Elder arrive à pied à La Paz après sept jours de marche pour protester avec ses amis mineurs contre leur renvoi des mines de Huanuni. Bientôt Elder tombe malade et la métropole l’asphyxie peu à peu. Max, sorcier des rues, sillonne, lui, sans relâche les confins de la ville qui semble ancrée au plus profond de son être. Des entrailles de la Terre aux 3600 mètres d’altitude de la capitale bolivienne, le chemin d’Elder, le damné, croisera celui de Max dans une symphonie urbaine rédemptrice.
Film candidat aux Oscars pour la Bolivie Mostra de Venise 2021 – Prix spécial du Jury Orizzonti
Prix spécial du jury, Villa Médicis
Meilleur réalisateur, Meilleure photographie, Festival du Film d’Auteur de Belgrade
Meilleur réalisateur, Bosphorus Film Festival…
AVEC : Julio César Ticona Max Bautista Uchasara Francisca Arce de Aro Israel Hurtado Gustavo Milán Ticona
Réalisation Kiro Russo • Scénario Kiro Russo • Production Kiro Russo, Pablo Paniaga, Alexa Rivero • Société de co-production Socavón (Bolivie), Altamar Films (France) • Image Pablo Paniagua • Son Mauricio Quiroga, Mercedes Tennina, Juan Pedro Razzari, Emmanuel Croset • Décors Lorena Peñaloza, Lucía Quiroga • Montage Kiro Russo, Pablo Paniagua, Felipe Gálvez
Kiro Russo
Originaire de La Paz, Kiro Russo a étudié le cinéma à la FUC de Buenos Aires. Il a réalisé 3 courts métrages – ENTERPRISSE (2010), JUKU (2012) et NUEVA VIDA (2015) – et un long métrage VIEJO CALAVERA (2016) qui a été sélectionné dans plus de 80 festivals et remporté 23 prix dont une mention spéciale du jury à Locarno et à Saint-Sébastien. Tourné à La Paz en 16mm, LE GRAND MOUVEMENT est son deuxième long métrage..
2021 EL GRAN MOVIMIENTO
2016 VIEJO CALAVERA
2015 NUEVA VIDA (cm)
2012 JUKU (cm)
2010 ENTREPRISSE (cm)
ENTRETIEN AVEC KIRO RUSSO
Qu’est-ce que c’est Le Grand Mouvement ?
C’est une recherche. Le cinéma est pour moi une recherche constante, esthétique et politique. Le Grand Mouvement, c’est quelque chose d’organique, mais qui implique le cinéma en tant que langage.
Je pense qu’il y a quatre moments dans ce grand mouvement. Le premier, c’est une réflexion sur les manières de filmer l’obscurité. Je me souviens qu’il y a longtemps, quand j’ai découvert L’Esprit de la ruche, de Victor Érice, c’était à travers un vieux projecteur, et le film semblait plus obscur qu’il ne l’était… Depuis, l’obscurité m’interroge, et la mine, c’est aussi ce lieu des plus obscurs. La mine est une expérience saisissante, surnaturelle, addictive même.
Le deuxième moment est purement cinématographique. Il s’agit de la capacité d’une machine de capter un « ici et maintenant ». C’est une manière assez particulière de produire un document. Dans ce sens, l’idée du film c’était de faire une fiction traditionnelle, mais à partir d’une méthodologie différente, une approche plus intime, plus personnelle. C’est la rencontre, ou plutôt le choc entre un scénario classique et la réalité, les relations, l’amitié.
Le troisième moment est la maladie. C’est un sujet qui a pour origine une relation personnelle avec un mineur. Il a dû arrêter à cause de la silicose, la maladie des mineurs. La mine dévore les poumons des hommes… Dans la tradition et la culture des indigènes, on dit que « l’esprit s’en va ».
Le quatrième moment est la ville, les éléments que la composent : les détails, les objets, mais aussi le passage du temps et les marques qu’il laisse.
Justement, la première chose que l’on voit dans le film est la ville. Plusieurs mouvements et positions de caméra, plusieurs plans différents présentent des espaces divers. Sont montrés des objets et des lieux essentiels pour le fonctionnement d’une ville, pour les communications, pour les déplacements… des câbles, des rues, la circulation. La ville est représentée comme un espace chaotique, avec des distorsions et des déformations. Il y a une espèce d’ordre dans le désordre, ou de désordre dans l’ordre. D’où vient cette manière de filmer la ville ?
Pour moi, le cinéma est la forme du « faire voir », ou du « faire apparaître », l’autre dans le même. Dans le milieu artistique bolivien, il existe une tendance forte concernant la représentation de la ville. En littérature, je pense à Jaime Saenz, sans doute l’écrivain le plus important du pays ; en peinture, je peux évoquer Arturo Borda. Ils ont abordé la ville dans une perspective à la fois mystique et poétique. Je voulais réinterpréter cette approche à partir du cinéma. Plus que les histoires, je conçois le cinéma à travers des scènes. Pour Le Grand Mouvement mon objectif était de faire rencontrer un double point de vue sur la ville, l’un intime et l’autre extérieur.
La ville est d’abord montrée comme un organisme vivant et indépendant. Après apparaissent la masse et l’individu. Ainsi, visuellement, le corps de l’individu, celui de la masse et celui de la ville se connectent. Mon idée, c’était de montrer leurs mouvements, ce grand mouvement qu’est la marche des mineurs impliquant ces corps différents. Dans ce sens, le film n’est pas seulement documentaire, il est également marxiste, parce qu’il expose l’aliénation et le sacrifice des corps, individuel et collectif, à travers la force de travail. Le système du marché est aussi montré, de manière explicite.
Aller vers un endroit imprécis, ou qui n’existe pas encore, c’est l’une des définitions de l’utopie. Mais le personnage d’Elder semble bouger sans volonté…
Oui, ce sont les autres qui doivent bouger Elder, souvent littéralement. Ils doivent le pousser, l’accompagner, l’amener, etc. Il ne fait pas les choses, les choses lui arrivent. Pour cela, la fin du film est forte, car on peut se demander s’il vaut mieux qu’Elder meurt ou qu’il reste vivant. Il n’a pas vraiment un endroit où aller. Dans ce sens, son personnage, comme les êtres sans destin de Faulkner ou de Rulfo, est celui d’un conte éternel.
Ce conte éternel a pour sujet la condition humaine…
Oui. Elder s’inscrit dans ce continuum. Mon propos, dans ce film et dans le cinéma en général, est de rendre visibles les invisibles. Pour moi les histoires arrivent, mais elles se modifient ensuite. À l’origine du film il y avait une réflexion sur des éléments formels sur la ville, mais d’autre part il y avait aussi mon amitié avec Max, que je connais depuis 2004. Quand je l’ai rencontré il était dans l’indigence, et montrait un certain degré de folie. Il pensait, et pense encore, qu’il a des pouvoirs. Cette dimension m’intéresse beaucoup pour ce qu’elle injecte de fiction qui est, de fait, nourrie par une base documentaire. Max m’a amené à des endroits que je ne connaissais pas, il m’a montré de choses que je n’avais pas vues.
C’était comment le travail avec lui ?
Il n’y a pas eu de casting. Pour moi c’était absolument clair que c’était avec lui que je devais, et voulais travailler. Nous avions parlé avant le tournage, mais au moment de commencer cela a été très compliqué. Il a découvert que c’était du travail, un travail ! Parfois il s’échappait parce qu’il sentait qu’il ne pouvait pas être lui-même devant la caméra. J’ai dû réécrire le scénario car d’abord tout tournait autour de lui, il allait d’un endroit à un autre en traversant les histoires, mais finalement il a été moins présent que ce que j’attendais. C’est ainsi que la réalité du tournage a transformé et donné sa forme au film. Mais avec lui il y avait une autre question, très importante pour moi. Celle de filmer l’extrême pauvreté. C’est une question complexe car il ne s’agit pas de décider de filmer ou non. Il faut filmer, bien évidemment. Mais comment le faire sans tomber dans le spectacle ? Sans faire de la « porno-misère » ?
Dans le film il y a un autre élément essentiel dans ta manière de filmer ces conditions d’extrême pauvreté, c’est la présence du fantastique. Quel est ton rapport avec le réel ?
Plus que de réalité je préfère parler du « monde environnant ». Je pense que nous pouvons nier la « réalité » comme concept, mais nous ne pouvons pas nier ce monde autour de nous. Le cinéma permet de capturer ce monde, des manières plus au moins conscientes. Je pense par exemple au réalisateur James Benning, dans Ruhr [2009]. C’est un film composé par sept plans. Dans l’un des plans, dans une forêt, on voit le vent, son mouvement, puis, de temps en temps, un avion passe… Le spectateur comprend enfin que c’est l’avion qui produit le vent. Dans mon cas, il est question de quelque chose qui est réel, mais qui est mis, ou abordé formellement de telle manière qu’il participe d’un autre espace. Le fantastique est le négatif de ce « monde environnant », c’est ce qui permet de voir l’autre.
Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas le monde environnant en soi, ni le fantastique en soi, mais le rapport que je peux établir et leur relation avec la cosmovision bolivienne, avec le local, avec le traditionnel. Pour moi, parler depuis une logique marxiste, de capital, de travail, ne peut pas laisser dehors l’ancestral. Et cet ancestral est nécessairement connecté avec le magique, avec l’indicible, avec l’incommensurable. Si pour le regard matérialiste européen ces sujets semblent derrière, ce n’est pas le cas en Bolivie. Pour les mineurs que j’ai rencontrés, dans leurs vies de tous les jours, ces éléments sont très présents, ils en sont proches. Je considère, enfin, que le montage est lui-même un acte magique.
Le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul est un autre cas de résistance du fantastique, non comme un genre à part mais dans ses liens profonds avec le réel.
Je trouve très intéressant de constater que l’Amérique latine entretient ces liens avec l’Asie. Le capitalisme, l’ancestral, le fantastique sont simultanément très présents. Pour Apichatpong Weerasethakul, le fantastique est quelque chose qui affecte la vie elle-même. Je pense que c’est problématique si le métier de réalisateur se voit réduit à celui d’un raconteur d’histoires. Le cinéma doit faire d’autres choses.
Entre le fantastique et le réel, mais aussi entre une forme de contamination visuelle et sonore de la ville, le personnage d’Elder semble perdu. On a parfois l’impression que ce ne sont pas ses déplacements dans la ville le plus important. Dans une scène, la caméra s’approche de lui et ses amis, mais termine par s’orienter vers un bruit d’abord en hors-champ, jusqu’à finir par le cadrer clairement (c’est un affuteur des couteaux) par un zoom très lent, en laissant en hors-champ Elder et ses amis, qui parlent encore.
La ville est un chaos, et Elder, en effet, ne peut ni entrer ni s’intégrer. Il est un « calavera », une sorte de rebelle, mais il est surtout à la dérive, totalement perdu. Il va donc finir dans une espèce d’immobilité. C’est quelque chose que j’ai pu réellement voir en Bolivie. Les conditions de vie sont extrêmement difficiles. Parmi les personnes que j’ai rencontrées en Huanuni, dans la mine, 15 sont décédées depuis 2009. L’alcoolisme et le désespoir sont omniprésents. On voit donc ces êtres dont « l’esprit s’en va ». D’autre part, effectivement, le son est essentiel pour moi. Je suis ingénieur du son et dans ce film je voulais rompre avec plusieurs règles du son. Parmi les dispositifs que j’ai utilisés pour y parvenir, j’ai enregistré beaucoup de bruits de la ville, de manière indépendante et comme s’il s’agissait d’une musique. Au début je ne savais pas comment j’allais les utiliser. La scène en question, avec l’affuteur des couteaux, montre en plus un archétype latino-américain, on ne voit pas un tel personnage dans les rues de Paris…
Dans Le Grand Mouvement, et aussi dans Viejo Calavera, les jeux entre la lumière et les ombres sont impressionnants…
Ce qui m’a intéressé le plus dans le fait de filmer l’obscurité c’est qu’elle peut être tout et n’importe quoi. On pense savoir ou avoir identifié qu’elle est quelque chose, mais non, ce n’était pas cela. Dans la scène que tu évoques, Elder parle de sa maladie pour la première fois. Je voulais utiliser la ville pour le faire, mais plus que de montrer le connu, un repas traditionnel et omniprésent dans la ville que les personnages partagent en ce moment, j’ai préféré filmer la lumière produite par le grill, et cela a produit une transformation de la réalité, des présences, du moment. À travers l’obscurité il est possible de produire une sensation de rêve, d’irréalité. Par l’obscurité je cherche un démembrement et une réinterprétation des formes, mais ce qui m’intéresse le plus c’est de parvenir à unifier la temporalité et la spatialité. Je n’ai toujours pas réussi à le faire complètement, ou peut-être juste un peu avec l’hallucination de Max.
Il me semble que dans le film il y a un autre élément, en plus de l’obscurité, qui permet cette transition d’un espace à un autre. Dans Le Grand Mouvement le chien blanc, éclairé d’une certaine manière, acquiert un caractère d’irréalité.
La scène avec le chien c’était pour moi une obligation, je voulais absolument la faire. J’avais peut-être rêvé de lui, je ne sais plus. Mais c’est vrai, le chien est un personnage de passage, entre le monde connu et celui magique de l’inconnu, auquel Max peut accéder. Mais en plus de cela, il y a autre chose, une autre dimension avec ce chien, c’est qu’il est un chien errant, il déambule dans la ville comme un vagabond. C’est ainsi qu’il peut amener Max à d’autres endroits, et lui montrer qu’Elder est malade. D’autre part, en dehors du film, Max croit effectivement que ce genre d’animaux existent, des animaux magiques qui entrent en contact avec lui. Concernant le montage de la fin du film, c’est un hommage à Dziga Vertov, à ses symphonies de la ville. Je trouve qu’il y a dans cette ville comme une décadence de la modernité, une forme de postmodernité…
La modernité n’est peut-être pas arrivée en Bolivie, mais la postmodernité est là…
Oui. Et c’est là que la musique a sa place. L’héritage colonial est très fort dans mon pays. D’un côté, la présence des saints, de la dévotion, d’un autre, la musique les accompagnant… C’est un phénomène très curieux, mais plusieurs groupes des années 1980, comme Modern Talking, viennent en Bolivie pour animer des fêtes privées. Je ne m’explique pas pourquoi, mais c’est un fait. C’est de là qui sort la scène de danse dans le film.
Pour la mise en scène, ce passage semble au contraire assez irréel…
Depuis Viejo calavera j’utilise cette musique et ces scènes de danse car, comme tu dis, sans avoir vécu la modernité, la Bolivie vit dans une sorte de méli-mélo postmoderne. Mais c’est tout à fait ancré dans le réel, cette musique est vraiment présente en Bolivie. Cette scène, en plus, ne faisait pas partie du scénario.
Le scénario est un document compliqué pour moi. Il fait partie du cinéma, mais c’est écrit, puis il est très important pour obtenir le financement qui permet l’existence du film. Mais dans mon travail, plus que le scénario je me soucie de la mise en scène. Je dessine tous les plans du film, c’est un travail qui me plaît beaucoup. Et puis, à la fin, il y a des choses qui n’étaient pas dans le scénario, comme la scène de danse, que j’inclus parce que je la trouvais aussi pertinente par rapport à l’autre sujet du film, la maladie.
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Propos recueillis par Carlos Tello le 24 février 2022.
Carlos Tello est enseignant-chercheur. Docteur en littérature comparée et cinéma, fondateur de l’association Image et Parole.