Madrid. Manuela et Olmo se retrouvent autour d’un verre, après des années. Elle lui tend une lettre qu’il lui a écrite quinze ans auparavant, lorsqu’ils étaient adolescents et vivaient ensemble leur premier amour. Le temps d’une folle nuit, Manuela et Olmo se retrouvent dans un avenir qu’ils s’étaient promis.
Liste artistique
Manuela Itsaso Arana • Olmo Francesco Carril • Manuela à 15 ans Candela Recio • Olmo à 15 ans Pablo Hoyos • Clara Aura Garrido
Liste technique
Réalisation Jonás Trueba • Image Santiago Racaj • Son Álvaro Silva et Eduardo Castro • Montage Marta Velasco • Musique Rafael Berrio • Production Los Ilusos Films (Javier Lafuente)



Jonás Trueba
Né à Madrid en 1981, Jonás Trueba débute avec Todas las canciones hablan de mí, nommé aux Goya. Il enchaîne avec Los ilusos et Los exiliados románticos, Prix spécial du jury à Malaga. La reconquista remporte le Prix Ojo Crítico. Son film Eva en août est nommé aux César en 2021 et connaît le succès en France. Qui à part nous, triplement primé à San Sébastián, remporte le Goya du Meilleur documentaire en 2022.
FILMOGRAPHIE
2024 – Septembre sans attendre
2022 – Venez voir
2021 – Qui à part nous
2020 – Eva en août
2016 – Le Reconquista
Entretien avec Jonás Trueba
Le sujet des amours passées était déjà au cœur de votre premier film, Todas las canciones hablan de mí. Il y avait, selon vous, un angle mort que vous n’aviez pas exploré ?
Todas las canciones hablan de mí était plutôt l’histoire d’un désamour qu’une véritable rupture amoureuse alors que dans La Reconquista, il s’agit plutôt de se remémorer un amour lointain. Le film est très lié à une période précise de la vie, la trentaine, où l’on peut facilement oublier un amour qu’on a vécu à mi-chemin de son existence, vers l’âge de 15 ans donc. C’est au stade du montage que j’ai compris que le film portrait sur la mémoire, le passage du temps et ne traitait pas tant de l’amour que du discours amoureux à l’adolescence, des promesses que l’on se fait et la trace qu’elles peuvent ou non laisser.
On pourrait s’attendre au film d’une seule nuit, celle de leurs retrouvailles, mais en les rencontrant jeunes, par flashback, on réévalue certaines choses de ce qu’on a connu d’eux adultes.
J’avais un rapport très viscéral à ce film avant même de le faire et mon instinct premier concernait sa structure en deux parties, voire deux parties et demies. Je savais que je voulais une première partie, celle de cette première nuit, plus ample et que les mots qu’ils échangent, la musique, les chansons ou la danse ouvrent la perception sur leur passé. Pour moi, ce ne sont donc pas des flashback, dont on use et abuse au cinéma, mais plutôt la possibilité d’accéder, à la façon d’une conquête, à une mémoire, à une perception qui s’érode. La reconquête du titre est donc celle de la mémoire et non pas celle de leur amour.
Vous avez souvent mis la matière temps à l’épreuve dans vos films et ici, vous commenciez déjà à la tordre. Il y a de nombreux moments en creux où les personnages observent, pensent, écoutent ou même somnolent et qui offrent une expérience de spectateur assez inédite.
Le temps est toujours un enjeu dans mes films, y compris le temps linéaire que je trouve intéressant à explorer. Dans La Reconquista, j’ai essayé de comprendre dans quelle mesure on peut étirer, voire épuiser, le déroulement d’un moment, en l’occurrence d’une nuit. Ce qui m’intéressait c’était de travailler cet épuisement, de rester et de faire durer ce qu’habituellement on couperait au cinéma.
En tant que spectateur, j’aime ce sentiment que le temps et l’espace se déploient devant mes yeux et la sensation du temps réel que cela procure. Je trouve qu’il s’en dégage une émotion toute particulière.
Ici, comme dans plusieurs de vos films, vos personnages n’ont pas d’objectifs concrets, de ligne conductrice précise, ce qui peut également influer sur notre rapport au temps.
J’ai parfois eu tendance à voir cette question de l’errance comme une malédiction, comme un empêchement. Avoir des personnages dans une forme d’indécision ne simplifie pas la construction de mes films car la trame ne peut pas se construire sur cet élan mais donner à voir cette errance devient parfois l’objet même du film. Je suis presque gênée de parler de personnages car ce sont davantage des ébauches de personnages, ce sont des personnes en devenir et des acteurs en recherche.
Vous n’avez donc pas vous-même une compréhension totale de vos personnages quand vous les filmez ?
Pour moi, il n’y a pas une vérité et c’est important de ne pas avoir une idée très claire de son discours. Il y a évidemment des hasards que l’on travaille en sélectionnant des endroits, des personnes, des lumières mais je laisse toujours un espace vide qui est fait d’imprécis. J’aime me promener avec les acteurs et les techniciens pour chercher ensemble pendant tout le processus. La question de l’intuition est très importante et le plaisir de faire du cinéma réside pour moi dans le fait de ne pas savoir à quoi va ressembler le film.
Concrètement, comment travaillez-vous ces longues scènes de discussion et de déambulation en plan séquence ?
Ça se passe de manière naturelle car ce n’est pas une idée que j’ai au préalable. Ça me semble souvent être la manière la plus honnête de travailler car je suis mal à l’aise avec l’idée de faire un découpage très précis, de multiplier les points de vue, ce n’est pas mon approche. Il s’agit plutôt pour moi de choisir l’emplacement du regard puis de voir se déployer cet espace temps qui est souvent mené et créé par les acteurs. Je leur donne simplement la possibilité d’entrer dans ce rapport à la temporalité qui se traduit souvent en plan séquence.
J’ai passé un été entier avec Pablo [Hoyos] et Candela [Recio] qui forment le couple adolescent et qui n’avaient encore jamais tourné. On s’est beaucoup promené, on a mangé des glaces, je leur ai parlé de mon adolescence, eux m’ont parlé de la leur et ensemble, on a commencé à imaginer le film. J’ai ensuite écrit des petites scènes qui leur ressemblaient et on a tourné leurs séquences en premier. Après une longue coupure, j’ai écrit les scènes du couple adulte avec Francesco [Carril] et Itsaso [Arana] et nous les avons tournées dans la foulée, en hiver. C’était important pour moi qu’il y ait cette inversion et cette expérience d’écriture commune préalable au tournage.
On retrouvera Pablo et Candela cinq ans plus tard, dans votre documentaire Quién lo impide, qui suivait des adolescents madrilènes sur cinq années. La Reconquista se conclut d’ailleurs sur la chanson “Quién lo impide” de Rafael Berrio. Ce documentaire est-il né d’une frustration de ne pas les connaître davantage ?
Oui totalement. Je m’étais attaché à eux et je ressentais une mélancolie de ce temps de l’adolescence. Je découvrais ma facilité à échanger avec les adolescents, à apprendre d’eux et à les comprendre. Quand La Reconquista est sorti en 2016, c’était très clair pour nous trois que nous allions faire d’autres choses ensemble. Dans La Reconquista, c’était davantage ma vision des choses alors que pour Quién lo impide, je me suis davantage accroché à eux et j’ai pris du recul pour que ce soit leur expérience de l’adolescence à l’écran.
La Reconquista marque le début de votre collaboration avec Itsaso Arana, toujours à l’œuvre dix ans plus tard. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que les personnages masculins ont cessé d’être au cœur de vos films.
L’arrivée d’Itsaso sur ce film a été très lumineuse car elle a une présence très intense. J’ai très vite perçu en elle une actrice mais aussi une collaboratrice artistique avec une capacité à embrasser tous les enjeux de mes films mais aussi de comprendre tout ce que j’avais fait avant. Nous avons donc rapidement enchaîné sur l’écriture d’Eva en août et l’avoir à mes côtés m’a donné l’audace pour assumer une proximité avec les personnages féminins que je maintenais peut-être un peu à distance car je ne me sentais pas vraiment capable de les écrire de l’intérieur.
On aperçoit également Vito Sanz très rapidement dans une scène de bar. On le retrouvera ensuite en amant dans Eva en août, puis en couple dans Venez-voir et en plein divorce dans Septembre sans attendre. Envisagez-vous votre filmographie comme une sorte de corpus cohérent ou d’univers cinématographique avec des histoires croisées et des acteurs que l’on retrouve ou est-ce simplement un heureux hasard ?
Ce n’est ni un hasard, ni un plan de carrière mais plutôt la façon naturelle dont j’aime travailler. J’aime la répétition avec les mêmes personnes, acteurs comme techniciens, nous sommes une bande et nous avons construit une sorte de maison plutôt qu’un véritable univers. Il y a bien sûr des assonances de film en film mais aussi des dissonances que je chéris. Vito est dans cette scène car il est venu nous rendre visite sur le tournage et c’est beau car ça prouve que nous sommes un groupe qui s’aide et se soutient sans se formaliser sur le temps de présence de chacun devant la caméra.
Vous avez également filmé Madrid à de nombreuses reprises, comme un personnage à part entière de vos films. C’est sur le tournage de La Reconquista que vous avez pris conscience de sa cinégénie ?
Je trouvais Madrid un peu malmenée au cinéma, mal vue ou non vue et j’ai toujours eu ce désir de l’intégrer à mon cinéma. Mais dans mon premier film, il y avait une sorte d’idéalisation de Madrid, comme il y avait une idéalisation des personnages féminins. C’est à partir de Los Ilusos et encore davantage dans La Reconquista que j’ai commencé à déconstruire mon rapport à la ville pour me détacher de cette approche sublimée, presque intimidée, pour ne plus donner à voir des images, des plans, une architecture mais plutôt transmettre un air, une essence madrilène et que l’on puisse percevoir la ville en creux.
La musique occupe une place centrale dans votre film, comme si les scènes s’adaptaient à elle et à la durée des morceaux choisis et non l’inverse.
Oui, c’est exactement ça. Pour moi, il est très important que la musique soit présente dès le départ pour que mon film et moi nous adaptions aux morceaux et non l’inverse comme ça se fait plus traditionnellement au cinéma, c’est-à-dire de tourner et monter le film avant d’y apposer la musique. J’aime partir de la musique car elle m’aide à la fois sur le plan émotionnel mais aussi structurel. Parfois, il y a des correspondances magiques, une cohérence et une harmonie qui prennent au montage que je n’avais pas anticipées. C’est valable pour la musique extradiégétique qui accompagne les séquences mais également pour la musique diégétique que les personnages écoutent. Ça m’a d’ailleurs valu quelques critiques car certaines personnes n’ont pas compris que l’on puisse écouter trois morceaux en entier dans un film. Mais c’est devenu mon cheval de bataille car je trouve cet usage utilitaire de la musique que l’on coupe très irrespectueux et je veux donc lui donner l’espace et le respect suffisants.
Sans les chansons de Rafael Berrio, qui interprète le père de Manuela et qui est décédé en 2020 pendant la pandémie, je n’aurais pas pu faire La Reconquista. Ses chansons sont comme le scénario du film, elles en constituent la colonne vertébrale et la structure, notamment celles que les personnages adultes écoutent car c’est à travers elles que s’ouvre physiquement la porte de leur adolescence qui leur permet de se reconnecter avec leur mémoire et leur identité qui s’étaient figées. C’est le temps long qui permet de voir la musique opérer sur ces personnages et de constater le processus physique de réappropriation de leur passé.
Dix ans après sa sortie espagnole, Arizona distribution sort en salle La Reconquista, inédit en France. Quel est le regard que vous portez sur ce film de jeunesse aujourd’hui, après Septembre sans attendre, votre film de divorce ?
J’ai été très surpris que le Centre Pompidou ait jugé notre travail digne d’une rétrospective. Je vois les cinéastes qui ont été sélectionnés ces dernières années et ce sont certains de mes cinéastes vivants préférés. Je suis donc très ému par cette proposition, surtout quand je pense à mes collègues, techniciens et acteurs, avec lesquels j’ai travaillé toutes ces années. Peut-être ont-ils vu dans notre travail une cohérence, même en réalisant des films simples et imparfaits, et veulent-ils justement mettre cela en avant.
Pour accompagner cette sortie, une rétrospective intégrale de votre travail est également organisée au centre Pompidou. Qu’est-ce que cette reconnaissance française vous inspire ?
À ce jour, je pense que La reconquista fait un peu le lien entre nos films les plus récents et les premiers. C’est le quatrième de nos huit longs métrages, et il est très spécial pour moi pour de nombreuses raisons. Je suis très heureux qu’il ait une seconde vie en France, grâce à Arizona Distribution. C’est comme si on m’avait retiré une épine coincée dans la gorge… Le film continue de battre en moi, je pense qu’il continue de nous dire des choses parce qu’il est fait à partir du doute et qu’il regarde vers le passé et vers l’avenir.