La république Marseille nous emmène dans sept petits mondes qui composent une ville comme une république, celle des dockers, des militants ouvriers, des femmes d’une cité jardin ou des habitants d’une énorme cité ghetto et, dans ses replis, à la rencontre de tout un peuple, un ancien junkie, un boxeur ou de toutes jeunes filles devant la vie. Dans une grande artère du centre ville, « La République », face à une violente opération immobilière, toutes ces histoires viennent se condenser.
7 films pour parcourir la république Marseille et les différentes communes que représentent ses quartiers, cités, rues ou associations : autant de microcosmes, autant de films. Marseille ville monde ?
Sans doute, mais Marseille est d’abord un monde, capitale du Sud, capitale de la pauvreté, ancienne ville ouvrière porteuse de mémoire. Marseille des Quartiers Nord, peut-être aussi capitale de l’art et la manière de faire société. Marseille, blessée, a des choses à nous dire et dans chaque film, chaque personnage interlocuteur du cinéaste prend en charge une part de cette leçon marseillaise.
Sept films de longueurs différentes, non pas l’intégrale d’un travail, mais une première lecture, avec quelques mots clés pour base de données : habitat, travail, pauvreté, lien social, mais aussi peuple ou classe ouvrière, mémoire et politique.
La Totalité du Monde – 14’
Les Quais – 46’
L’Harmonie – 53′
Les Femmes de la Cité Saint Louis – 53′
Le Centre des Rosiers – 64’
Marseille dans ses Replis – 45’
La République – 85’
Denis Gheerbrant
Après des études littéraires, il rentre à l’IDHEC (réalisation et prises de vues) en 1969.A partir de 1972, il se partage entre l’enseignement, le métier de chef opérateur et un travail personnel de photographe (exposition « Festival d’Automne de Paris »). Il fait le découpage technique et l’image d’histoire d’Adrien (1980 – Caméra d’or à Cannes) et de La Palombière (1982) de Jean-Pierre Denis. Jusqu’en 1988, chef opérateur de fictions et documentaires, notamment, de L’heure exquise de René Allio, Faux fuyant d’Alain Bergala et Jean-Pierre Limosin, Je t’ai dans la peau de Jean-Pierre Thorn.
Il enseigne à la FEMIS et participe à la fondation de l’Association de Cinéastes Documentaristes (ADDOC).
Filmographie
La république Marseille (2009)
Festival Cinéma du Réel 2009 – Hommages et ateliers
Festival de Lussas – Etats Généraux du Documentaire
Après (2003 – 105’)
Festival de Cannes – Sélection ACID
Festival de Lussas – Etats Généraux du Documentaire
Festival du Réel – Lima La Paz
Festival des Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal
Le Voyage à la Mer (2000 – 92’)
Prix Planète – Vues sur les docs – Marseille 2001
Grands Comme Le Monde (1998 – 90’)
Vues sur les docs – Marseille
Une Lettre à Van Der Keuken (2001 – 30’)
Et La Vie (1990 – 90’)
Prix de la Compétition Internationale et de la SCAM au Festival Vues sur les docs – Marseille 1991
La Parole d’Abord (1986 – 20’)
Question d’Identité (1985 – 55’)
Prix du filmaker – Bilan du Film Ethnographique.
Amour Rue De Lappe (1984 – 60’)
Festival de Belfort
Printemps De Square (1978 – 80’)
La Totalité du Monde, quel cinéaste ne rêverait pas d’en saisir, ne serait-ce qu’une bribe ? C’est un peintre qui emploie cette expression. Avant, il a été ouvrier, fils d’ouvrier, puis docker. Et sur ces mondes, il porte un regard à la fois intérieur et décalé. Un petit film pour commencer, comme pour ajuster notre regard.
Les Quais, c’est l’univers de Rolf, « docker de l’Estaque », comme une double identité, celle du port, d’une histoire qu’il légende, et celle d’un quartier populaire, ouvrier, toutes immigrations brassées, ouvert sur la mer. Blessé au travail, il reprend après deux ans d’inaction. Mais Roger, ancien dirigeant syndical à l’époque où les dockers bloquaient les armes pour l’Indochine, n’entretient guère d’espoir quant à l’avenir du port. Et l’Estaque de Rolf est en train de bien changer.
De L’Harmonie de l’Estaque, à cent mètres de chez Rolf, on pourrait dire que c’est un fief, celui des anciens dirigeants de la cellule locale du Parti Communiste entrés en dissidence. On y vient de tous les quartiers alentour pour jouer au Loto et des jeunes y apprennent à chanter des airs d’opéra. Mais l’Harmonie de l’Estaque-gare ce sont d’abord des femmes et des hommes ensemble. Et l’idéal politique toujours, ravivé par les élections qui remettent en jeu un siège de député tenu par les communistes depuis soixante-dix ans.
La Cité Saint-Louis est une cité jardin que les habitants, de génération en génération, depuis 1926, se sont appropriés pour en faire un petit monde ouvrier, joyeux et combatif. Une société de femmes ? En tout cas, ce sont les femmes qui portent le désir de faire société. D’autant que l’organisme HLM qui gère la cité veut mettre les maisons en vente.
La Cité des Rosiers, fin des années cinquante, avec ses grandes barres de béton brut, a quelque chose d’une forteresse. Le chômage, le commerce de drogue, la concentration de toutes les misères du monde feraient exploser cette cité, s’il n’y avait une formidable force de vie : l’aspiration tout simplement à pouvoir aimer, gagner sa vie et faire partie de la société. Ce n’est rien d’autre que cela qui se joue ici, le centre des Rosiers est un centre social.
Marseille dans ses Replis pourrait être décrit comme un trajet, la caméra comme un carnet de croquis à la main, des usines du nord de la ville au bord de mer. Marseille invisible, comme cette femme qui se cache pour mieux libérer sa parole. On pourrait mettre en sous-titre, « Marseille après la catastrophe » : un rescapé des années drogue et sida, des jeunes dans un club de quartier et à la boxe, deux amis qui ont monté leur boîte après la faillite de leur entreprise de décolletage, des jeunes filles au bord de leur adolescence….
La République, à Marseille, c’est une grande artère de l’époque haussmannienne rachetée par deux groupes immobiliers. Elle est stratégique au sens où elle relie le nouveau centre d’affaires construit sur les ruines de l’industrie portuaire au centre-ville. A ce titre, elle doit être la plus belle, et la mairie y installe le tramway. Cette rue qui partait progressivement en déshérence, plus qu’une proie, devient le symbole d’une « reconquête du centre-ville ».
Mais les habitants se parlent, se réunissent pour échanger leurs expériences, la constituer en savoir et répondre aux « Américains » – une des sociétés immobilières créée par un fonds de pension texan.
Ils étaient censés disparaître, ils se révèlent. Vincent, Jules et Monique, Madame Ben Mohamed et Madame Cary, certains ont un passé politique, d’autres pas, certains ont eu une vie tumultueuse, d’autres pas, c’est une petite république qui se monte là.
Denis Gheerbrant, le 10 février 2009
Entretien avec Denis Gheerbrant
Pourquoi Marseille ?
Comme un rendez-vous imaginaire : en 1980 j’ai fait l’image d’un très beau, très libre et intime film de René Allio, L’Heure Exquise. Allio aimait s’entourer de jeunes, à provoquer un échange entre générations. Le régisseur s’appelait Nicolas Philibert, le stagiaire Cyrille Collard. Je me souviens, Allio et moi, assis sur une marche d’un escalier du Panier, en train de discutailler hauteur de caméra. D’Allio, j’ai appris à regarder la forme d’un mur, d’un mur qui raconte l’histoire d’un chemin de campagne.
C’est donc d’abord une histoire de filiation cinématographique, même si Marseille n’est pas absente de ma propre généalogie. Plus tard, j’y ai tourné régulièrement, avec Alain Bergala, entre autres. Et puis j’y ai tourné des séquences de Et la Vie, avec ma grosse Betacam sur les plages ou dans les cités. Je m’y suis fait des amis.
Marseille travaillait en moi comme un pays imaginaire, un monde peuplé de récits, le lieu d’une parole ouverte, où l’on pouvait avancer l’hypothèse que l’autre soit considéré comme une richesse avant que de représenter une menace. Je cherchais aussi, après le Rwanda, une terre par laquelle revenir filmer dans notre Europe. Une autre Europe, dans une autre socialité, dans une pensée du Sud, dans l’espace de la civilisation méditerranéenne.
Pour lire Marseille, je me racontais la légende de Gyptis, la fille du roi qui choisit comme époux celui qui arrive de la mer, et je me la décrivais comme la capitale de nos colonies et la plage où viennent se reconstruire tous ceux qui, de l’autre côté, ont été chassés par les catastrophes politiques ou économiques : Algériens, Comoriens, Italiens ou Espagnols.
Pour me représenter la forme de Marseille, je l’imaginais comme un théâtre grec, les montagnes qui l’entourent – l’isolent du « reste » – et regardent la mer. Un théâtre où se jouerait la confrontation des hommes et de leur destin, le théâtre de la cité qui a inventé la République.
Comment avez-vous abordé Marseille ?
D’abord comme un étranger, comme quelqu’un qui vient d’ailleurs pour montrer Marseille ailleurs. Je faisais de constants allers et retours entre Marseille et Paris où j’écrivais le récit de mes rencontres, de mes découvertes et où, plus tard, lors du tournage, je visionnais les rushes.
Donc, j’ai repéré pendant un peu plus de six mois, j’ai écrit, puis tourné du début du printemps 2006 à la mi-juillet 2007, plus intensément pendant les périodes d’avril à juillet.
Repérer est bien le mot : j’ai cherché d’abord à me repérer dans cette ville, entre ses quartiers villages et ses réseaux sociaux. Puis j’ai cherché à identifier des endroits où se fabriquait du social : clubs, centres de quartiers, syndicats, mouvement de chômeurs etc. … Au bout de quelques mois j’étais complètement perdu et désorienté : j’avais rencontré plus de deux cents personnes ! J’avais l’impression de ne pas arriver à ancrer assez solidement des relations avec des individus ou des groupes. Trop souvent des interlocuteurs, avec qui pourtant une relation déjà s’était construite, décrochaient brutalement.
Pourtant j’avais bien ouvert des pistes et, avec du recul, dès que je me suis mis à trier toutes ces rencontres, les raccorder et les organiser, une forme cinématographique a commencé à se dégager.
Comment passe-t-on d’une promesse de cinéma à sa réalisation ?
D’abord avec de l’argent ! Ce n’était pas facile, personne n’y croyait sauf mon producteur, Richard Copans, les Films d’Ici. Petit à petit, le Conseil Régional a mis les premiers euros ; Alexandre Cornu, Les films du Tambour de soie, a trouvé une chaine câblée à Marseille, qui s’engageait sur la base de 4 fois 52 mn.
Les Films d’Ici ont affecté leur caméra hdv à mon projet, j’ai été acheter un sac à dos au « Vieux campeur » pour pouvoir l’y glisser discrètement, et à moi Marseille ! Je suis retourné vers les personnes avec lesquelles j’avais le plus de liens, d’abord rue de la République, mais aussi au centre social des Rosiers et ailleurs. J’ai continué à chercher de nouvelles pistes en cohérence avec le schéma d’ensemble qui se profilait alors. Pour moi, le tournage est la continuation du geste de l’écriture, le film apprend le film : c’est dans le tournage même que je peux faire évoluer les choix formels de départ (articulation des séquences, mise en espace des personnages etc.), il nourrit et oriente le propos au fur et à mesure ; non seulement chaque image en appelle une autre, mais chaque rencontre, chaque séquence déplace la vision d’ensemble du film. Un exemple : dès le début du tournage, Jeannette donnait à l’habitat une dimension politique qui a résonné à travers toute La république Marseille, jusqu’à la rue de La République bien sûr.
L’élan m’a été donné en effet par les femmes de la cité Saint-Louis. Une amie d’amis travaillait avec elles, elles m’ont tout de suite accueilli, tout de suite nous avons tourné trois séquences, Jeannette m’a fait visiter l’usine et sa sœur Fifi m’a raconté les « frotadous » ! J’avais envie que Jeannette porte le film, elle-même avait déjà décidé qu’elle lui expliquerait, à ce garçon, « ce que ça représente pour elles la cité, puisque c’était cela qu’il avait demandé, dès le premier jour, « . Ce n’est pas plus compliqué que cela, il fallait un film pour dérouler cette question.
Déjà se dessinait ce qui allait devenir le principe scénaristique de chaque film qui compose La république Marseille : un personnage principal est investi du rôle de guide – on pourrait tout aussi bien dire qu’il prend de lui-même ce rôle en charge. Il se fait le héraut de sa communauté : on pourrait le dire de Rolf (Les Quais), le docker, ou de Roger (L’Harmonie)l’ex-dirigeant communiste. On pourrait aussi le dire de Vincent (La République).
Comment se sont articulés les différents tournages ?
Je passais d’un tournage à un autre, ils se faisaient écho, nourrissaient mon lent apprentissage de la ville : qu’est-ce qui est en jeu dans une ville ? Qu’est-ce qui fait culture commune ? Mémoire commune ? De quelle expérience les mots sont-ils lestés?
Pour répondre plus précisément à la question : j’ai tourné vite, peut-être sur une période d’un mois, Les Femmes de la Cité Saint-Louis, alors que le tournage de Le Centre des Rosiers et surtout de La République s’est étalé sur toute cette année et demi, 2006-2007. Mais c’est lors du printemps 2007 que j’ai le plus tourné, avec la plus grande acuité. Je me sentais suffisamment « poisson dans l’eau » pour y aller, et le scénario que je mettais en œuvre entre tous ces films commençait à m’apparaître clairement : j’avais besoin de L’Harmonie pour travailler la question politique qu’incarne Les Quais, question politique développée sur le mode du vivre ensemble par la communauté des femmes de la cité Saint-Louis, communauté douloureusement éclatée aux Rosiers malgré le travail de retissage du centre social. Tandis que politique et habitat venaient se condenser dans La République, Marseille dans ses Replis me permettait de remonter dans ce Marseille industriel peuplé de toutes les figures qui dessinent les lignes invisibles par lesquelles l’histoire se conjugue avec le présent d’une ville.
Vous parlez de scénario, pourtant on a l’impression d’une grande spontanéité.
Je ne sais pas si c’est le bon mot en effet. J’aime bien dire que je suis comme un bricoleur. L’architecte fait un plan, ensuite construit, fait construire plutôt, selon le plan. Le cinéaste en situation documentaire agit comme le bricoleur, il a un projet avec une forme et souvent des couleurs dans la tête. Pour le réaliser, le bricoleur dispose d’un certain nombre de bouts de bois ou de morceaux de métal posés au fond du jardin, il les transforme et les incorpore dans sa construction qui ne cesse ainsi d’évoluer. Pour moi le projet, en ce sens, n’est pas tant un « sujet » qu’une question, une question à l’œuvre tout au long du processus d’un film, des repérages au mixage, je pourrais même dire jusque dans son achèvement par le spectateur. Une question que l’on fouille, comme le moteur d’une quête et qui vient se résumer dans le titre.
Ce qui me permet d’articuler le déroulement d’un film, c’est une parole dans un corps qui émerge comme dans une première fois d’abord pour celui qui l’énonce. C’est cela que je cherche à provoquer, cette émotion de la pensée qui affleure, là, devant nous. C’est dans cette émotion que je peux construire une ligne d’image, comme on dit une ligne mélodique, souvent des paysages, des fragments de l’espace urbain, comme de haïkus. Après qu’Aresky m’eut parlé de la mort de sa sœur, de sa femme et de ses copains, filmer un enfant qui faisait du vélo dans la tranquillité d’un dimanche après-midi, c’est un peu se réconcilier avec la vie.
Comme dans une première fois ?
Madame Ben Mohamed avait raconté l’histoire qui lui est arrivée, qui est arrivée à ses enfants, un nombre incalculable de fois, elle me l’avait déjà racontée, elle savait, je savais qu’elle la raconterait dans le film ; elle figure dans le scénario, presque textuellement et pourtant… pendant plus d’un an Madame Ben Mohamed me répétait « une autre fois ». Je commençais à désespérer de filmer cette séquence. Un jour que je lui rendais visite, la caméra dans mon sac, elle semblait plus alerte, détendue ; je lui ai demandé si je pouvais sortir la caméra du sac. Il ne s’agit donc pas d’une première fois, et pourtant que se passe-t-il ? Une femme, là devant nous, revit une scène, comme dans un mauvais rêve, à laquelle elle n’a pas assisté. Elle conclue par un « je n’ai pas peur, je suis là ! » Le passé, maintenant, est passé. Comme si là devant nous, en le revivant, elle l’avait exorcisé. Oui, en un sens, mon cinéma est un cinéma de la parole, j’ai envie de dire que je ne filme que ce que parler veut dire ! L’acte de parler.
Quand on sort de vos films, on a l’impression d’avoir rencontré des gens. Comment faites-vous ? Parlez-vous longtemps avec eux ?
Evidemment il n’y a pas de règle : avec les jeunes filles sur la plage de Corbière il n’y a pas eu un mot échangé, je les ai filmées sur leur rocher, elles ont rigolé, puis je leur ai expliqué ce que je faisais et nous avons filmé le petit entretien et la danse. C’est tout. Ce qui se joue dans l’instant du filmage, dans l’improvisation, est nourri d’un long travail : comment aurais-je pu les filmer si je n’avais passé des heures et des heures avec ma caméra, notamment le samedi soir, sur cette plage de Corbière ? Mais aussi peut-être si je n’avais fait un film avec des collégiens de la banlieue parisienne.
C’est une pratique qui me vient de la photo : quand je suis sorti de l’IDHEC, j’ai acheté un Leica et je me suis mis à photographier dans le métro. J’ai appris à regarder les gens, échanger un regard avant que de lever mon appareil pour appuyer sur le déclencheur.
A l’inverse, je connaissais madame Cary depuis le printemps 2005, elle était venue spontanément me parler et souvent nous causions sur le bord du trottoir comme on la voit faire avec Vincent. Deux ans plus tard, un jour, elle m’a parlé du travail qu’elle faisait à l’Estaque et, à ce moment- là, j’ai su ce que je lui demanderai de me raconter, ce par quoi je la raccorderai aux autres personnages. Ce que je ne savais pas en filmant la photo d’un homme jeune sur un buffet, comme un petit autel, ce qu’elle m’a appris au moment même où je tournais le plan, c’est que son fils avait été emporté brutalement par la maladie.
Vous filmez seul, cela doit beaucoup contribuer à la spontanéité des rapports avec ceux que vous filmez ?
A deux vous représentez une institution, seul vous êtes fragile, tout au moins exposé, quand vous filmez, vous voyez mal ce qui se passe autour de vous, quand vous voulez filmer quelqu’un vous n’avez aucune autorité. Pour reparler de Madame Ben Mohamed, c’est d’abord Denis, avec sa caméra et son projet de film, qu’elle a reçu ; le choix de filmer à ce moment-là précis a été pris librement. Elle n’aurait pas voulu, rien de notre relation n’aurait été remis en cause. Imaginez que je sois arrivé avec un ingénieur du son ! C’est peut-être aussi cela filmer seul : pouvoir ne pas filmer ! Ou filmer un rien, une tache de soleil ou un coup de vent !
Quand nous nous parlons, nous nous regardons, nous échangeons, c’est une discussion. Quand je mets ma caméra sur l’épaule, je la mets d’abord entre nous, j’ai un œil dans le viseur et l’autre fermé ; celui que je filme ne regarde pas l’objectif de la caméra, il regarde mon visage fermé, nous ne sommes plus dans l’échange. Certes il s’adresse à moi, mais c’est lui qui développe sa parole, l’adresse, à travers moi, à ceux que représente la caméra, les spectateurs. Sa parole est soutenue par ma présence, par la caméra, mais elle est portée au-delà. A partir de là ne se pose pas la question des limites, ce qui est construit là est une situation de cinéma, la parole est donnée dans un espace public.
Depuis Après vous montez vos films vous-même. La république Marseille est un travail d’ampleur, est-ce par choix ou pour des raisons économiques ?
Dès le départ, je savais que je n’avais pas envie de faire « juste un film de plus », j’avais envie de faire du cinéma dans Marseille, de remonter des pistes, de les suivre jusqu’au bout, des pistes comme autant d’histoires, d’histoires qui ensemble allaient raconter l’histoire d’une ville. Depuis que nous travaillons ensemble, Richard Copans et moi-même, c’est-à-dire depuis une trentaine d’années, nous avons toujours posé les questions d’argent en terme de temps de tournage et de montage, de moyens incompressibles, de revenu annuel nécessaire, allocation chômage comprise. J’avais estimé qu’il me faudrait un an et demi de tournage, plus d’un an de montage. Il y avait là une inconnue majeure, celle de la durée du film monté. J’ai donc nettement dépassé ! Il faut aussi dire que je suis allé bien au-delà d’un montage image, puisque j’ai fait l’étalonnage, le montage son et une ébauche de mixage.
L’ordinateur à la maison permet un type de travail très proche de l’écriture, avec des périodes de montage très intenses, parfois plus de soixante heures par semaine, d’autres beaucoup plus lâches, surtout dans ces moments où le film est là, et que pourtant il me faut en ciseler la forme. Dans un premier temps ; je monte, je travaille la matière, je la fais fonctionner. Puis je demande, le plus souvent à Richard Copans, de venir m’aider à dégager les lignes de force du film. J’ai montré La République à quelques amis, un à la fois, en projection à des étudiants de cinéma, à plusieurs reprises, j’ai même modifié le montage entre les deux projections qu’il y a eu au Festival du Réel !
Parce que c’est cela un film, de bout en bout un geste, un seul et même geste.
Denis Gheerbrant, le 29 juin 2003