres, les villes,
participent d’un bassin versant. Dans un bassin versant, ça circule dans
tous les sens. Les poissons qui veulent remonter, ceux qui veulent
descendre. Les sédiments véhiculés par la rivière. De plus, l’eau ne
circule pas seulement d’amont en aval, elle s’évapore et se condense, il
y a une dimension cyclique. Cependant, il faut bien constater que si
les marchandises, les capitaux et les camions circulent fort bien, pour
les poissons et les eaux
vives, ça se complique. Le postulat était donc celui-ci : je ne vais
pas faire un film sur l’eau, mais un film qui dit qu’à partir de l’eau
on peut remonter toutes les questions d’aménagement du territoire, par
capillarité en quelques sorte. En fait, une politique de l’eau
rationnelle aurait des implications, des exigences, en matière agricole
et urbaine, en infrastructures de transport, telles qu’on pourrait se
passer de politique agricole et urbaine. Le film pose donc le primat de
la géographie, ou plutôt il en appelle à une reconsidération des données
de la géographie physique comme source d’inspiration pour notre
organisation politique.
/ En suivant l’eau, vous faites aussi un film sur le bien commun.
L’eau est l’objet commun par excellence. Et si l’on pense l’eau
sérieusement, on comprend à quel point elle met en relation tous les
espaces entre eux. Mais ce que l’on comprend encore, et on l’entend dans
la séquence avec la police de l’eau, c’est que tous les espaces se
valent, parce qu’on a besoin de tous les espaces pour que ça fonctionne.
Les tous petits cours d’eau, quasiment invisibles à l’image, autour
desquels vingt-cinq personnes se réunissent pour discuter, sont capitaux
à l’échelle du bassin versant car ce sont des zones de frayage, de
filtrage, de stockage… etc. Tous les espaces comptent. C’est la
totalité du territoire qui est patrimoine, pas seulement les centres
villes des métropoles, ou les réserves naturelles. Il faut en revenir à
la définition du code de l’urbanisme : « le territoire est patrimoine
commun de la nation ».
/ Il y a la catastrophe, cette dérive qui au fur et à mesure
que l’on descend vers l’estuaire, semble inéluctable, mais un ultime
saut fait revenir en amont, vers Faux-la-Montagne et aussi vers
l’enfance, la pâte à modeler, pour nous dire : malgré tout, le monde est
modelable. Le film n’arrête pas de mettre en tension deux constats :
«c’est trop tard» et «c’est possible».
Trop tôt, trop tard. Oui. C’est quelque chose que j’ai souvent entendu :
la temporalité du changement n’est pas adaptée à celle de la
catastrophe. Bernard Rousseau, l’environnementaliste que je filme au
confluent de la Loire et du Loiret, raconte qu’à l’échelle de sa vie la
dégradation à laquelle il a assisté est effrayante mais que malgré tout
il faut continuer à mener le combat, être présent dans les commissions
car ce sont des lieux d’acculturation où les idées environnementalistes
gagnent peu à peu du terrain. Finalement, le film ne fait qu’effleurer
la dimension catastrophique. Quand on chemine comme ça dans un bassin
versant, les discours sur la disparition de petites rivières, des
poissons, sur le degré de pollution des nappes et des cours d’eau, sont
constants. On est dans une situation dramatique en France, et plus en
France qu’ailleurs à cause de la puissance agricole.
/ Beaucoup de penseurs importants du XXème siècle ont oeuvré à
déconstruire l’idéologie du progrès. Walter Benjamin parlait de la «
catastrophe du progrès ». C’est sans doute le legs intellectuel majeur
du XXème siècle.
Oui, et aujourd’hui ce n’est plus du passé dont on fait table rase mais
du futur ! Mais cette pensée dont vous parlez, pour le moins
circonspecte àl’égard de l’idéologie du progrès, est aussi une des
sources de l’écologie politique et elle persiste partout là où des gens
se disent : « Allez, faisons profil bas, et retissons localement. »
C’est incroyable de voir comme des projets aussi modestes qu’une
renaturation de cours d’eau, une rivière que l’on fait méandrer à
nouveau, créent un enthousiasme et un espoir très forts au plan local.
Parce qu’on est dans une civilisation qui ne répare plus. Et quand on se
rend compte collectivement qu’on est capable de réparer, c’est une
grande joie. Réparer, ce n’est pas refaire à neuf : un objet réparé
garde la mémoire de sa cassure, mais il redevient fonctionnel, ou il
trouve un nouvel usage. Réparer, ce n’est ni revenir en arrière, ni
faire du neuf, c’est recréer quelque chose qui marche et qui garde la
trace du passé. En fait, c’est bien la seule chose intéressante qui nous
reste à faire. Mais c’est une vision des choses fort différente du «
grand soir » ou de la table rase, c’est sûr.
/ L’usage de la parole est au coeur de La Ligne de partage
des eaux. La politique, ce n’est pas seulement prendre des décisions,
c’est aussi comment et à qui on parle. Je pense à la séquence de la
réunion publique à Châteauroux, au sujet de la zone industrielle HQE
(Haute Qualité Environnementale).
Le film ne donne à voir qu’une partie des forces qui façonnent le
paysage et le parti pris, c’est de s’installer dans la partie visible et
publique du spectre – à savoir les réunions ! Le plus étonnant, est
qu’elle est rarement représentée, sûrement parce que l’on préfère
imaginer ce que l’on ignore, que comprendre ce qui s’offre à notre
regard. Alors les réunions, que ce soit des commissions locales sur
l’eau, des conseils communautaires, des réunions publiques…, il faut les
filmer sans naïveté, ce ne sont pas forcément des lieux à haute
intensité démocratique, il se passe beaucoup de choses en deçà et
au-delà de la réunion. Mais pourtant c’est un lieu très intéressant,
éclairant, qui nous apprend beaucoup sur nous-mêmes, collectivement :
les conflits s’exposent, les lignes de front se dégagent. C’est aussi un
lieu qui nous informe de l’état de la langue, donc du pays. Quant à la
séquence à Châteauroux, elle est là pour représenter une situation et
des pratiques majoritaires en France aujourd’hui. En gros, Châteauroux,
c’est la France : c’est ça qu’on fait – des zones d’activités sans
activités, des plateformes logistiques – et c’est comme ça qu’on cause –
une langue qui n’est plus vraiment le français, un mélange de jargon
administratif, d’anglicismes, de langue d’école de commerce. J’avais
besoin de Châteauroux pour occuper cette place, ni rural profond ni
métropole : la ville moyenne sur le déclin. Et à ce moment-là il y avait
cette concertation autour d’un projet de zone d’activité, ce qui me
semblait un peu cocasse car, quand on arrive à Châteauroux, on voit
qu’il y a déjà une grande zone d’activité au Nord, une immense au sud,
et ils vont en faire une troisième de 500 hectares. Pendant ce temps
tout ferme en centre-ville. Il y a une incapacité à penser un autre
avenir que celui qui consiste à se brancher, vaille que vaille, sur la
mondialisation. Le maire me le disait dans l’interview : « la
mondialisation est un fait, et si par mon action politique je peux en
recueillir quelques miettes pour la ville de Châteauroux, j’aurais fait
mon boulot ». Que fait ce maire ? Il reproduit à son échelle de ville
moyenne le discours des grandes métropoles. Il est cohérent avec
lui-même, et ça vaut d’autant plus la peine d’être entendu que c’est la
pensée dominante en matière d’aménagement. Il va falloir du temps et s’y
mettre à plusieurs pour prouver qu’un autre avenir des territoires est
possible. Dans le film, c’est le rôle que joue Faux-la-Montagne, même si
l’échelle de Faux-la-Montagne n’est pas tout à fait opposable à celle
de Châteauroux.
/ Dans ce film construit sur de la parole, il y a plusieurs
plages silencieuses. Lorsque vous filmez l’eau, par exemple. Vous la
filmez comme un miroir, une matière sensible très riche.
Comme stock de formes, de flux, oui. Les longues scènes sur l’eau
étaient dans le projet, j’y pensais dès le début. Sans doute parce que
j’ai toujours pensé le film comme s’inscrivant dans une tradition du
cinéma classique américain, du western, mais dans des situations
documentaires : la caméra est proche des pionniers, de ce qu’ils font,
de ce qu’ils disent, mais le découpage les réinscrit tout le temps dans
le grand paysage. Je voulais que le paysage ne soit plus juxtaposé à un
régime de parole, mais que la parole soit issue du paysage. Dans les
westerns, ces moments de contemplation prennent de la place : l’eau qui
coule, le bétail qui traverse le cadre… C’était logique pour moi : il y
avait les pionniers à Faux-la-Montagne qui marchent sous la pluie et se
réunissent dans la salle communale pour parler de ce qu’ils vont faire
de leur village, et, comme dans un western, il y a ces moments
contemplatifs sur la rivière. Mais les plans sur la rivière ont aussi
une autre fonction qui est de décentrer le point de vue sur le
territoire. La rivière n’est plus perçue aujourd’hui, on la franchit
sans la voir alors qu’elle était au centre des territoires. Par exemple,
les frontières linguistiques dans certains cas correspondaient aux
lignes de partage des eaux.
/ La maire de Saint-Philbert de Grandlieu voit la politique
comme l’artdu compromis. Votre film est un éloge du compromis comme
pratique artistique. Je crois que cela définit aussi une écologie du
cinéma.
Je n’y avais jamais pensé mais oui, c’est exactement ça. Les termes
dans lesquels elle interroge son rôle de maire sont ceux de la pratique
documentaire. J’espère que les acteurs du territoire, qu’ils soient
paysagistes, urbanistes, élus, techniciens, verront le film comme un
miroir de leur pratique, comme un besoin de comprendre la place de
l’autre, de croiser les savoirs et de dégager un espace commun, un
projet partagé. Ça suppose de reconsidérer la place du cinéma dans notre
vie, de ne pas en attendre forcément une thèse ou un divertissement. Ça
suppose d’accepter qu’un film puisse être politique sans verser dans le
cinéma militant. On se trompe sur la nature de la pédagogie, sur ce qui
est efficace ou pas pour faire bouger les gens. Les remises en question
se font dans le silence et la solitude, pas dans le tapage. Laissons
aux spectateurs le temps de la remise en question. C’est pourquoi je
préfère construire un film assez ouvert, un film-système dans lequel on
peut circuler, et qui pourra j’espère décalcifier des habitudes de
pensée.
/ Le film se termine sur des adultes qui jouent comme des
enfants, avec de la pâte à modeler. Des adultes qui essaient de rendre
leur avenir visible .
Comme des enfants, l’angoisse en plus ! Car construire une maison,
c’est un pari dans un monde où on hésite de plus en plus à parier. Ce
que disent les femmes dans cette séquence est important : on tremble un
peu, soudain, quand on s’efforce de penser à vingt ans. On se sent bien
seul quand on construit sa maison, bien seul à penser la durée, alors
que tous ceux qui sont censés concourir à la construction de cette
maison sont dans la fuite en avant. Mais à Faux on ne laisse pas les
gens seuls, et c’est cela dont je voulais rendre compte ■
Entretien réalisé par Cyril Neyrat