Film soutenu

Le Rire et le Couteau

Pedro Pinho

Distribution : Météore Films

Date de sortie : 09/07/2025

Portugal, France, Roumanie, Brésil | 2025 | 3h30

Sergio voyage dans une métropole d’Afrique de l’Ouest pour travailler comme ingénieur environnemental sur la construction d’une route entre le désert et la forêt. Il se lie à deux habitants de la ville, Diara et Gui, dans une relation intime mais déséquilibrée. Il apprend bientôt qu’un ingénieur italien, affecté à la même mission que lui quelques mois auparavant, a mystérieusement disparu.

Sélection Officielle Festival de Cannes – Un certain regard (en compétition)

Interprètes Sérgio Coragem, Cléo Diára, Jonathan Guilherme, Jorge Biague, Binta Rosadore, Nastio Mosquito, Giovanni Maucieri, Marçalina Djibril, Roxana Ionesco, Marinho de Pina, João Santos Lopes, Hermínio Amaro, Paulo Leal, João Pedro Sousa, Hamed Nah, Renato Sztutman, Bruno Zhu, Kody Mccree, Valentina Cirelli

Réalisation | Pedro Pinho · Scénario | Pedro Pinho, Miguel Seabra Lopes, José Filipe Costa, Luísa Homem, Marta Lança, Miguel Carmo, Tiago Hespanha, Leonor Noivo, Luís Miguel Correia, Paul Choquet · Production | Filipa Reis, Tiago Hespanha, Pedro Pinho · Coproduction France | Juliette Lepoutre, Pierre Menahem · Image | Ivo Lopes Araújo · Son | Jules Valeur · Décors et costumes | Camille Lemonnier, Livia Lattanzio, Ana Meleiro · Coiffure et maquillage | Ami Camará · Montage | Rita M. Pestana, Karen Akerman, Cláudia Oliveira, Pedro Pinho · Montage son | Pablo Lamar · Distribution France | Meteore Films · Sociétés de production | Le Rire et le couteau a été produit par Uma Pedra no Sapato et Terratreme Filmes au Portugal, co-produit avec Still Moving en France, Bubbles Projectau Brésil et deFilm en Roumanie.

Pedro Pinho

Pedro Pinho est né à Lisbonne et a vécu à Paris, Barcelone, Maputo et Mindelo. En 2009, il a cofondé la société de production Terratreme avec cinq autres cinéastes. Son premier long métrage documentaire, Bab Sebta (coréalisé avec Frederico Lobo), a été présenté pour la première fois au FIDMarseille en 2008, où il a remporté le prix Espérance Marseille. Son deuxième film, Um Fim do Mundo, a été présenté en 2013 dans la section Génération de la Berlinale. En 2014, As Cidades e as Trocas (coréalisé avec Luísa Homem) a été présenté pour la première fois au FIDMarseille et à Art of the Real au Lincoln Center à New York. En 2017, son premier long métrage de fiction, L’Usine de rien, a été présenté à la Quinzaine des cinéastes de Cannes, où il a reçu le prix FIPRESCI de la critique internationale, avant de remporter vingt autres prix dans des festivals du monde entier. Le film a été commercialisé au Portugal, en France, en Espagne, en Allemagne, au Brésil, en Suisse, au Royaume-Uni, en Italie, en Chine, en Belgique, en ex-Yougoslavie et en Argentine. En 2025, son deuxième long métrage de fiction, Le Rire et le couteau, a été présenté dans la section Un certain regard de la sélection officielle du Festival de Cannes.

FILMOGRAPHIE
2025 – Le Rire et le couteau
2017 – L’Usine de rien
2013 – Um Fim do Mundo
2014 – As Cidades e as Trocas, coréalisé avec Luísa Homem
2008 – Bab Sebta, co-réalisé avec Frederico Lobo

Note d’intention

Le Rire et le Couteau cherche à radicaliser l’exploration de la discursivité au sein du récit, exploration qui était déjà le propre de L’Usine de rien. Le film invite les personnages à prendre la parole au cœur de la blessure la plus exposée de notre époque : la frontière néo-coloniale. Il vise à construire un voyage polyphonique de perspectives, explorant un éventail de points de vue autour d’un problème central qui est loin d’être résolu. Cherchant à examiner la relation entre le pouvoir et les corps, le film plonge dans la chaleur étouffante, les bureaux climatisés des ONG, les jeeps blanches, les rues poussiéreuses, les voitures qui klaxonnent et les fêtes fantaisistes – autant de symboles de la présence de la communauté expatriée dans un paysage qui est celui du capitalisme post-colonial.

Au cœur du film gît la rencontre sans fin entre l’Europe et l’Afrique, battue en brèche par le combat difficile pour un devenir queer, qui se joue dans les boîtes de nuit, les rues et les arrière-salles d’une ville d’Afrique de l’Ouest. Dans cette lutte souvent violente pour la transcendance de l’identité, on peut entrevoir des échappatoires, la possibilité d’une subversion radicale ou les traces survivantes de la tendresse.

Une route est en cours de construction – une mission impossible, minée par une logistique défaillante, une main-d’œuvre précaire et des luttes de pouvoir. Cette route, financée par la Banque mondiale et construite par un consortium brésilien et chinois, est censée jeter un pont entre deux paysages opposés : la solitude aride du désert et l’abondance profuse, animiste de la jungle. Mais au-delà de son ambition économique, la route reste en définitive une cicatrice, une déchirure dans un territoire qui résiste à l’apprivoisement.

Au cœur du film, un récit minimaliste, un thriller naissant au ton bucolique – une histoire de désir et de solitude. Un chantier bloqué, une disparition mystérieuse, un rapport sur l’impact environnemental qui détient la clé du progrès. Investissements étrangers, résistance locale, et la tension délicate de ces trois personnages – Sergio, Gui et Diara – dont la rencontre est autant façonnée par les structures de pouvoir que par la curiosité réciproque. Autour de cette rencontre promise, le film est une recherche d’évasion dans une réalité frénétique, où le mouvement des corps, les regards qui s’attardent et les moments de connexion fugaces suggèrent un désir plus profond de fuite et de paix.


Entretien avec Pedro Pinho

D’où vous est venue l’envie d’explorer cette intersection particulière du pouvoir néocolonial, du désir et du voyage ? Quel a été le déclencheur du film ? 

L’histoire est née d’un ensemble d’expériences accumulées au cours des quinze dernières années, depuis que j’ai commencé à voyager en Afrique de l’Ouest – Mauritanie et Guinée-Bissau –, initialement pour le travail. J’ai réalisé mon premier documentaire en Mauritanie. À partir de là, j’ai développé des liens très forts avec la région. Je n’ai cessé d’y retourner, à la fois par volonté et par besoin. J’avais un besoin permanent de renouer avec cet endroit et surtout de regarder l’Europe depuis l’extérieur, de prendre de la distance et d’avoir un regard différent sur les conditions de ma propre vie. 

Lors d’un de mes premiers voyages, j’ai été confronté à quelque chose que je connaissais très peu : les ONG et les travailleurs humanitaires : des jeunes qui, poussés par un mélange d’aventure, de bonne volonté et de croyance dans le bien, partent travailler comme volontaires ou employés pour des organisations d’aide internationale. Beaucoup d’entre eux restent, passant d’un projet à l’autre, formant une sorte de communauté – ou peut-être même une industrie. 

Il est facile de s’identifier à eux. Ce qui nous amène à nous poser une série de questions : quel est l’impact réel et profond de cette présence ? Quelles sont les implications, pour ceux qui viennent et pour ceux qui vivent là ? Comment cela s’inscrit-il dans la longue et complexe histoire des relations de l’Europe avec le reste du monde ?

Dès ce premier voyage, j’ai commencé à ressentir le besoin de réfléchir à l’idée de l’Europe et à la manière dont cette idée nous façonne. Non pas l’Europe en tant que corps politique ou institutionnel mais en tant que construction symbolique, historique et philosophique. Une idée qui traverse les siècles et qui façonne encore presque toutes les géographies de la planète. 

Qu’est-ce que la route elle-même – cette infrastructure à moitié construite – symbolise pour vous dans le film ? S’agit-il d’une métaphore d’une promesse manquée ou d’un lieu de résistance ?

La route est d’abord un symbole de l’infrastructure de base qui rend possible un certain modèle de vie et de civilisation. Mais la route a une implication plus radicale, qui est l’invasion du territoire. La « civilisation » ne progresse dans une région que lorsqu’une route a été construite. C’est clair dans le cas de la Transamazonienne, par exemple, et c’est vrai pour la route que nous avons filmée – cette belle et majestueuse route qui relie aujourd’hui Tanger à Dakar, sans interruption.

Ces infrastructures sont bien sûr nécessaires, urgentes, utiles. Nous voulons tous aller à l’école, au travail, à l’hôpital, en vacances, sans trop souffrir. Nous utilisons les bus, les trains, les voitures, les vélos. Ces commodités façonnent notre vie quotidienne, même si nous y pensons rarement.

Mais elles ont un coût. Un prix. Un prix que le monde nous fait payer. Et cette équation – entre besoin, confort et violence structurelle – est complexe. Comment vivre avec ? Comment faire face à cette expansion permanente de l’infrastructure “civilisationnelle”, qui nous profite tout en favorisant la destruction, la domination et le déplacement ?

Quels ont été les plus grands défis du tournage ? Vous avez filmé dans plusieurs pays et paysages : comment la complexité logistique a-t-elle influencé la narration ?

Dès le départ, la proposition du film incluait l’idée que le tournage devait refléter le voyage de l’histoire : un mouvement de l’Europe vers Bissau, à travers le désert du Sahara. 

La logistique du tournage a donc été conçue comme une caravane en mouvement, avançant sur le territoire, rencontrant des situations, des personnes, des paysages, et réagissant en temps réel à ces rencontres, à ces obstacles et à ces difficultés. Ce voyage était en soi un matériau essentiel, il nourrissait le film, donnait de la chair à l’histoire et du poids au regard.

Je pense que cela a été fondamental, non seulement pour le personnage de Sérgio, mais aussi pour tous les acteurs. Une véritable expérience de traversée a eu lieu. Et cette expérience a façonné le regard, transformé la relation avec l’espace, le temps et les autres.

La façon dont le film a été tourné a-t-elle influencé l’écriture ? Les environnements et les acteurs ont-ils modifié ou remodelé le scénario ?

Absolument, oui. Le film a été écrit tout au long du processus de fabrication. La méthodologie proposée était basée sur un scénario pré-écrit et entièrement dialogué, mais dont l’accès était délibérément limité. Ce qui restait, c’était une mémoire partagée : l’intention dramatique de chaque scène, ce qu’elle devait signifier et comment cela devait se refléter dans la situation et dans les espaces où nous tournions.

C’est à partir de cette mémoire que les acteurs et l’équipe technique ont été invités à travailler – à partir de leur inconfort. En ce sens, chaque mouvement enregistré pendant le tournage est une forme d’écriture en temps réel – presque une écriture automatique. Et pour cette raison, j’ai le sentiment que tout le monde a participé à l’écriture du film. 

Bien sûr, c’est toujours vrai dans le cinéma, dans une certaine mesure. Mais ici, il y avait un dispositif formel conçu spécifiquement pour l’encourager. Une sorte de petit chaos où chacun devait réagir, être présent, rester fidèle au flux des gestes, des regards, des dialogues. Un flux qui tente d’imiter la vie, où l’on ne sait pas ce qui va se passer dans la seconde qui suit.

Cet état d’esprit – ce présent permanent – est vital pour le jeu des acteurs, pour la réalité et la qualité des dialogues, pour la respiration de chaque scène.

Était-il important pour vous d’intégrer leurs points de vue ?

Oui, c’était essentiel. Le film, et la proposition de cinéma qu’il contient, vise précisément à construire cette polyphonie, à convoquer des perspectives multiples. C’est l’intention.

Les acteurs sont invités à apporter au film toutes les caractéristiques qu’ils peuvent, qu’ils veulent ou qu’ils sont capables d’offrir. Bien sûr, cela varie : parfois nous sommes plus ouverts à donner, d’autres fois plus réservés. Le film vit dans cette négociation permanente.

Cela ne signifie pas que les acteurs jouent leur propre rôle ou qu’ils expriment littéralement leur personnalité ou leurs convictions. Cela signifie simplement que nous avons pressenti, ou anticipé, que leur subjectivité réagirait d’une certaine manière à la scène. Qu’elle apporterait un ensemble de contributions, de gestes, de points de vue qui pourraient servir le film et la discussion qu’il vise à ouvrir.

L’identité semble constamment en mouvement tout au long du film. Était-il important pour vous de dépeindre des personnages qui refusent d’être entièrement compris ou définis ?

Je viens d’une sensibilité – peut-être d’une génération, ou d’une contre-culture – dans laquelle le dépassement de l’identité, la déconstruction de l’origine et de la place qui nous est assignée à la naissance, étaient considérés comme l’une des plus grandes libertés de la vie. L’une de ses possibilités les plus puissantes.

Aujourd’hui, cette idée est fortement contestée, pour de nombreuses raisons et de toutes parts. Mais je partage toujours cette conviction : la façon dont le monde nous est donné à la naissance n’est pas suffisante – et pas nécessairement bonne non plus. Nous devons le reconstruire. Le repenser. À partir de nous-mêmes, mais aussi à partir des structures qui nous façonnent, des faits qui nous constituent, de l’histoire qui nous précède.

C’est pourquoi je pense qu’il est important que cette agitation – cette volonté de révision critique – soit présente dans les personnages du film.

Il y a une intimité dans le film – en particulier dans la façon dont le désir est capturé – qui semble à la fois exposée et profondément prudente. Ces scènes sont au cœur de la dynamique émotionnelle et politique du film. Comment avez-vous préparé ces scènes avec les acteurs ? 

La question de l’intimité a été l’une des toutes premières dont nous avons discuté avec les acteurs, juste après le casting, ou même avant. J’ai clairement indiqué que le film comprendrait des scènes avec un certain degré d’exposition physique.

Cette transparence a été essentielle dès le départ, tant pour le choix des acteurs que pour la construction des personnages. Pourtant, au fur et à mesure du processus, je me suis aperçu que je n’étais pas du tout préparé – et peut-être eux non plus – à comprendre pleinement ce que ces scènes impliquaient. Ce qu’elles exigeaient. Le type de soins qu’elles requéraient.

Les conversations n’ont pas toujours été faciles. Nous apprenions tous au fur et à mesure. Nous avions besoin d’un soutien technique. D’une aide extérieure et qualifiée. La personne qui s’en est occupée a été extraordinaire. Elle nous a tous amenés dans un endroit beaucoup plus sûr – plus protégé – que celui dans lequel nous avions commencé.

C’était un processus difficile, mais très beau. Très partagé. Et très bien encadré – par les agents, par la coordinatrice d’intimité, par les accompagnateurs sur le plateau, par toute l’équipe. Nous avons tous beaucoup appris. Même si cet apprentissage était spécifique à ces scènes, il était, pour moi, essentiel.

La musique joue un rôle subtil mais essentiel dans l’atmosphère du film. Comment avez-vous construit l’environnement sonore et qu’est-ce qui a guidé vos choix, qu’il s’agisse de la partition, de la musique source ou du silence ?

La musique a été présente dès le début, tout au long du processus d’écriture. Elle provenait de sources multiples : de la relation avec le territoire, avec Bissau et la Mauritanie ; des expériences musicales que j’ai vécues dans ces lieux et des souvenirs que j’en ai gardés. Tout cela est entré dans ma vie. Et je me suis demandé : comment Super Mama Djombo, José Carlos Schwarz, Rigo Dalasam, Karol Conka, Conan Osíris, Jorge Neto… comment tous ces artistes se rejoignent-ils ? Comment se fondent-ils en une seule vibration, en une seule masse sonore ?

C’est ce que nous recherchions : un son qui puisse refléter de multiples paysages, de multiples états émotionnels. Ce tourbillon était important.

Mais il y avait aussi le silence. L’une des expériences les plus marquantes de nos voyages de recherche a été le voyage en pirogue vers les villages de Djobel et d’Elalab – des endroits dont nous savions qu’ils étaient engloutis par la montée du niveau de la mer. La façon dont le silence s’installe sur ce fleuve a profondément marqué le film.

Cette impression de décompression, de raréfaction des signes de vie, était cruciale pour la structure du film. C’est comme si, dans la première moitié, le film vivait dans un état d’hypertrophie – du son, de la musique, des boîtes de nuit, des stimuli, de la couleur – et qu’il commençait à se dissoudre progressivement dans une sorte d’évanouissement. Un silence. Un espace dans lequel un autre type de pensée peut émerger – une pensée qui revient sur ce qui a été vu plus tôt dans le film.

Ce contraste entre saturation et raréfaction, entre excès et vide, est également lié aux différentes géographies du film : le désert, la ville, la forêt, la mangrove, la rivière, la mer. Et à l’intuition – ou peut-être à la conviction – que chacun de ces paysages produit une vision du monde différente. Une façon différente de voir les choses.

Certaines scènes ont une texture documentaire, comme si la caméra essayait de capturer quelque chose à la limite du contrôle ou de la signification. Comment avez-vous abordé cette tension entre fiction et réalité ?

Je pense que le fait que mes premiers films étaient des documentaires m’a appris une façon de filmer que je n’ai jamais réussi – ou voulu – désapprendre. C’est le fait que la caméra arrive toujours en retard. La caméra ne précède jamais. La caméra poursuit. Elle poursuit l’action, elle ne l’anticipe pas.

Et c’est quelque chose dont je n’ai vraiment pris conscience qu’à la fin de L’Usine de rien. Qu’il s’agissait d’une sorte de trait constitutif de ma façon de gérer un tournage. Une tendance à le confondre – le plus possible – avec le temps de la vie, avec le temps de la réalité qui se déroule devant l’objectif.

Et c’est peut-être ce qui crée l’impression de vérité que je recherche. Aucun d’entre nous – les acteurs, les techniciens, la caméra, moi-même – ne sait ce qui va se passer ensuite, comme je l’ai déjà dit. Et en fin de compte, c’est cela : filmer la fiction comme s’il s’agissait d’un documentaire. Demander aux éléments fictionnels de perdre pied – pour que nous puissions leur courir après.

Qu’espérez-vous que les spectateur·ices emportent avec eux après avoir vu Le Rire et le Couteau ?

J’espère qu’ils repartiront avec leur petit ouragan en tête. Avec l’envie de dormir au milieu de la tempête. Et de ramener la tempête à la maison.