Trois âges d’un homme qui voit la mort venir, s’entrecroisent… Entre réel et imaginaire, entre humour et nostalgie, entre départ à la retraite et enfance, un mélange des temps et des genres. Le plus autobiographique des films de Raoul Ruiz. Son testament.
Quinzaine des Réalisateurs – Festival de Cannes 2012
Liste artistique
Christian Vadim • Sergio Hernandez • Valentina Vargas • Chamila Rodriguez
Liste technique
Réalisation et Scénario RAUL RUIZ • Montage VALERIA SARMIENTO, RAOUL RUIZ , CHRISTIAN ASPEE • Image INTI BRIONES • Son ROBERTO ESPINOZA, FELIPE ZABALA • Musique originaleJORGE ARRIAGADA • Assistant Réalisateur ALVARO CABELLO • Costumes LOLA CABEZAS • MaquillageCLARA FARTO • Producteurs CHRISTIAN ASPEE, FRANCOIS MARGOLIN • Producteur ExécutifEMILIO ORMAZBAL • PostproductionDAVID BRAVO BLUM • Direction de Production DANIELA SALAZAR
Raoul Ruiz
A 5 ans, Raoul Ruiz est atteint d’un début de tuberculose. Son père est un capitaine dans la marine marchande, autoritaire et farfelu. Nourri de littérature Ruiz suit des études de droit et de théologie -l’occasion pour lui de diriger le ciné-club de l’université- et écrit des dizaines de pièces de théâtre d’avant-garde. Son premier long-métrage Tres tristes tigres, qui retrace le destin croisé de trois habitants de Santiago, décroche le Léopard d’Or à Locarno en 1969, année de son mariage avec sa collaboratrice Valeria Sarmiento. Militant socialiste, l’apprenti cinéaste devient à cette même époque conseiller cinématographique pour le parti d’Allende. Mais il quitte le Chili au lendemain du coup d’état de Pinochet.
Installé à Paris, Raoul Ruiz tourne en 1974 Dialogue d’exilés, inspiré de son expérience de réfugié politique. S’inspirant des écrits du philosophe Pierre Klossowski, il signe La Vocation suspendue (1977), l’histoire d’un abbé troublé par les querelles idéologiques qui agitent sa communauté religieuse, puis L’Hypothèse du tableau volé (1978), réflexion sur l’art et ses secrets. Imprégné de surréalisme, Ruiz opte au début des années 80 pour un registre plus léger, en tournant des récits d’aventures dans lesquels il laisse libre cours à son imagination : Les Trois couronnes du matelot en 1982, La Ville des pirates ou encore L’Oeil qui ment en 1993.
Trois vies et une seule mort est sélectionné en 1996 à Cannes. Sans renoncer aux audaces formelles qui ont fait sa réputation -y compris lorsqu’il relève le défi d’adapter Le Temps retrouvé de Proust (1999)- le cinéaste tourne désormais dans des conditions plus confortables, le plus souvent en association avec le producteur Paulo Branco. De Michel Piccoli et Catherine Deneuve (Généalogies d’un crime) à Isabelle Huppert (La Comédie de l’innocence), Arielle Dombasle (Les Ames fortes, adaptation de Giono en 2001) et Elsa Zylberstein (le mordant Ce jour-là). En 2004, Dias de campo, dans une veine plus intimiste, marque le retour de Raoul Ruiz dans son pays natal, trente après son départ en exil. Puis il signe le drame romanesque Le Domaine perdu, sur le destin entrecroisé de deux pilotes entre le Chili et l’Europe du XXème siècle.
Raoul Ruiz est mort le 19 Août 2011 à Paris d’une infection pulmonaire. Il venait d’avoir soixante-dix ans et était né au Chili, à Puerto-Montt, en Patagonie. La Nuit d’en Face est son dernier film. Une sorte de testament mystérieux dont personne, sur le tournage, qui eut lieu en mars et avril 2011 à Santiago du Chili, n’avait compris le véritable sens. Ce film, Raoul Ruiz l’avait conçu pour être vu après sa mort, une mort qu’il savait prochaine. À ses proches, à ses amis, il disait qu’il s’inspirait de contes d’Hernan del Solar, le père d’un de ses plus vieux amis, ou bien encore, aux plus rusés, qu’il parlait de son enfance, ou bien encore de celle d’un autre de ses amis. Toutes ces fausses pistes n’avaient qu’un but : semer des leurres, égarer ses proches, ne pas les inquiéter, ne pas les attrister. Raoul Ruiz savait que serait son dernier film, qu’il nous y parlerait une dernière fois, d’outre- tombe, et qu’il n’y aurait pas d’autre film de lui, après. La Nuit d’en Face est un résumé de son œuvre, un film émouvant, et drôle.
Note d’intention de Raoul Ruiz
Mon propos est de m’immerger dans le monde poétique de l’un des écrivains les plus secrets et les plus surprenants de la littérature chilienne, Hernan del Solar. Il fut un membre éminent du groupe d’écrivains appelés « Imaginistes ».
Les « Imaginistes » se situèrent à rebrousse-poil du naturalisme régnant dans les années quarante et cinquante. Ils cherchèrent à innover avec une littérature imaginative et contemplative qui avait déjà été pratiquée par Augusto d’Halmar et Federico Gana. Dans les œuvres de Del Solar coexistent le quotidien et l’onirique, la tendresse et la cruauté, les évocations littéraires et l’omniprésence de l’univers de l’enfance. Ses fictions imposent une double lecture permanente. Elles exigent, à la fois, d’y croire et de cesser d’y croire. Tout cela pour dire que ces fictions sont d’une inspiration totalement libre. Qui est un défi pour le cinéma, mais un défi stimulant. Un exemple. Dans Jambe de Bois le personnage principal raconte sa rencontre avec un personnage qui s’appelle « le Capitaine ». On croit comprendre que ce capitaine est un être « en chair et en os », le pensionnaire obscur d’un hôtel de rien du tout. Mais, en même temps, il évoque un personnage de de Stevenson, celui qui se présente en disant : « Appelez-moi capitaine ! » et qui, quand il jette un sac de pièces d’or sur le bureau de l’hôtel où il loge, s’exclame : « Prévenez-moi quand vous aurez tout dépensé ! ». Dans ma libre adaptation – le terme d’« adoption » serait sans doute plus juste – des contes La Nuit d’en Face et Jambe de Bois, je veux me servir d’une fiction indirecte : il y a quelques années, j’ai en effet eu la chance de rencontrer la fille du l’écrivain Jean Giono (un autre écrivain secret et mystérieux, en un sens, l’équivalent provençal de Del Solar). Elle me raconta que l’ultra-provincial Giono, à qui un voyage à Paris semblait un saut vers l’inconnu, aimait rêver de voyages extraordinaires à l’autre bout de la terre. Un jour, il annonça ainsi à sa famille qu’il était en train de se préparer pour un voyage sans retour dans une ville nommée, Antofagasta. Un port, situé tout au nord du Chili. La seule raison qu’il put donner pour justifier sa décision, était qu’il aimait bien le son du mot « Antofagasta ».
Dans ma libre adaptation, je fais le postulat que Jean Giono effectua ce voyage réellement. Et qu’il finit sa vie en étant professeur de français au lycée d’Antofagasta. Bien sûr, le film se passe dans un monde « imaginiste », dans lequel le monde réel (dans le film, Giono habite aussi en France et publie des romans) et le monde imaginaire (dans lequel le voyage eut lieu) coïncident, convergent et divergent. En m’aidant d’un procédé narratif très peu utilisé dans le cinéma, l’uchronie – qui caractérise des fictions historiques du type : « Et si les Nazis avaient gagné la guerre ? » ou, « Et si Napoléon avait gagné à Waterloo ? » –, j’imagine l’amitié entre le personnage de La Nuit d’en Face, un homme sur le point de prendre sa retraite et Giono. Leurs promenades dans Antofagasta.
Et comme trame narrative, à moitié explicitée seulement, une histoire obscure de crime et trahison. L’histoire se passe à Antofagasta, de nos jours. On reconnaît des immeubles récents, des centres commerciaux. La modernité fracassante. Mais une modernité que les personnages semblent ignorer. Ces immeubles n’existent pas : ils existeront peut-être dans l’avenir. Petit à petit, la simple mélancolie sera troublée par les événements en cours. L’horreur d’un crime imminent prendra de l’importance. Et les fantômes, les ruines des vies incomplètes, les spectres, mélange de « mémoire et de désir », de promesses non tenues et d’« illusions perdues », en viendront à occuper la scène. Tout cela pour dire que vont se croiser un monde « possible » dans lequel Giono arriva à Antofagasta, y resta pour vivre, et pour presqu’y mourir, et un monde que la caméra nous montre, dans lequel les personnages semblent ignorer et refuser les problèmes de la vie quotidienne. Coexistence douloureuse entre les images et l’impression d’irréalité qu’elles dégagent. C’est un peu le développement du tableau de Magritte dans lequel on voit une pipe tandis que le texte au-dessous dit que : « ceci n’est pas une pipe ».
Santiago du Chili, Mars 2011
Don Raul, par François Margolin
dant de bord de la marine marchande. Un père adulé, admiré, et que l’on imagine lui racontant des histoires exaltantes lors de ses retours de mission. Une chambre où le petit Raul devait, lui-aussi, s’inventer, dès le départ du père, toutes sortes d’histoires, encore plus aventureuses, encore plus picaresques. Ses héros furent souvent des enfants : de La Ville des Pirates à Généalogie d’un Crime, des Mystères de Lisbonne à La Noche de Enfrente, ses deux derniers films. Des enfants très particuliers, aux connaissances extraordinaires et à l’esprit adulte. Un peu comme lui, ou plutôt son contraire, puisqu’il restait éternellement enfantin.
Là-bas, au Chili, on l’appelait “Don Raul”, ou “Don Raulito”, une version plus affectueuse. Là-bas, on le saluait dans la rue ou à l’entrée des restaurants qu’il fréquentait depuis toujours. Une marque de respect pour quelqu’un qui était considéré comme un « monument national » – une sorte de Tour Eiffel locale, c’est lui qui avait fait la comparaison en se marrant – et qui était devenu, malgré l’éloignement et l’exil, une gloire nationale. Cela l’amusait mais ne lui déplaisait pas trop, cette forme de reconnaissance, là-bas, d’un pays qu’il avait dû fuir à cause du Coup d’Etat de Pinochet, pour tout recommencer à zéro, en Allemagne d’abord, puis en France, avec sa femme Valeria, sa complice, sa monteuse. Comme ne lui avait pas déplu d’être fait citoyen d’hon- neur de Puerto Montt, le port de Patagonie où il était né, et où il avait commencé à rêver, aux poissons de toutes sortes et aux fantômes de l’île de Chiloë, où il avait vécu, enfant. De voir des généraux le saluer était pour lui un pied de nez. Une petite revanche. Un petit plaisir. Une petite victoire. Et finalement, c’était important. D’autant qu’Olga, sa maman, pas spécialement de gauche, affichait fièrement, dans l’appartement familial, les diplômes et médailles obtenus, sur le tard, par son fils unique.
Raoul Ruiz m’avait toujours affirmé qu’il menait un combat. Trop en avance ou désespéré ? Un combat qui remplaçait, en tout cas, tous les combats politiques qu’il avait menés par le passé et dont il était un peu las : la lutte contre les « trois actes ». Ces « trois actes » qui sont la norme de la narration cinématographique classique, celle héritée de Feydeau et de Labiche et théorisée par le cinéma hollywoodien – des blockbusters aux manuels pour apprentis scénaristes – mais aussi par cette tendance du cinéma français qui voue un véritable culte au scénario. S’agissait-il pour Raoul d’une tradition politique sud- américaine, celle qui consiste à lutter contre l’impérialisme américain, l’impérialisme « gringo », mais d’une manière astucieuse, artistique ? Peut-être. Mais, plus profondément, il s’agissait de construire une nou- velle forme de narration qui ne prenne pas le spectateur pour un objet mais pour un sujet. Un sujet capable de réfléchir par lui-même sans être manipulé et mené comme un petit chien durant deux heures de pro- jection. Un projet partagé par d’autres grands cinéastes: de Godard à Iosseliani ou David Lynch, et hérité des grands maîtres que sont Georges Méliès ou Jean Vigo. Un projet qui consistait à faire du cinéma un art majeur, égal – au moins – à la littérature, celle des Proust et autres Borgès. Ce n’est sans doute pas par hasard que Raoul Ruiz s’est confronté (au cinéma) à ces immenses innovateurs de la littérature, avec Le Temps Retrouvé pour le premier, et dans l’ensemble de son œuvre pour le second. S’affranchir de ces « trois actes », c’était, pour Raoul, revendiquer la liberté, sa propre liberté, celle de faire des films pour y inventer des plans, nouveaux, différents, en mélangeant les temps, en organisant la collision des époques et des styles. Ce que ses exégètes décrivent avec les adjectifs galvaudés de « baroque » ou de « surréaliste ».
C’était aussi, et c’était la preuve d’un esprit très « malin », une façon de faire des films moins chers, avec peu de moyens, sans être poursuivi par de bonnes âmes toujours prêtes à affirmer qu’« on ne peut pas faire comme ceci ou comme cela ». Que ce sont des « règles intangibles ». Un peu comme les prétendus « grands principes » de l’économie libérale qui, aujourd’hui, dirige le monde, en le menant surtout à sa perte (économique). [extrait]
Paris, fin août 2011