À l’aube du XXe siècle, dans une maison close à Paris, une prostituée a le visage marqué d’une cicatrice qui lui dessine un sourire tragique. Autour de la femme qui rit, la vie des autres filles s’organise, leurs rivalités, leurs craintes, leurs joies, leurs douleurs… Du monde extérieur, on ne sait rien. La maison est close.
Avec : Samira Hafsia Herzi Clotilde Céline Sallette Julie Jasmine Trinca Léa Adèle Haenel Madeleine Alice Barnole Pauline Iliana Zabeth Marie-France Noémie Lvovsky
Scénario Bertrand Bonello Mise en scène Bertrand Bonello Assistante mise en scène Elsa Amiel Image Josée Deshaies Lumière Nom Décors Alain Guffroy Costumes Anaïs Romand AFCCA Maquillage Laure Talazac Coiffure Ferouz Zaafour Montage Fabrice Rouaud Musique Bertrand Bonello Son Jean-Pierre Duret, Nicolas Moreau, Jean-Pierre Laforce Direction de production Aude Cathelin Direction de post-production Christina Crassaris Production Kristina Larsen (Les Films du Lendemain) et Bertrand Bonello (My New Picture)
Bertrand Bonello
Né en 1968. C’est par les sentiers de la musique classique qu’il est venu au cinéma. Après avoir accompagné de nombreux artistes comme Françoise Hardy, Elliot Murphy, De Palmas ou Daniel Darc, il décide de se consacrer entièrement au cinéma, auquel il s’est déjà essayé avec trois courts métrages et deux documentaires, dont QUI JE SUIS (1996), d’après Pier Paolo Pasolini. Son premier long métrage, QUELQUE CHOSE D’ORGANIQUE (1998) est présenté au Festival de Berlin dans la section Panorama. LE PORNOGRAPHE (2001), second long métrage avec Jean-Pierre Léaud est présenté à la Semaine Internationale de la Critique et obtient le prix FIPRESCI. Son film suivant TIRESIA sera sélectionné en Compétition Officielle au Festival de Cannes 2003. En 2005, il présente en Sélection Officielle à Cannes un court métrage, CINDY, THE DOLL IS MINE, dans lequel Asia Argento interprète un personnage inspiré de la photographe américaine Cindy Sherman. Par ailleurs, il continue la musique. Son album MY NEW PICTURE est sorti en juin 2007. Il en a tiré un film éponyme, présenté au Festival de Locarno. En 2008 son quatrième long métrage DE LA GUERRE est sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs. En 2010, retour au court métrage avec WHERE THE BOYS ARE, présenté à Locarno. L’APOLLONIDE est son cinquième long métrage.
Filmographie
Longs métrages
2011 L’APOLLONIDE – Souvenirs de la maison close
2008 DE LA GUERRE
2003 TIRESIA
2001 LE PORNOGRAPHE
1998 QUELQUE CHOSE D’ORGANIQUE
Courts Métrages
2010 WHERE THE BOYS ARE
2006 MY NEW PICTURE
2005 CINDY : THE DOLL IS MINE
1997 THE ADVENTURES OF JAMES AND DAVID
1996 QUI JE SUIS
Conversation entre Bertrand Bonello et Laure Adler
La Génèse
Laure Adler : Comment vous est venu le désir de faire un film sur ce qu’on appelait autrefois une maison close ?
Bertrand Bonello : Il y a dix ans, je voulais faire un film sur la réouverture des maisons closes aujourd’hui. Puis je l’ai abandonné. Après DE LA GUERRE, mon dernier film, j’ai eu très envie de faire un film avec un groupe de filles, sur le collectif. C’est ma compagne et chef opératrice (Josée Deshaies) qui m’a suggéré de reprendre l’idée des maisons closes, mais traitée de manière historique. J’ai donc commencé à faire des recherches et je suis tombé sur votre livre, c’est le premier que j’ai lu. L’univers clos m’intéresse. Dès qu’il y a monde clos, ça peut devenir un monde de fiction, c’est un monde pour le cinéma. À moi de travailler entre le document et la fiction, entre la chronique et le romanesque. Mais je vous retourne la question, d’où vous est venue l’idée de faire ce livre1 ?
LA : Je suis historienne, philosophe et féministe, j’ai fait partie du MLF. Je n’ai pas voulu disjoindre ma vie personnelle et mon engagement féministe de ma vie de chercheuse à l’époque. J’ai donc fait ma thèse sur les mouvements féministes durant les révolutions de 1830 et 1848, puis je me suis orientée vers le statut des femmes au XIXe siècle. C’est dans ce Paris haussmannien en train de se construire que naissent les maisons closes. Je voulais rendre hommage à ces femmes et bousculer les clichés qu’on a encore sur la sexualité des femmes et la prostitution. Ces recherches historiques étaient incroyablement émouvantes. Je suis allée dans les archives chercher la parole des prostituées. Elles étaient consignées par l’intermédiaire des archives de police, des rapports…
BB : L’image de la prostituée nous vient toujours du regard des hommes : ce sont les peintres ou les écrivains qui allaient au bordel, qui rentraient et faisaient un tableau ou un livre. Le point de vue de la prostituée elle-même, c’est extrêmement difficile à trouver.
LA : Donc elles nous échappent ! Et c’est tant mieux. Mais elles nous échappent aussi réellement quand elles sont vivantes.
BB : Il y a quelque chose de profondément mystérieux et c’est pour ça que c’est un personnage de fiction récurrent de l’histoire de l’art. Le premier film qui met en scène une prostituée comme personnage date de 1900 ; à peine le cinéma inventé, la prostituée en devient un personnage. LA MAISON CLOSE
LA : Vous rendez admirablement le fait que le bordel soit un lieu de sociabilité. C’est-à-dire qu’avant de monter dans les chambres, on attend, on parle, on boit.
BB : Certains hommes ne montaient pas, ils prenaient juste un verre.
LA : Ce qui est très intéressant dans votre film, c’est qu’il y a le haut et le bas. C’est un espace somptueux, écrin pour la beauté de ces jeunes femmes qui sont là pour étancher le plaisir des bourgeois. Mais le bordel est aussi une prison. Il y a le haut où elles vivent misérablement et le bas où elles sont obligées de se mettre en scène. Comment avez-vous fait pour nous convier à cette déambulation à la fois onirique et réelle, dans cet espace clos qu’est le bordel ?
BB : Je disais aux comédiennes : « Vous êtes des actrices qui allez sur une scène de théâtre ». J’ai essayé de séparer le lieu en trois parties : les salons, les chambres et ce que j’appelle la cuisine. Je voulais garder cet équilibre et ne pas avoir de priorités. On a réussi à tourner dans un décor unique. Dans un même plan on passe des combles où elles dorment à un couloir de chambre beaucoup plus luxueux où elles travaillent. Je voulais montrer que ça cohabitait, qu’à une porte près, elles revêtent une simple chemise de nuit ou alors des costumes splendides avec des bijoux de pacotille qui font rêver. C’est un film de contraste.
Voir/Être vu
LA : Un personnage très énigmatique, auquel il arrive quelque chose de terrible, commence le film et le termine. Comme souvent dans vos films, on aborde la question de « voir et être vu ».
BB : C’est aussi le rapport entre la tête et le corps, comment l’un affecte l’autre. Je pense que j’ai été marqué à vie par les films de Cronenberg parce qu’il ne parle que de ça : comment le rapport au corps va affecter l’esprit. Jusqu’à la folie. Pour revenir à ce personnage, au moment de l’écriture, j’ai rêvé deux ou trois nuits de suite de L’HOMME QUI RIT un film des années 20 adapté de Victor Hugo. Et je me suis dit que j’allais essayer d’inventer la Femme qui rit.
LA : Votre film est une mise en abyme du cinéma.
BB : Josée Deshaies pense aussi que tous mes films ne sont que ça. C’est vrai qu’on peut dire que le personnage incarné par Noémie Lvovsky, c’est moi, metteur en scène de cette maison, elle fabrique son décor, elle demande de l’aide au préfet comme moi je demande de l’argent au CNC… Le client, c’est peut-être le spectateur…
LA : Ça n’est pas un hasard j’imagine si les personnages principaux, la patronne de la maison close, mais aussi les principaux clients sont interprétés par des cinéastes.
BB : Je m’en suis aperçu très tard ! C’est un peu un hasard. Tout d’un coup, on s’est vu dans une pièce et on était à peu près dix ! Pourquoi tant de réalisateurs ? Je ne sais pas, ça devait être aussi ma manière de parler du cinéma.
Les filles, un corps collectif
LA : Ce qui est passionnant c’est que les filles sont vues par la patronne, c’est la femme-maîtresse qui regarde ses pensionnaires. Finalement les hommes sont un peu les esclaves des filles. Ce sont les filles qui gagnent sur les clients.
BB : Oui, ça j’y crois complètement. La maîtresse-femme est la geôlière. La dureté vient de la maison elle-même, de la prison et des conditions de vie. On a choisi avec ma chef opératrice de ne filmer que les filles. Parfois les hommes sont de dos ou alors la tête est coupée. Il y a donc très peu de champ/contre-champ, on reste sur la fille, et si on se retourne, la fille est aussi dans le cadre.
LA : Et quand il y a un gros plan d’homme, c’est un masque.
BB : Exactement, et ça renforce cette impression que la prostituée est au-dessus du client. J’ai dit aux comédiennes : « Attention, je veux douze filles intelligentes ». C’était très important pour moi : elles ne sont pas dupes, ce sont des femmes fortes.
LA : En tout cas, elles sont très dignes, très irrespectueuses, très insolentes, elles sont solaires, elles savent qui elles sont. Elles sont également des esclaves qui vont lutter contre l’abolition de l’esclavage. Elles savent qu’elles peuvent mourir de leur métier. L’une d’entre elles s’en sort, c’est important qu’une des filles puisse sortir, parce que ce n’est pas un destin d’être prostituée.
BB : Elle s’en sort parce qu’elle sort vite. C’est vraiment une question de temps. En effet, un an après il y a déjà trop de dettes pour sortir. Ce n’est pas un destin mais il faut être lucide. Ici, la lucidité vient d’une très jeune fille qui arrive, qui comprend et qui part avant qu’il ne soit trop tard.
LA : Elle ressemble à un Renoir.
BB : Les cheveux, la peau, le corps, oui. C’est très difficile de trouver des jeunes filles comme ça aujourd’hui.
LA : Comment avez-vous choisi les jeunes filles ?
BB : Ça a été long. Presque neuf mois. Il fallait d’abord trouver des filles qui avaient une forme de modernité pour ne pas accentuer le côté reconstitution, tout en pouvant voyager dans le temps, en 1900. Je tenais à un mélange, d’actrices et de non actrices, et également, un mélange de formations. Et en même temps, ce mélange et cette diversité devaient aboutir à une cohérence de groupe. Il fallait que les filles fonctionnent ensemble, en synergie. J’étais beaucoup plus obsédé par l’idée de former un groupe que par avoir un premier rôle. Mais avant tout, je crois que le choix a été guidé par le fait que chacune de ces actrices en tant que personne m’intéresse. Parfois, on ne sait pas pourquoi, une fille entre dans la pièce et on se dit : c’est elle. Même avant les essais.
LA : C’est un corps collectif.
BB : C’était très important pour moi que ce ne soit pas un film choral, avec des personnages et des figurants. Je voulais traiter de la même manière les six rôles principaux et les autres. J’ai mis autant de soin à les choisir, et à les diriger.
LA : Toutes les comédiennes qui jouent dans votre film ressemblent à des modèles, des tableaux de Manet, de Monet, de Courbet. Est-ce pour cette raison que vous avez voulu les faire sortir de l’espace de la maison close pour pouvoir les faire respirer, dans tous les sens du terme ?
BB : C’était important de faire sortir le spectateur pour mieux lui faire sentir la prison quand on revient dans la maison close. J’ai imaginé ce que représentait la sortie pour une prostituée qui allait à la campagne avec la mère maquerelle une fois par mois, ou tous les deux mois.
LA : Et puis ça montre l’innocence des filles parce qu’elles sont complètement enveloppées dans cette nature protectrice.
BB : Je leur ai dit : « Oubliez la prostituée, soyez des jeunes femmes ». Il se dégage quelque chose de l’ordre de la joie et de l’innocence.
Désirs et fantasmes
LA : Ça va vous paraître sans doute surprenant, mais je pense que c’est un film sur les visages, au sens levinasien du terme. Même s’il est beaucoup question de corps, la question du visage est récurrente, obsédante.
BB : Sur le corps, je me suis beaucoup posé la question : que montrer dans les séquences de chambre ? Je voulais éviter les scènes classiques de sexe. Et puis encore une fois, être dans leur point de vue. Alors, c’est peut-être le visage qui s’impose, oui…
LA : Vous arrivez à filmer le désir des clients sans montrer pour autant un rapport sexuel. C’est un film très chaste.
BB : Très pudique. Je suis allé vers des séquences de chambre théâtrales et fétichistes. Presque du côté de Buñuel. Il y a très peu de nudité parce que c’est assez véridique, elles avaient des culottes extrêmement fendues. Les hommes non plus ne se déshabillaient pas, c’était trop long, les gens faisaient l’amour habillés. Donc on voit plus les fantasmes que les hommes essayent d’incarner : « je veux une geisha…, je veux une poupée… ». Ces fantasmes parlent autant du sexe que de les voir s’agiter en acte simulé devant la caméra. Ça passe parfois par un regard pervers mais il y a aussi le jeu, la baignoire de champagne par exemple… Quand on ferme la porte de la rue et qu’on rentre dans la maison close, on pénètre dans un univers théâtralisé.
LA : C’était un théâtre. C’est un film de peintre aussi.
BB : On a beaucoup regardé des tableaux, les cadrages, les rapports de couleurs, les poses…
LA : Manet, Monet, Renoir ?
BB : Entre autres. Il y en a beaucoup, des plus mauvais, mais tout m’intéressait. Sur l’époque, je tiens énormément à certains détails, beaucoup plus qu’à une idée générale de la reconstitution.
LA : C’est un film sur le fantasme et il est très difficile de représenter le fantasme. Une séquence revient de manière lancinante, celle interprétée par Louis-Do de Lencquesaing, il veut essayer de regarder – comme Courbet l’avait fait – l’intérieur du sexe d’une femme. Votre film raconte aussi le lien indissociable entre maternité et prostitution.
BB : Oui. Il dit : « Je veux regarder l’intérieur de ton sexe pour peindre ton visage ». Comme si on y voyait l’âme. Est-ce qu’elles étaient maternelles ? Sûrement un peu. Moi je vois tous ces hommes comme un peu perdus. J’aime par exemple quand le personnage incarné par Louis-Do n’arrive plus à rentrer chez lui.
LA : Mais une maison close n’était pas une maison d’accueil, d’hébergement donc il est obligé de partir. La maison close est un lieu de réassurance de sa virilité mais aussi de sociabilité entre hommes.
BB : Les Anglais ont eu les Clubs d’hommes, nous avons eu les maisons closes.
LA : À cette sociabilité des hommes répond la solidarité des filles entre elles.
BB : Je voulais que les filles soient solidaires, même s’il y a des inimitiés. Vous en parlez dans votre livre d’ailleurs, elles s’entraidaient, on n’est pas dans la concurrence. J’ai un peu paniqué les deux premiers jours du tournage mais après j’ai senti que cette solidarité allait exister entre les actrices et qu’elle allait pouvoir être filmée.
Costumes et lumières
LA : Les costumes sont sublimes, comment les avez-vous trouvés ?
BB : J’ai travaillé avec une costumière (Anaïs Romand) qui connaît bien l’époque. On n’avait pas beaucoup d’argent donc elle m’a conseillé de privilégier les dessous et les corsets. Elle a fait broder chaque corset sur mesure. Les décors, au final sont assez simples. C’est ce que me disait ma chef opératrice : « un diamant sur du velours noir ». Donc du velours noir aux murs et les filles éclatent beaucoup plus.
LA : La lumière de votre film est celle du fantasme, du désir, une lumière néo-Buñuel.
BB : J’ai séparé tout le film en deux, que ce soit la direction d’acteur ou la lumière : le diurne et le nocturne. C’était très dur pour la chef opératrice parce qu’il n’y avait pas de fenêtre. Elle est partie d’une idée que j’aime bien : l’arrivée de l’électricité. Donc au rez-de-chaussée, luxueux, il y a des lampes et en haut, il n’y a pas encore l’électricité donc ce sont des bougies. Ce qu’elle aurait souhaité, c’est une idée un peu onirique, c’est que les filles soient leur propre lumière.
Créer de l’espace-temps
BB : Dans la construction narrative, la première partie et la troisième partie agissent un peu en miroir. Au contraire, la partie centrale est quasiment une chronique. D’autre part, il n’y a pas d’espace pour les filles, puisqu’on ne peut pas sortir, créons aussi de l’espace dans le temps. Jouons avec le temps, avec la simultanéité, les retours en arrière, les miroirs sans tain, les splitscreens. Le film avance un peu comme une ronde, c’est un film de raccord, d’enchaînement, une idée qui arrive à la fin d’une scène et fait démarrer la suivante. Les filles se passent des relais d’histoires, et c’est comme ça qu’on tourne. Et puis, parfois, on revient un peu en arrière pour enrichir et donner un autre point de vue.
LA : Il y a une discontinuité narrative, mais une seule temporalité et un seul tempo en fait, au sens du jazz.
La musique des âmes, un film d’aujourd’hui
LA : Vous mettez de la musique d’aujourd’hui au milieu et à la fin du film. Pour montrer la contemporanéité du sujet ? Ou pour montrer que ce n’est pas du tout un film d’époque ?
BB : Avec le film d’époque, ce qui me fait peur c’est la reconstitution. Quand j’écrivais, j’écoutais cette soul music des années 60 et l’âme de ces voix de chanteurs Noirs Américains me ramenait à ces filles. Quand l’une d’elle meurt, elles entonnent autour d’elle un chant d’esclaves. On n’est pas obligé de mettre un quatuor à cordes parce qu’on est en 1900. Ça n’était pas juste pour dépoussiérer, ces femmes m’évoquaient cette musique, peut-être le rapport à l’esclavagisme.
LA : Vous savez que vous tombez en pleine actualité avec cette histoire de taxer les clients, les nouvelles lois. On reparle de nouveau beaucoup des maisons closes. Et votre film se clôt justement sur une des filles qui fait le trottoir quelque part dans une ville aujourd’hui.
BB : Oui, Porte de la Chapelle. À la fin, une fille demande « Qu’est-ce que tu vas faire après ? », l’autre répond « Je ne sais pas », et cent ans après elle fait la même chose. C’est pour moi l’idée du destin romanesque, l’une réussit à sortir et l’autre sera pute à vie. Ce qui m’intéressait c’était de parler du destin d’une femme qui ne s’en sortira jamais alors qu’elle a rêvé longtemps qu’elle pourrait s’en sortir. DE
La chair
LA : Et puis il y a celles qui vont y rester car la mort est omniprésente.
BB : Oui, il y a un danger, la syphilis notamment.
LA : Là aussi, historiquement, vous êtes fidèle à ce qui se passait à l’époque. Les seuls hommes qui avaient le droit de rentrer à l’intérieur des bordels, en dehors des clients, étaient les médecins. Il y a une séquence dans le film où les filles sont obligées d’ouvrir leurs cuisses, non pas pour être payées mais pour être inspectées par le médecin. Dans cette séquence, on voit bien que c’est de la chair fraîche pour le trafic de la bourgeoisie et que cette chair fraîche doit être saine et propre.
BB : Je trouve cette séquence très cruelle. L’homme qui joue le médecin est un vrai gynécologue, quand il a commencé à dire son texte de manière médicale, ça m’a glacé. Et puis les filles attendent, elles ont peur : être enceinte ou pas, être malade ou pas. J’avais envie d’en faire une séquence de terreur. On voit peu le médecin, on voit surtout les visages des filles qui attendent leur tour pour le verdict. Si le film a quelque chose de politique, j’espère que c’est au travers de séquences comme celle-ci.
LA : C’est la police des moeurs qui s’incarnait par le biais de ces médecins. Et d’ailleurs un des principaux médecins, Parent Duchâtelet, a inventé la législation pour les maisons closes avec visites médicales obligatoires et rapport à la préfecture. Et je ne crois pas que ce soit un hasard que le même ait inventé les égouts de Paris.
Mélancolie et décadence
LA : Au fond, je me demande si ça n’est pas un film sur le paradis perdu.
BB : Oui, comme une sorte de mélancolie, de décadence, au sens étymologique. Il y a aussi la noirceur du romantisme. Le plan du pétale de rose qui tombe est un plan totalement romantique mais le romantisme est assez grotesque, si ça ne l’est pas, ça devient du sentimentalisme.
LA : Sur l’idée de décadence que vous avez évoquée, il y a toute cette scène où la Femme qui rit est exhibée comme un animal de foire. Comment avez-vous conçu cette scène ?
BB : Comme quelque chose d’opératique. C’est du théâtre, de la mise en scène dans la mise en scène. Il y a très peu de plans. Il fallait une toute autre énergie de celle de la maison close, c’est quasi religieux. J’ai pensé à des tableaux, des compositions picturales. Elle, je l’ai vue comme une statue de marbre avec sa peau si blanche. Les autres sont en décorum. On est dans sa tête à elle. Tout est mis en scène, comme un spectacle aristocratique.
LA : 1900. C’est le passage d’un siècle à un autre, date à laquelle les maisons closes ont commencé à décroître parce que les filles sont sorties sur les trottoirs, dans la rue.
BB : Il s’agissait de montrer comment, sans sortir à l’extérieur, Paris, la France ou le monde va changer. On comprend très vite que la maison va fermer. Donc on ne fait qu’assister à la dégradation des choses et des filles qui s’abiment. Je crois qu’il n’y a rien de plus touchant qu’une forme de beauté qui s’achève lentement et qui ne renaîtra jamais… Une douce chute de la magnificence… Une fête désespérée. Ce que vivent ces femmes pour ne pas s’écrouler.