Le récit enflammé d’une passion amoureuse – née au creux des dunes landaises et trop vite fauchée par la mort – s’entremêle à l’espérance folle qui nous a soulevés en Mai-Juin 1968.
Je remonte le fil de ma vie pour retrouver les figures de rebelles qui ont peuplé mes films : des ouvriers en lutte des années 70 (avec qui j’ai partagé huit ans la vie d’usine) jusqu’à leurs enfants du mouv’ hip-hop… et aujourd’hui des gilets jaunes d’un rond-point à Montabon.
Ensemble, ils composent une fresque lumineuse qui prolonge et répond aux lettres de mon amante et montrent combien la rage de Mai est plus que jamais vivante : telle la braise qui couve sous la cendre.
Helichrysum Stoechas : L’Immortelle commune ou Immortelle des dunes est un sous-arbrisseau de la famille des Astéracées. Ses fleurs dégagent une odeur épicée et chaude pouvant rappeler le curry, le sucre candi ou le café. Elle fleurit tous les printemps et pour toujours parce qu’elle ne fane jamais.
Avec : Henri Onetti : chaudronnier, leader syndical à Alsthom Saint-Ouen en 1979 • Nacera Guerra : B.Girls (Just4Rockers) à Noisy-le-Sec • Nordine : graffiti artist (Crew The Wild Artists) à Lyon • Farid Berki : chorégraphe (Cie Melting Spot) à Lille • Michel Olmi : sidérurgiste et syndicaliste à Longwy • Fabienne : gilet jaune rond-point de Montabon (Sarthe)
Réalisateur : Jean-Pierre Thorn • Productrice : Anne-Catherine Witt • Co-auteurs du scénario : Jean-Pierre Thorn & Pierre Chosson • Assistante de réalisation : Agnès Fanget • Montage : Emma Augier • Directeurs de la photographie : Sylvain Verdet & Sébastien Godefroy • Ingénieurs du son : Jean-Paul Bernard & Hadrien Bayard • Montage son et mixage : Mathieu Farnarier • Musique originale : Serge Teyssot-Gay • Textes lus par : Mélissa Laveaux • Stagiaire montage : Lucie Pierlot • Stagiaire production : Thomas Guillaumet
Jean-Pierre Thorn
Né en 1947, il tourne son premier court-métrage en 1965 et son premier long-métrage en 1968 à l’usine occupée de Renault-Flins dans le cadre des productions des « États Généraux du Cinéma français ». En 1969 il abandonne le cinéma pour s’embaucher comme ouvrier O.S. à l’usine métallurgique Alsthom de St Ouen. En 1978 retour au cinéma. Il devient co-animateur de la distribution du programme de 10 films intitulé « Mai 1968, par lui-même ». En 1980 il réalise son second long-métrage Le Dos au mur (témoignage de l’intérieur sur son expérience ouvrière), puis de nombreux films d’entreprises et émissions syndicales, dont le premier magazine T.V. inter comités d’entreprise « CANAL C.E. » Il prépare un projet de comédie musicale Hip Hop et réalise trois films avec les artistes de la mouvance Hip Hop, retrouvant alors les enfants de ceux avec lesquels il a partagé la vie d’usine, dans les années qui suivirent 1968, en tant qu’ouvrier « établi ».
Filmographie
1966 Emmanuelle (ou Mi-Vie) [cm]
1967 No man’s land BT.E4.10.N.103 [cm] (Dim Dam Dom)
1968 Oser lutter, oser vaincre, Flins 68
1973 La Grève des ouvriers de Margoline [cm]
1980 Le Dos au mur
1990Je t’ai dans la peau [fiction]
1993Bled Sisters [fiction] (France 3 Saga-cités)
1994 Le Savoir des autres [fiction]
1994 Les Accoucheurs de racines [cm] (Ministère de la Recherche)
1995Génération Hip Hop ou le mouv’ des ZUP (France 3 Rhône-Alpes et Saga-cités)
1996 Faire kiffer les anges (ARTE France)
2002 On est pas des marques de vélo
2003 Brûlures sur la ville
INVITATION DE LA PROGRAMMATRICE
L’âcre parfum des immortelles s’appuie sur l’histoire personnelle de son réalisateur et atteint une dimension universelle. A travers le souvenir d’un amour de jeunesse, parti trop tôt, Jean-Pierre Thorn interroge son propre cinéma et son rapport à la révolution. La virtuosité du montage et l’articulation millimétrée des séquences d’archives avec des témoignages contemporains portent un bilan moral sur les luttes passées, duquel le film parvient à s’affranchir en les reliant aux combats d’aujourd’hui et aux raisons, toujours intimes, qui poussent chacun.e à agir pour un avenir meilleur. Au-delà de sa portée politique, le film est ambitieux dans sa forme et très poétique : par ses textes, illustrés sobrement à l’image pour laisser l’espace nécessaire au déploiement de l’imaginaire du spectateur et par les deux voix off, vibrantes, dont celle de Jean-Pierre Thorn lui-même. Le résultat est très émouvant et touche à quelque chose d’essentiel sur la nature de l’engagement.
Marie MAHOT – Cinéma AMERICAN COSMOGRAPH à Toulouse
UN CHANT D’AMOUR
Nous nous aimions. Nous échangions des lettres enflammées. Nous voulions changer le monde. C’était Mai 68. Nous avions réalisé l’un des films emblématiques, Oser lutter, Oser Vaincre avec les ouvriers de Renault Flins. Mais Joëlle est morte prématurément au lendemain de 68.
J’ai refusé sa disparition. Pour moi elle est vivante à jamais. Pour « sauver ma peau », j’ai abandonné le cinéma : je me suis établi en usine comme ouvrier spécialisé (O.S.) – anonyme puis syndicaliste – dans la métallurgie parisienne à l’Alsthom Saint-Ouen. Jusqu’à mon retour au cinéma, dix ans après, pour filmer mes compagnons en grève dans Le Dos au mur.
Quand j’ai découvert la révolte de leurs enfants dans la culture hip-hop, j’ai embrassé leur combat pour crier avec eux « J’existe ! » à la face d’un monde qui les niait et les cantonnait dans des ghettos.
Aujourd’hui je découvre la colère, la joie, la fraternité et l’intelligence collective d’un rond-point de « gilets jaunes » à Montabon qui me rappelle furieusement l’effervescence des piquets de grève que je filmais en Mai-Juin 68.
Un demi-siècle après je me retourne sur ce passé qui me hante et tente de ressusciter ses promesses, que l’on disait ensevelies, mais qui sont toujours bien vivantes, comme le corps de mon amante qui m’habite toujours autant.
Que reste-t-il de nos rêves, de notre rage, de nos utopies ?
Un collage, poétique et politique, qui mélange des extraits de mes films avec les retrouvailles de leurs figures rebelles, reliées à travers le temps par un lien secret qui m’attache à ma chère disparue et la fait renaître par cette célébration.
Une métaphore, une allégorie volontairement hybride, traversée de déchirures … Un chant d’amour.
Mon « Temps des cerises ».
Jean-Pierre Thorn
RETROUVAILLES DES REBELLES
Journal intime, lettre ouverte, le film avance par glissements
progressifs du désir. Passé et présent dialoguent: déambulations dans
les territoires vides mais remplis de la présence de ma chère absente
qui entrent en résonnance avec la résurgence des rebelles de mes films
qui gardent au coeur le désir inassouvi d’un autre monde possible
Je cherche. Je te cherche.
Je forge le récit à partir de fragments hybrides, un peu comme une
mosaïque ou une barricade bâtie de mes souvenirs, de mes rencontres, de
mes films d’hier et des retrouvailles au présent des belles figures qui
les ont composés : acteurs anonymes d’une histoire populaire trop vite
effacée mais pourtant bien vivante.
LA MATIÈRE DU FILM
UN KALÉIDOSCOPE
Le film est constitué d’un collage de matériaux hybrides. Car il est
nécessaire d’inventer des formes « fragmentées » pour bousculer les
perceptions du spectateur en l’amenant à recoller les morceaux épars du
puzzle et déchiffrer, par lui-même, le sens caché d’une histoire qui est
finalement celle d’une génération.
Passer du statut de consommateur à celui d’acteur de son Histoire.
TEXTURES
Trois matières coexistent :
– les couleurs satinées et définies (type pellicule 35 mm argentique) des paysages du récit amoureux
– l’image « vidéo 8mm » légère (aux couleurs violentes) des retrouvailles des « rebelles » au présent
– enfin la texture « brute » des extraits de films antérieurs : grain de la pellicule 16 mm et lignages vidéo exacerbés
MONTAGE ET RÉSONANCES
Le film repose en grande partie sur les « charnières » du récit : à
savoir les glissements constants du désir allant d’une lettre d’amour, à
un personnage, à un extrait de film, à un territoire amoureux…et
vice-versa.
Tout le film n’est qu’un vaste assemblage de « briques » qui
s’emboitent les unes les autres : d’abord nécessairement par
l’enchainement des thèmes abordés.
Ensuite par la recherche d’associations d’images, de résonances, à
partir de très gros plans de nature ou d’objets qui résistent au
discours et permettent de « glisser » d’une séquence à l’autre, du passé
au présent, de l’intime au collectif.
Et finalement le mouvement du récit, qui transcende la disparité des
matériaux, est l’avancée inexorable d’une folle passion née au creux des
dunes et des piquets de grève de 68… jusqu’à sa résurrection
aujourd’hui par delà la mort.
ENTRETIEN AVEC JEAN-PIERRE THORN
Retourner voir celle et ceux qui ont été tes héros et héroïnes à l’écran, des années après, c’est une démarche rare ?
Elle me paraît naturelle et évidente. On ne peut jamais effacer de son
coeur les figures de personnages croisés dans ses films. Qu’ils soient à
l’usine, dans la culture Hip Hop ou aujourd’hui sur les rond-points de
gilets jaunes. On ne peut accoucher la parole vraie des êtres que l’on
filme, sans en retour leur offrir quelque chose intime de soi. C’est
comme dans une histoire d’amour : pour que l’Autre se révèle, il faut
accepter de se mettre soi-même à nu pour que l’autre dépasse ses
barrières de protection et se livre à votre caméra. C’est pourquoi
l’histoire d’amour, qui me lie aux personnages que j’ai filmés, continue
à m’habiter longtemps après la fin d’un tournage. Je ne connais pas de
documentaristes qui puissent dire après un film, j’ai fini avec les «
héros » que j’ai filmés, maintenant je passe à autre chose : ils sortent
de ma vie ! Ce n’est pas vrai, cela ne se passe jamais comme cela. Par
exemple, pour mon film On n’est pas des marques de vélo, je n’ai jamais
pu passer à autre chose tant que je n’avais pas obtenu la régularisation
de son « héros » Bouda « double peine » menacé d’expulsion…
Impossible ! Il a fallu deux années de projections et de mobilisations
après la fin du film pour qu’il soit enfin reconnu dans ses droits et
obtienne ses papiers… Ça marque !
J’ai éprouvé l’envie d’aller retrouver aujourd’hui les « héros » et «
héroïnes » de mes films passés, animé d’un désir profond de savoir ce
qu’ils sont devenus : s’ils restent fidèles à la rage et aux valeurs qui
ont été celles de leur jeunesse au moment où je les filmais (il y a
20… parfois 40 ans !) ? Comparer leur parole et leur passion
d’aujourd’hui avec les paroles fortes, que je filmais alors, me permet
de mesurer si la passion de leur jeunesse est toujours autant vivace
comme pour moi le désir de mon amante disparue. Une façon aussi,
bouleversante, de mesurer le temps qui passe et les ravages sur leurs
corps mais pas dans leurs pensées, leurs rages… Cette fidélité à une
Histoire (et la manière dont ils la re-visitent aujourd’hui) me remplit
de joie et d’espoir. Rien n’est perdu – même dans les apparentes
défaites – quand le désir de se redresser et de résister est toujours
autant brûlant sous la cendre du désastre. C’est la magnifique formule
que donne Edwy Plenel à son dernier ouvrage : La Victoire des Vaincus !
Lequel ou laquelle de tes « héros ou héroïnes » t’a le plus touché ?
Impossible de dire que certains me touchent plus que d’autres ! Ils
sont les facettes différentes d’une seule et même Histoire : celles des
figures d’un peuple qui résiste, chacun à sa manière, aux ravages du
capitalisme et du colonialisme toujours présent dans nos banlieues.
Je suis heureux de relier entre eux ces différentes figures de rebelles
qui peuplent mes films. Il me paraît absolument nécessaire de montrer
au public d’aujourd’hui que les révoltes ouvrières de 68 ou celle des
années 70, rejoignent celles de la jeunesse des quartiers contre le
racisme et l’exclusion (la révolte des banlieues de 2005) et celles des
gilets jaunes aujourd’hui contre la vie chère, la corruption des élites
et pour une démocratie directe. Ce sont les facettes d’un même combat :
il est urgent de les relier entre elles si on veut éviter que chacune se
fasse écraser, à tour de rôle, par le rouleau compresseur d’une
répression féroce.
Ce qui me paraît essentiel dans mon métier de cinéaste, c’est cette
possibilité (par l’outil caméra et le son direct) de mettre à nu
l’humain, de faire tomber les masques et révéler la beauté singulière
des êtres que je filme. C’est le sens profond de mon désir de film. Seul
le cinéma me permet cette rencontre de l’Autre par delà les idéologies
et les préjugés qui font écran. Le cinéma est ce qui me permet d’être au
monde.
Au vu du contexte socio-politique actuel, en quoi ce film est important ?
Le but du film est de retisser le lien qui va des révoltes ouvrières, à
celle des banlieues ostracisées, jusqu’à celles des gilets jaunes
aujourd’hui.
Je ne supporte plus les campagnes de dénigrements systématiques dont ce
soulèvement populaire est victime de la part du gouvernement et des
médias qui défendent les intérêts d’une élite corrompue. Je ne supporte
plus que ce soulèvement soit systématiquement qualifié de « factieux », «
antisémite », « raciste », « violent » etc… etc… pour mieux justifier
la répression brutale et sans précédent dont il est victime…
D’où pour moi la nécessité absolue de rendre leur fierté et respecter
l’intelligence collective de ses acteurs. Inscrire ce soulèvement dans
la continuité des utopies de 68 et de l’insurrection des banlieues de
l’automne 2005.
Et puis surtout ce mouvement accouche d’une autre façon de faire de la
politique en repensant la représentation du peuple avec des mandats
courts d’un an, des rétributions modestes pour éviter la corruption et
l’élection « d’assemblées citoyennes » rendant compte directement de
leurs mandats à leurs électeurs : une réinvention de la politique qui me
fait penser aux idées généreuses de la Commune de Paris il y a plus
d’un siècle déjà… J’ai le sentiment que s’invente aujourd’hui de
nouvelles formes de représentations du peuple. Et c’est une avancée
considérable dont j’espère me faire l’écho.
Avec L’Acre parfum, le spectateur a l’impression qu’on boucle la boucle. Pourquoi ce film sonne comme un dernier film ?
Boucler la boucle de mon histoire peut-être… Mais pourquoi serait-ce
mon dernier film ?! Tout simplement, à l’âge qui est le mien (72 ans),
j’ai besoin de revenir sur ma trajectoire personnelle : transmettre la
chance qui m’a été donnée de traverser des pages passionnantes de notre
histoire sociale. Nécessité de m’interroger sur le sens de ma vie, des
raisons profondes qui m’ont fait partager la solidarité ouvrière, puis
celle de la culture Hip Hop en résistance au formatage de la pensée
dominante et de la culture élitiste qui nous étouffe.
Rompre avec l’imagerie d’Epinal qui mythifie et donc nous éloigne de l’engagement de la jeunesse d’aujourd’hui…
Il est fondamental de transmettre : « Pour liquider les peuples on
commence par leur enlever la mémoire. On détruit leurs livres, leur
culture, leur histoire. Et quelqu’un d’autre leur écrit d’autres livres,
leur donne une autre culture et leur invente une autre Histoire… » (
Milan Kundera dans Le Livre du rire et de l’oubli ).
Ce n’est donc pas un dernier film, mais bien plutôt un « À bientôt
j’espère ! » comme le disait et le filmait ce cher Chris Marker à la
veille de la tempête de 68.
Propos recueillis par Raphäl Yem, 8 Mai 2019, publiés dans Fumigène Mag