Film soutenu

Le Barrage

Ali Cherri

Distribution : Dulac Distribution (Sophie Dulac Distribution)

Date de sortie : 01/03/2023

France, Soudan, Liban, Allemagne, Serbie, Qatar / 2022 / 1h21 / 2:39 / 5.1

Soudan, près du barrage de Merowe. Maher travaille dans une briqueterie traditionnelle alimentée par les eaux du Nil. Chaque soir, il s’aventure en secret dans le désert, pour bâtir une mystérieuse construction faite de boue. Alors que les Soudanais se soulèvent pour réclamer leur liberté, sa création semble prendre vie…

Quinzaine des Réalisateurs, Festival de Cannes 2022

AVEC Maher El Khair

Scénario Ali Cherri, Geoffroy Grison en collaboration avec Bertrand Bonello • Directeur de la photo Bassem Fayad • Son Thomas van Pottelberge, Jakov Munizaba, Simon Apostolou • Montage Isabelle Manquillet, Nelly Quettier • Effets spéciaux Mel Massadian • Musique ROB • Produit par KinoElektron • Coproduit par Galerie Imane Fares, Vega Foundation, DGL Travel, Twenty Twenty Vision, Trilema • Productrice Janja Kralj • Coproducteurs Imane Fares, Elisa Nuyten, Anna Lena Vaney, Alsamoual Hussein, Thanassis Karathanos, Martin Hampel, Vladimir Perisic, Vanja Milanovic • Producteur associé Rémi Bonhomme

Ali Cherri

Né à Beyrouth, Ali Cherri est un plasticien et réalisateur installé à Paris.
Mêlant films, vidéos, sculptures et installations, son travail questionne la construction des récits historiques.
Ali est Artiste en résidence à la National Gallery à Londres (2021/2022) et il est lauréat du Lion d’argent à la 59e Biennale d’art de Venise (2022).
Ses courts-métrages L’Intranquille et Le Creuseur ont été montrés et primés dans de nombreux festivals.
Le Barrage, tourné au Soudan pendant la révolution, est son premier long-métrage.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Vous avez dit que Le Barrage s’inscrivait dans le cadre d’une trilogie. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Le film fait en effet partie d’un travail au long cours consacré à ce que j’appelle les géographies de violence, ou les paysages de violence. Il s’agit de repérer comment les crises violentes s’inscrivent dans des environnements, et de les scruter assez attentivement pour rendre sensible combien des événements politiques, sociaux, géopolitiques y sont présents, même si de manière pas forcément explicite. La trilogie se compose de films qui ont aussi leur autonomie, les courts métrages The Disquiet (L’Intranquille) et The Digger (Le Creuseur) et, donc, Le Barrage. Le premier est tourné au Liban, autour de la question de la catastrophe, plus précisément des tremblements de terre, très nombreux dans mon pays. C’est évidemment aussi une façon de regarder les autres “séismes” qui ne cessent d’affecter la région. Le deuxième est tourné sur un site archéologique dans le désert, aux Émirats Arabes Unis, et questionne la construction des récits historiques sur lesquels une nation essaie de se fonder, à partir d’objets anciens. Le long-métrage est tourné à proximité du barrage de Merowe, bâti par les Chinois au Nord Soudan. Comme souvent dans ce type d’infrastructures, ce barrage est aussi un projet destructeur, qui a entrainé l’expulsion violente de ceux qui habitaient à proximité, les Manasir, et qui matérialise la brutalité de la dictature d’Omar el- Bechir, maître du Soudan de 1989 à 2019. C’est également un ouvrage catastrophique en termes d’environnement. Aujourd’hui à Merowe, on voit un très beau lac paisible, mais sous ces eaux il y a des événements très brutaux, de mort et de destruction.

Vous faites de la violence un enjeu majeur de vos films, pourtant ce ne sont pas des films violents au sens habituel, on y voit très peu d’actes de violence.

Je suis précisément intéressé par la façon dont la violence devient invisible, dont elle habite notre monde aussi hors du sensible, et que de ce fait il est difficile de la transmettre, de partager ce qu’on a subi. Cela vient de ma propre histoire, je suis né au début de la guerre civile au Liban, j’ai grandi dans Beyrouth en proie aux combats, et je n’en porte aucune trace physique. Je n’ai pas été blessé, je ne suis pas handicapé, je n’ai pas été tué. J’essaie de rendre perceptible comment les violences vécues sont présentes, dans les corps et dans les paysages, au-delà des traces explicites, des ruines, des blessures, des cicatrices apparentes. C’est au cœur de tout mon travail.

Vous avez également défini l’ensemble de cette trilogie comme “tellurique”. En quel sens ?

J’ai toujours essayé de regarder de la même manière les paysages et les corps, la terre et la chair. Je suis sensible à ce qu’elles ont en commun. La terre, le sol, c’est ce qui nous porte, mais c’est aussi le site des tremblements de terre dont parlait le premier court-métrage, c’est l’archéologie et donc à la fois les traces venues de notre histoire longue et la construction actuelle de récits à partir de ces traces. Il y a également une grande force plastique dans la matière même de la terre, qui m’a toujours inspirée dans mes œuvres artistiques.

The Disquiet et The Digger sont davantage des films d’art, alors que Le Barrage est clairement destiné à la salle de cinéma. Comment   votre approche a-t-elle changé ?

Je n’ai pas vécu avec le fantasme de devenir réalisateur de cinéma, j’utilisais la caméra, la prise de son et le montage plutôt comme un artiste visuel, je considérais que la vidéo faisait partie de mes outils. Lorsque je suis allé au Soudan en 2017, j’étais dans la même disposition d’esprit,  c’est sur place, au fil des rencontres avec des personnes et avec des lieux, que j’ai éprouvé le besoin de mobiliser les ressources du langage cinématographique. J’aime beaucoup le cinéma comme spectateur, mais ce n’était pas a priori mon mode d’expression privilégié, c’est la situation qui me l’a imposé. Faire un film de cinéma réclamait davantage de moyens, mais cela a été un grand bonheur d’explorer pas à pas ces possibilités, et d’y trouver les réponses que ce projet appelait. Cette évolution s’est faite peu à peu. Lorsque j’ai commencé à tourner en 2019 j’étais encore dans une démarche proche de celle des courts-métrages.

Mais des événements politiques se sont immiscés dans le récit…

Lorsque je suis arrivé pour commencer à tourner, les manifestations contre el-Bechir venaient de commencer, mais c’était loin, à Khartoum, et les gens auxquels j’avais affaire ne s’en souciaient pas. Mais au bout de dix jours de tournage, el-Bechir est parti, renversé par l’armée, court-circuitant la révolte populaire. Le pays s’est fermé, nous avons dû partir, sans savoir s’il serait possible de revenir. Ensuite, il y a eu le coup d’arrêt dû à la pandémie. Pourtant à aucun moment je n’ai abandonné le projet, au contraire pendant cette absence, j’ai considérablement étoffé le scénario, à partir de ce que j’avais déjà tourné. C’est là que Le Barrage est véritablement devenu un projet de cinéma.


La révolution soudanaise a perturbé le film, mais l’a aussi nourri.

Le film avait d’emblée un enjeu politique, lié au barrage, mais il était imprévisible que la politique y surgirait aussi explicitement. Elle figure dans le film sous un aspect particulier : les travailleurs de la briqueterie sont au courant de ce qui se passe, ils suivent les événements à la radio et à la télévision, mais ils n’y participent pas. Ils se vivent comme en marge du monde. La plupart des membres de l’équipe du film étaient des Soudanais du même âge que les ouvriers, ils étaient très mobilisés, au moins affectivement et sur les réseaux sociaux. Les briquetiers, qui sont soudanais eux aussi, ne se vivent pas comme des citoyens, ils ont largement intériorisé un sentiment d’impuissance politique. Il faut comprendre qu’ils ont tous moins de 30 ans, ils sont nés après la prise du pouvoir d’el- Bechir en 1989, ils ont vécu toute leur vie sous un régime dictatorial. Le film rend compte aussi de ce type de comportement.

Une autre des multiples dimensions politiques du film concerne la question de l’eau, qui est un enjeu mondial, mais avec des traductions très fortes dans cette partie du monde.

Les questions politiques liées à l’eau sont à l’origine du projet d’où est issu Le Barrage. J’avais d’abord envisagé de filmer en Égypte, où le Nil est un élément stratégique, économiquement et politiquement, qui permet aussi une inscription dans une histoire très longue, qui remonte aux Pharaons. Mais la situation était trop dangereuse pour tourner là-bas, surtout dans le désert, loin des grandes villes, alors qu’en 2017 le Soudan semblait stable. Les conflits autour du Nil y sont tout aussi actifs, avec également la tension très vive, qui peut tourner au conflit armé, avec l’Éthiopie qui construit son propre grand barrage, et pourrait contrôler et limiter le débit du fleuve, contre la volonté du Caire et de Khartoum. Pendant le tournage en 2021, nous avons dû nous interrompre à cause de manœuvres militaires conjointes des armées égyptienne et soudanaise, en vue d’un possible bombardement du Renaissance Dam éthiopien, sujet sur lequel interviennent toutes les grandes puissances de la région, et aussi bien sûr les États-Unis, la Russie, la Chine…

Simultanément, l’endroit où vous avez tourné est aussi marqué par l’histoire longue. On voit dans le film des pyramides, qui datent de l’Égypte antique. Pouvez-vous préciser ce qui caractérise cet endroit, aux abords du Gebel Barkal ?

Ce site est celui d’un étonnant feuilletage de temporalités, il se joue des événements majeurs, à l’échelle contemporaine, avec le barrage et le changement de régime, mais qui s’inscrivent dans une histoire très ample et très longue, depuis les Pharaons et le culte d’Amon, auquel est liée cette montagne par laquelle commence le film, le Gebel Barkal. Les briquetiers qu’on voit dans le film utilisent les mêmes techniques qu’à l’époque pharaonique, ils fabriquent des briques de la même manière que celles avec lesquelles sont construites les pyramides. Mais cette région du Soudan est aussi celle où on pratique une forme de soufisme, qu’on appelle afro-soufisme, un mélange de rituels musulmans et animistes qui a été violemment réprimé par le pouvoir islamiste d’el-Bechir. Le soufisme, et encore plus cette variante, considère que tout ce qui existe est l’œuvre de Dieu, et est donc sacré : la montagne, les humains, l’eau, les arbres, les animaux… Cette montagne du Gebel Barkal, où il y a à la fois des temples de l’Égypte antique et la tombe d’un saint soufi, concentre ces différents rapports au monde.


Dans le film apparaît une créature qui matérialise ce syncrétisme, cette présence d’une force au-delà, ou en deçà de toute religion particulière.

Elle renvoie à un imaginaire très répandu dans l’humanité, l’idée que d’un mélange de terre et d’eau peut naître la vie. Cette idée se retrouve dans le mythe de Gilgamesh, dans la légende juive du Golem, dans des traditions chinoises, amérindiennes, etc. Cette créature fantasmatique est aussi ce qui inspire la construction à laquelle travaille le personnage principal, Maher, construction que je n’ai pas voulu définir de manière trop précise, mais qui concrétise cette idée.

On trouve également ce motif de la boue dans plusieurs de vos œuvres, y compris celle qui a été récompensée à la Biennale de Venise cette année, Of Men and Gods and Mud.

Bien sûr, la boue est un matériau passionnant, une hybridation à la fois très simple et très riche de possibilités. L’humanité en a fait d’innombrables usages, y compris pour soigner, pour se loger, bien sûr pour créer des formes. C’est aussi une matière qui se conserve sur des durées très longues, une gangue de boue est une capsule temporelle qui permet des voyages extraordinaires.

Le film comporte des choix de mise en scène très affirmés, très cinématographiques.

Je l’espère, mais cela ne résulte pas d’une stratégie, d’un projet esthétique décidé en avance. J’ai essayé de trouver les réponses de cinéma appropriées aux situations, je ne pensais pas en termes de style. Pendant le tournage, comme pendant le montage, les choix m’ont toujours paru évidents. Si Le Barrage possède son propre langage, ce que je crois et espère, c’est que celui-ci s’est imposé à moi sous l’influence des lieux, des lumières, des matières, sans avoir cherché de références particulières dans l’histoire du cinéma.

Une dimension importante du film concerne la plaie dans le dos de Maher, le personnage principal.

La blessure est un motif important dans tout mon travail, pour des raisons personnelles liées à une maladie que j’ai eu enfant et qui a longtemps laissé une cicatrice très profonde. J’ai toujours perçu la blessure comme un lieu de passage entre l’intérieur et l’extérieur, de circulation entre le corps et le monde. Il m’est arrivé d’utiliser l’image classique de l’incrédulité de Saint Thomas, du doigt dans la blessure, comme moment à la fois d’une rencontre, d’une souffrance, d’un trouble. Ce motif est également au cœur de ce que j’ai présenté à la National Gallery, au printemps dernier, sous le titre, emprunté au Marchand de Venise de Shakespeare, Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ?

Qui sont ceux que nous voyons dans le film ?

Ce sont tous des personnes qui vivent et travaillent là. Y compris le patron, qui joue son propre rôle, même si j’ai un peu fictionné la situation. Parmi les ouvriers, beaucoup sont des Manasir, qui ont été chassés de leurs terres par la construction du barrage mais sont restés à proximité et n’ont pas d’autres moyens de vivre que de travailler à la briqueterie – ou de se transformer en chercheurs d’or, ce que tentent nombre d’entre eux. Mais pas Maher qui, à la différence des autres, aime son travail. Tandis qu’il y a beaucoup de rotation parmi les briquetiers, lui reste et forme les nouveaux arrivants. Il a un rapport très intense à ces lieux et à ces pratiques. Il s’est énormément investi dans le film, on peut dire que nous l’avons porté ensemble. Nous sommes devenus très liés et nous continuons d’échanger fréquemment. Je suis d’ailleurs ravi qu’il ait été récompensé au Festival du Caire du prix du meilleur acteur décerné par Naomi Kawase.

Propos recueillis par Jean-Michel Frodon

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