La révélation d'Ela de Asli Özge
Film soutenu

La révélation d’Ela

Asli Özge

Distribution : Zootrope Films

Date de sortie : 03/06/2015

Turquie / 2015 / 1h48 / scope / son 5.1

Ela, une artiste respectée dont la carrière est en perte de vitesse, et Can, son mari architecte, vivent dans une banlieue chic d’Istanbul.
Le couple semble mener une vie idyllique, jusqu’au jour où Ela entend son mari téléphoner en secret….

Festival International du film de Berlin – Festival Paris Cinéma

Avec : Ela Defne Halman • Can Hakan Çimenser • Nil Gizem Akman • Tam Onur Dikmen •  Ali Cuneyt Cebenoyan

Réalisation et scénario Asli Özge • Image Emre Erkmen • Son Marcel de Hoogd • Montage Natali Barrey, Asli Özge • Direction artistique Yesim Bakirküre • Costumes Nahide Büyükkaymakçi • Producteur Nadir Öperli (Bulut Film) • Co-Producteurs Bero Beyer (Augustus Film), Roman Paul (Razor Film Produktion), Gerhard Meixner (Razor Film Produktion), Mete Gümürhan (Kaliber Film)

Asli Özge

Née en 1975 à Istanbul, Asli Özge émigre à Berlin en 2000. Elle travaille d’abord pour la télévision pour laquelle elle met en scène le très remarqué Little Bit of April (Biraz Nisan) en 2003. Après un détour par le documentaire, Hespero’s Apprentices (Hesperos’un çömezleri) en 2005, elle dirige son premier long métrage de fiction, Men on the Bridge en 2009, qui sera montré dans plus de quarante festivals internationaux.
La Révélation d’Ela (Hayatboyu) est son second long métrage et a été présenté dans la section Panorama Spécial au Festival de Berlin.

 » Au lieu de m’intéresser à l’image que mes personnages renvoient aux autres ou se renvoient, je me concentre sur ce qu’ils essaient de cacher. » ASLI ÖZGE


ENTRETIEN AVEC ASLI ÖZGE

Votre premier film, Men on the Bridge (2009) se déroulait à Istanbul parmi les gens du peuple. La Révélation d’Ela choisit comme cadre celui de la bourgeoisie aisée stambouliote. Pourquoi ce grand écart ?
Avec La Révélation d’Ela, j’ai voulu m’intéresser aux privilégiés qui n’ont aucun mal à passer d’une rive à l’autre d’Istanbul. Ce qui ne les empêche pas d’être coincés dans leur univers, de ne pas avoir d’endroit où aller. Le confort dans lequel ils vivent, la peur de perdre ce qu’ils possèdent les oblige à rester ensemble. C’est comme si prendre des risques était devenu impossible pour eux. Plus le temps passe et plus on avance en âge, plus notre volonté d’accepter les changements diminue. Même s’ils sont malheureux, Ela et Can se convainquent que leur existence n’est pas si déprimante que cela. Ils prétendent qu’il n’existe aucun problème, que tout va pour le mieux. Ce qui rend impossible toute révolution au sein de leur vie. Ce qui les empêche d’aller vers l’inconnu. En se servant de leur mariage comme paravent, Ela et Can préservent les apparences vis à vis de leur entourage, mais également d’eux-mêmes.

Quelles méthodes employez-vous pour donner du réalisme à vos personnages ?
J’ai rencontré des couples dont l’âge était proche de celui d’Ela et Can, et qui avaient soit divorcé soit décidé de rester ensemble malgré les épreuves qu’ils avaient traversées. Certaines de mes connaissances, qui appartiennent au même milieu artistique que mes deux protagonistes, m’ont également beaucoup aidée. Une fois le casting terminé, j’ai demandé à mes acteurs d’entreprendre une démarche similaire. Defne Halman (Ela) a donc fréquenté les milieux artistiques d’Istanbul et est devenue une photographe aguerrie. Pour le rôle de Can, j’ai passé beaucoup de temps avec l’architecte Han Tümertekin aussi bien à son bureau que sur les chantiers. Je voulais observer comment son métier agissait sur sa personnalité, sa vie quotidienne et sa manière de parler. J’ai ensuite demandé à Hakan Çimenser (Can) de le rencontrer ou à un monologue intérieur de ce personnage féminin.

Vous avez également souhaité que les œuvres d’artistes utilisées dans le film fassent sens avec l’intrigue de La Révélation d’Ela.
En effet. Toutes les œuvres qu’on voit dans le film s’appuient sur le quotidien de la vie d’Ela et sur ses expériences. Elle exprime ses émotions par l’art et non par la parole. Voilà pourquoi j’ai utilisé les œuvres d’artistes telles que “Tas” de Ayse Erkmen. Je pense que cette lourde pierre quasi inamovible décrit assez justement la place importante de Can dans la vie d’Ela. Tout comme son emplacement au-dessus du fragile toit en verre de leur maison dépeint la position d’Ela dans ce mariage. L’autre œuvre qui m’a inspiré, c’est “Blue, Red and Yellow” de Ann Veronica Janssens (1). Quand Can perd son sens de l’orientation et se sent suffoquer au sein de cette installation, qui repose sur l’immersion dans un épais brouillard, il comprend quels sont les sentiments d’Ela à l’égard de leur mariage.

On a l’impression que seule la peur guide les pas d’Ela et Can. Et cette impression est d’autant plus forte qu’un des motifs du film est également ce possible tremblement de terre qui pourrait dévaster Istanbul…
La peur est, en effet, l’un des thèmes centraux du film. Concernant le tremblement de terre, il s’agit d’une menace contre laquelle nous ne pouvons rien. Nous n’en connaissons ni le jour ni l’heure. Sachant qu’un tel événement menace notre existence et ce que nous possédons, il pousse peut-être Ela et Can à se rapprocher. Il leur rappelle qu’il y a des problèmes plus importants que les leurs.

L’architecture de leur maison permet également à vos personnages de s’éviter, de passer leur temps à jouer à cache-cache…
Dès l’écriture du projet, je savais que leur domicile aurait une grande importance narrative, d’autant plus que Can est architecte. Il devait illustrer leur style de vie et montrer leur statut social. Pendant la pré-production du film, nous avons visité de nombreuses maisons et, aussitôt que nous avons découvert celle du film, œuvre de l’architecte Hayriye Özel, mon chef opérateur et moi-même avons su, malgré toutes les difficultés que nous allions rencontrer pour tourner à l’intérieur, qu’il s’agissait de la perle rare. En voyant la structure de la maison, nous savions que, sur le plan visuel, elle nous permettrait de souligner l’idée d’un couple qui, tout à la fois, se tient côte-à-côte et est très éloigné l’un de l’autre. Avec ses perpendiculaires, ses vitres séparatrices, cette maison permet à chacun de vivre dans un compartiment quasi étanche. Dans le même temps, de l’extérieur, ceux qui la regardent sont placés dans une position de voyeur. Les propriétaires ayant quitté les lieux, la maison était totalement vide. Nous avons par conséquent dû la redécorer en essayant de trouver des œuvres d’art en phase avec son esthétique, mais aussi qu’Ela aurait pu choisir. 

Le film se divise subtilement en deux parties, un mouvement qui, s’il n’est pas arbitraire, est toutefois surprenant.
La Révélation d’Ela essaie de comprendre les sentiments qui submergent deux personnages alors qu’ils sont au bord de la séparation. Je m’intéresse d’abord à Ela, puis je me concentre ensuite sur Can au moment où tous les deux ne peuvent plus ignorer qu’ils doivent affronter leurs problèmes. J’aime que la narration puisse changer de point de vue, offrir au spectateur un retournement auquel il ne s’attendait pas. Et que ce changement ne provienne pas d’événements externes, mais de la dynamique du monde intérieur de mes personnages.

Les rares points de rupture dans le scénario se situent hors d’Istanbul lorsque qu’Ela et Can partent voir leur fille à Ankar a ou lorsque Can fait un voyage pour se rendre à Van.
Lorsque deux personnages sont coincés dans un même espace alors qu’ils ne peuvent plus se supporter, ils perdent leur sang froid et n’hésitent pas à exprimer leurs frustrations car ils ne peuvent plus cacher leurs émotions. Bien que ces épisodes soient pénibles, ils provoquent également une forme de soulagement. C’est ce que je voulais qu’il se produise avec Ela lorsqu’elle se retrouve coincée avec Can chez leur fille Nil. Elle est obligée de partager le même lit que Can dont elle pense qu’il ne la désire plus, et cela provoque chez elle une forme de dépression physique purement psychosomatique. Dans le même temps, elle se sent plus relaxée et, par conséquent, mieux à même de s’opposer à Can. Cette transformation fait comprendre à Can qu’il peut perdre Ela. Mais c’est surtout son voyage à Van qui lui permet de prendre conscience de la valeur de ce qu’il a. Si, tout d’abord, ce périple lui permet de fuir ses peurs, les visages marqués des survivants de cette ville détruite par un tremblement de terre lui ouvre les yeux. Après son retour, il s’efforce de se rapprocher d’Ela.

Tout comme Ela, est-il difficile pour vous de vivre de votre art ?
Comme nombre d’artistes, Ela est pauvre malgré une vie très riche. Ce qui la rend dépendante de Can. Son travail est montré dans les musées et est exposé, mais elle n’a aucune sécurité financière et elle est incapable de subvenir à ses besoins. Elle doit passer son temps à convaincre des investisseurs, qui ne connaissent vraiment rien à l’art  de financer sa démarche artistique. Dans toute forme d’art, à compter du moment où il y a « commercialisation » de cet art, on attend des artistes qu’ils créent un travail immédiatement compréhensible, médian, standardisé. Si vous n’acceptez pas ces contraintes, il est quasiment impossible d’en vivre. Je suis aussi dans ce cas.

Vous travaillez beaucoup en plans séquences afin de conserver une certaine distance avec vos personnages, de pouvoir poser un regard d’anthropologue sur eux.
Les plans séquences permettent au public de passer plus de temps avec les personnages, de mieux comprendre leurs virages émotionnels. Et j’accrois parfois cette profondeur d’observation en zoomant imperceptiblement pendant les mouvements de caméra. Mais cette manière de filmer ne m’empêche pas pour autant d’improviser, de m’adapter à des événements inattendus qui sont le propre de tous les tournages. Je pense aussi que les plans séquences permettent aux acteurs d’être meilleurs.

Le fait de vivre entre Berlin et Istanbul vous donne-t-il des atouts pour mieux observer ces deux villes ?
Je suis né et j’ai grandi à Istanbul. Quant à Berlin, j’y vis depuis plus de dix ans. Je me sens aussi bien dans l’une et l’autre ville. Le fait de ne pas vivre dans une seule et même ville tout au long de l’année m’évite de me perdre dans sa routine. Cela me donne du recul et me rend plus sensible à ce qui s’y passe. J’ai également l’impression d’être habitée par une énergie unique qui provient, selon moi, de sentiments contrariés : je sens que j’appartiens autant à la ville qui m’a vu naître qu’à celle où je vis, et que la ville où je n’habite pas me manque toujours.

Ce qui explique peut-être que la recherche d’un « chez soi » soit un des thèmes récurrents de vos films ?
Chercher un « chez soi » est un nouveau commencement, mais également la fin d’un cycle. Il s’agit de faire la synthèse des événements passés et de mettre un pied dans l’inconnu, d’accepter d’être dans un entre-deux. Comme je suis en effet coincée entre deux pays, je cherche peut-être toujours mon « chez moi ». Il est vrai aussi que les thèmes de l’appartenance et de l’insécurité sont toujours à l’origine des projets que je développe 

(1) Ann Veronica Janssens définit son art comme une recherche basée sur l’expérience sensorielle de la réalité. Par divers types de dispositifs (installations, projections, environnements immersifs, interventions urbaines, sculptures), elle invite le spectateur à franchir le seuil d’un espace sensitif nouveau, aux limites du vertige et de l’éblouissement.