Dans la province du Gansu, au nord-ouest de la Chine, les ossements d’innombrables prisonniers morts de faim il y a plus de soixante ans, gisent dans le désert de Gobi. Qualifiés de «ultra-droitiers» lors de la campagne politique anti-droitiers de 1957, ils sont morts dans les camps de rééducation de Jiabiangou et de Mingshui. Le film nous propose d’aller à la rencontre des survivants pour comprendre qui étaient ces inconnus, les malheurs qu’ils ont endurés, le destin qui fut le leur.
SCÉANCE SPÉCIALE – FESTIVAL DE CANNES 2018
PREMIÈRE PARTIE – MINGSHUI 1 – DURÉE : 2H46
DEUXIÈME PARTIE – MINGSHUI 2 – DURÉE : 2H44
TROISIÈME PARTIE – MINGSHUI 3 – DURÉE : 2H56
Réalisé par WANG BING • Produit par SERGE LALOU, CAMILLE LAEMLÉ, LOUISE PRINCE, WANG BING • Co-producteurs JOSÉ MICHEL, BUHLER WANG YANG • Image WANG BING • Images aditionnelles SHAN XIAOHUI, SONG YANG, LIU XIANHUI • Montage CATHERINE RASCON et XU BINGYUAN • Son RAPHAËL GIRARDOT, ADRIEN KESSLER • Traduction et adaptation française PASCALE WEI-GUINOT • Conseillers artistiques ZHU ZHU, WU SHENFANG • Producteurs exécutif Chine LIANG YING • Directeurs de production MARTIN BERTIER, WANG DI, LI ZHE • Une prodcution LES FILMS D’ICI, CS PRODUCTIONS • En production avec ADOK FILMS, ARTE FRANCE CINÉMA • Avec la participation de ARTE FRANC,E CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE, CINÉFOROM • Avec le soutien de LA LOTERIE ROMANDE, LA RÉGION ÎLE-DE-FRANCE, IDFA BERTHA FUND
Wang Bing
Né à Xi’an (Chine), dans la province du Shaanxi, en 1967, Wang Bing a étudié la photographie à l’Ecole des Beaux Arts Lu Xun puis le cinéma à l’Institut du Cinéma de Pékin (1995).
Il débute sa carrière de cinéaste indépendant en 1999 avec le tournage au long court de A l’ouest des rails.
Filmographie
2003 A L’ouest des rails (Tiexi qu / 铁西区 )
Festival du film de Montréal 2004 – Grand Prix du Jury Documentaire
FID Marseille 2003 – Prix du Meilleur Documentaire
Festival des 3 continents 2003 – Montgolfière d’or du Jury Documentaire
Doc Lisboa 2002 – Grand Prix
2007 L’Etat du monde (film collectif) / segment Brutality factory (Baoli Gongchang)
Festival de Cannes 2007/ Quinzaine des réalisateurs
2007 Fengming, Chronique d’une femme chinoise (He Fengming 和凤鸣)
Festival de Cannes 2007 – Sélection officielle
FID Marseille 2007 – Compétition internationale – Prix Georges de Beauregard
Festival international du film de Toronto 2007 – Sélection officielle
2008 Crude Oil (Yuan You / 原油)
Festival international du film de Rotterdam 2008
FID Marseille 2008
2008 L’Argent du charbon (Tong Dao 通道)
Cinéma du Réel 2009
2009 L’Homme sans nom 无名者
Doc Lisboa 2010
Etats généraux du film documentaire de Lussas 2010
2010 Le Fossé (Jia Bian Gou 夹边沟)
Festival du film de Venise 2010 – Compétition
Festival international du film de Toronto 2010 – Sélection officielle
2012 Seules – Dans les montagnes du Yunnan (Gudu 孤独)
Festival international du film de Rotterdam 2012
Festival Black Movie – Prix de la Critique
2012 Les trois soeurs du Yunnan (San Zimei 三姊妹)
Festival de Venise 2012 – Prix Orizzonti
Festival des 3 continents 2012 – Montgolfière d’or / Prix du Public
Festival Doc Lisboa – Best Film Award
Festival de Fribourg – Best Film Award/ Don Quijote Award/ Prix Oecumenique du Jury
2013 À la folie ( ‘Til Madness Do Us Part) (Feng Ai 疯爱)
Festival de Venise 2013- Hors compétition
Festival des 3 continents 2013 – Montgolfière d’argent
2017 Madame Fang (方 绣 英 )
Festival de Locarno 2017 – Pardo d’Or
2017 15 Heures (15 小 时 )
Dokumenta Kassel 2017
ENTRETIEN
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’histoire de
la répression, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, de
ceux que le régime chinois appelle « les droitiers » ? Que
connaissiez-vous de cet épisode au moment d’entamer l’immense travail de
recherche qui a abouti aux Âmes mortes ?
Sans être spécialiste de la question je n’en ignorais pas tout. Je
savais, par exemple, que deux frères de mon père avaient été accusés
d’être droitiers. La même chose était arrivée à d’autres habitants de
mon village. Dès mon enfance, j’ai entendu parler de ce moment
particulièrement sombre de notre histoire récente. Comme moi, beaucoup
de gens étaient au courant. On savait qu’il y avait eu une répression,
qu’un grand nombre de personnes avait été envoyé en camp de rééducation
par le travail pour avoir écrit ou prononcé une simple phrase, pour un
détail, parfois même pour rien… Mais on ignorait tout de la vie et de la
réalité des camps. L’ampleur des purges nous échappait, le nombre des
morts, la dimension nationale du mouvement anti-droitier… Tout n’est pas
bien connu. La perspective dont les gens disposaient ne dépassait pas
le cadre d’une famille ou d’un village.
La grande majorité des témoignages réunis dans Les Âmes mortes ont été recueillis en 2005. Pour quelles raisons a-t-il fallu attendre une douzaine d’années pour que ce film existe ?
D’autres projets ont détourné mon attention… Notamment la fiction Le
Fossé, dont la réalisation 6 est à l’origine de mes recherches sur « les
droitiers ». En 2004, alors que j’étais résident à la Cinéfondation de
Paris, j’ai lu le roman de Yang Xianhui, Adieu à Jiabiangou, qui a
directement trait à la répression. J’en ai tout de suite acheté les
droits pour le cinéma. À la fin de ma résidence j’avais achevé d’en
rédiger un scénario. Ce roman a constitué une base de départ, mais il
n’était pas assez précis sur les lieux et sur la vie au sein des camps.
Pour être véritablement accomplie, sa transposition à l’écran demandait
des recherches approfondies.
Afin de combler ce vide, et sans songer d’abord à autre chose qu’à réaliser ma fiction, je suis parti à la recherche de témoignages de la vie dans les camps. Mais je suis avant tout un documentariste : sans doute est-ce la raison pour laquelle, très vite, il m’a semblé que dans ces récits il y avait un film, ou la promesse d’un film. J’ai donc commencé à réfléchir à la réalisation d’un documentaire qui réunirait le plus grand nombre possible de témoignages des survivants. Et rapidement il m’est apparu qu’il s’agirait d’un projet d’une grande complexité. Il y avait en premier lieu un considérable travail d’enquête. Puis il fallait trouver les ressources et le temps nécessaires pour aller filmer un peu partout en Chine. Se posait enfin la question la plus importante : celle de la forme particulière que ce film allait prendre. Elle se posait naturellement à chaque entretien, que j’essayais de mener en ayant déjà une vue d’ensemble. Mais en vérité je n’ai trouvé cette forme qu’au terme d’un long travail de montage. Le Fossé a été terminé en 2010. En 2011, après avoir tourné Les Trois Sœurs du Yunnan je suis tombé gravement malade et j’ai dû faire une pause. J’ai ensuite tourné À la folie, et ce n’est qu’en 2014 que j’ai pu me remettre au travail sur Les Âmes Mortes.
Il est question de trois lieux : Jiabiangou, Mingshui,
Xintiandun. Quelles sont les différences entre eux ? Est-il important de
les distinguer ou bien font-ils partie d’un complexe unique ?
Jiabiangou, en tant qu’ensemble de camps situés dans la province du
Gansu était constitué de l’unité 8 centrale de Jiabiangou, de
Xintiandun, son annexe à environ 7 kilomètres et du camp de Mingshui
ouvert dans un second temps, à l’automne 1960, alors que la grande
majorité des droitiers de Jiabiangou étaient déjà morts de faim et
d’épuisement.
C’est pourtant ce dernier lieu que vous mettez en avant dès
le carton qui ouvre le film : « Minghsui, I ». Pourquoi est-il si
important ? Et pourquoi avez-vous souhaité en parler d’abord alors
qu’historiquement son ouverture est la dernière ?
Pour répondre à cette question, je dois préciser que dans le montage du
film j’ai moins suivi l’ordre chronologique des événements que celui
des entretiens. Il se trouve que les premiers ont été filmés dans la
ville de Lanzhou. Et que cette ville est située à côté du site de
Mingshui. Tous les témoignages portaient sur ce lieu-là et c’est pour
cette raison que l’on en parle en premier.
Pourquoi un tel parti pris de construction s’est-il imposé ?
La reconstitution chronologique semblait en effet plus logique, et plus
claire… Mais elle ne mettait pas assez en valeur ce qui, pour moi, est
capital dans les témoignages. Qu’ont en commun tous ces hommes? Tous ont
été accusés d’être « droitiers », tous ont vécu des choses horribles,
inimaginables. Et tous ont en commun, c’est l’évidence, d’avoir survécu.
C’est ce qui les distingue fondamentalement des milliers de ceux qui,
au contraire, ne sont jamais revenus. Leurs récits sont dès lors très
personnels. Ils portent sur la description des camps et sur ceux qui y
sont morts, mais ils portent surtout sur ce que 9 chacune de ces
personnes a dû entreprendre afin de ne pas mourir, ainsi que sur les
injustices qu’elle a eu à subir par la suite en tant que « droitier »,
jusqu’à ce que la réhabilitation de 1978 ne la lave du soupçon qui
continuait de peser sur elle et sur sa famille. Cela m’a d’abord
beaucoup surpris et je dois dire que l’aspect très personnel de ces
récits me gênait un peu. J’avais l’impression que je n’étais jamais
aussi proche de la vérité que lorsque je me trouvais sur le site des
anciens camps, au beau milieu de ces zones vides et désertiques où
traînent des os éparpillés, abandonnés sans sépulture depuis des
décennies. C’est cette sensation que je voulais retrouver dans les
récits et les souvenirs des survivants. Or je ne l’y retrouvais pas, ou
pas tout à fait.
Comment êtes-vous finalement parvenu à combler ce décalage entre la parole des survivants et le silence des morts ?
Pendant plusieurs années, ce problème m’a obsédé au point de me faire
douter de la possibilité de faire exister ce film. Comme souvent, le
problème était la solution : j’ai fini par comprendre que ce décalage
serait l’objet des Âmes mortes. Je me suis rendu compte que ce qui
m’intéressait, à travers la mémoire des survivants, était de parvenir à
toucher la réalité de ceux qui étaient morts. Mais tout cela reste très
théorique… Pratiquement, je ne savais toujours pas comment la réalité
de ceux qui étaient morts allait apparaître dans les récits de ceux qui,
au contraire, sont encore en vie, et qui, lorsqu’on les interroge,
parlent surtout de cela : la vie, le fait d’avoir survécu. La réponse ne
m’est apparue qu’en 2014. J’avais pris la résolution de réinterroger
des témoins rencontrés en 2005. J’étais décidé à leur poser des
questions plus précises sur leurs camarades morts. Mais certains de ces
témoins, entre-temps, étaient morts à leur tour. D’autres étaient très
affaiblis. Leur mémoire n’était plus celle d’avant. Terrible en un sens,
cet obstacle s’est en un autre sens avéré être un grand atout. L’effort
que ces gens, désormais très vieux et à leur tour proches de la mort,
faisaient pour se remémorer des choses très lointaines, les visages et
les noms de leurs compagnons disparus était assez beau. Tout à coup,
face à moi, deux rapports à la mort se touchaient : la mort dans les
camps et celle due au vieillissement. La seconde est naturelle alors que
la première ne l’est pas. Tout en s’opposant, 11 les deux se touchent.
Et notamment à l’image. Je pense entre autres au personnage de Zhou
Zhinan, que j’ai filmé vieux, dans son lit d’hôpital, maigre et
affaibli, parlant d’une voix à peine audible. Ces images semblent
illustrer les récits que son frère Zhou Huinan vient de faire, et
notamment celui de son compagnon de chambre, mort de faim à Mingshui…
J’ai beaucoup de mal à exprimer par des mots ce que j’ai ressenti à ce
moment-là. Mais je sais que c’est quelque chose qui m’a beaucoup
influencé dans la réalisation des Âmes mortes.
Revenons à la structure. Comment l’architecture des
témoignages participe-t-elle ici à ce que, pour chacun de vos films
documentaires, vous tenez à appeler un « récit » ?
Le premier témoignage des Âmes mortes est celui du couple que
forment Zhou Huinan et sa femme. Ce couple nous donne un certain nombre
d’informations contextuelles : comment se retrouvait-on à être accusé ?
Qui étaient les droitiers ? Un deuxième témoignage nous ouvre les portes
des camps de travail et de leur fonctionnement. Un troisième nous
accompagne en profondeur dans la vie du camp. À partir de là, on
commence à avoir des témoignages plus précis sur les prisonniers qui
sont morts. Une totalité se dégage progressivement : au bout de trois
heures, le récit nous donne une vision globale et concrète à la fois des
conditions de vie là-bas. À partir de la quatrième heure, les
témoignages appartiennent tous à des survivants qui, étant originaires
du même endroit, se connaissaient tous plus ou moins avant d’être
envoyés dans le camp. Il arrive alors, de manière tout à fait naturelle
et sans intervention de ma part, que les témoignages tissent entre eux
des liens.
Ceux que vous avez rencontrés ont été les victimes de la
répression. Avez-vous également envisagé de porter votre regard de
l’autre côté ? C’est-à-dire de rencontrer et d’interroger les
accusateurs ?
La seule personne que j’ai pu rencontrer est un gardien. Il apparaît
vers la fin du film, et c’est par son intermédiaire qu’on découvre une
photo du camp. Il ne faut pas oublier que les cadres du Parti 13 avaient
déjà une quarantaine d’années en 1950. Tous sont décédés. Voilà
pourquoi, à une exception près, ils sont absents du film.
Vous remuez de pénibles souvenirs, à la fois douloureux et,
pour beaucoup, humiliants. Ceux que vous avez rencontrés ont-ils
aisément consenti à prendre la parole ?
Quand j’ai commencé les interviews, la Chine vivait une période
d’ouverture politique et économique. Certains n’ont pas voulu
s’exprimer, mais la plupart ont facilement accepté. Je suis bien sûr
conscient qu’ils m’ont caché certaines choses. Tout le monde a son
jardin secret.
L’extraordinaire scène des funérailles de Zhou Zhinan
constitue un des rares moments où le film sort du dispositif du
témoignage. Pourquoi avoir ouvert cette parenthèse ?
L’histoire n’est pas abstraite. Elle est faite d’individus en chair et
en os. La colère du fils de Zhou, qui dit les injustices que son père a
subies, est exemplaire à cet égard. Il ne prononce pas un discours, ne
dit pas de généralités. Il raconte qui son père était, comment il a
vécu, comment il est mort. Il me semblait qu’une telle scène était
nécessaire, assez tôt, pour que le spectateur entre véritablement dans
le film.
Le fils a-t-il à son tour payé pour les fautes supposées de son père ?
Sans aucun doute. Jusqu’à 1977 (1978 ?) tous les enfants des droitiers
étaient exclus de l’université et socialement mis à l’écart.
Quel matériel avez-vous, en définitive, accumulé ?
120 témoignages. Soit environ 600 heures de rushes.
Comment vous y êtes-vous pris pour organiser et réduire une telle masse ?
Je me suis donné quelques règles de montage. Je ne souhaitais pas qu’un
témoignage l’emporte sur les autres. Par souci d’équilibre et parce que
c’est l’ensemble qui devait l’emporter. Il fallait donc, d’un point de
vue formel, que tous les récits occupent plus ou moins la même place. Or
je me suis rendu compte en travaillant que la bonne durée était d’une
demi-heure environ et que tous les témoignages pouvaient s’y plier.
Autre principe : si l’ensemble devait l’emporter, il fallait tout de
même que chaque témoignage ait son autonomie et son unité. J’ai donc
décidé de ne jamais les croiser – à la différence de certains
documentaires historiques qui, au contraire, tressent les propos entre
eux. Et si un personnage revient dans le film, c’est qu’effectivement je
suis moi-même revenu le voir à quelques années de distance. De cette
manière je respecte aussi le parti pris que j’évoquais tout à l’heure,
qui est de progresser en suivant davantage la chronologie des entretiens
que celle des événements. C’est pourquoi cinq heures du film – les cinq
dernières – sont consacrées à ces droitiers qui viennent tous du même
endroit. Soit des droitiers envoyés dans les camps, soit d’autres, comme
Fan Peilin, qui était l’épouse d’un droitier, soit encore ceux dont on
fait connaissance par leurs lettres. 15 Il reste un grand nombre de
témoignages que j’ai recueillis dans d’autres régions et qui devraient
donner lieu à d’autres réalisations sur le sujet.
De quelle manière les huits heures des Âmes mortes vont-elles être présentées au public ?
Le film est montré à Cannes en deux parties. La première s’achève avec
Xing De, le vieil homme à la barbichette. La deuxième partie démarre
avec Zhao Binkun, le monsieur timide avec les cheveux très blancs, et
s’achève avec Fan Peilin. En salle, le film sera en revanche divisé en
trois parties de deux heures et demi chacune environ.
Le festival de Cannes va donner à votre travail une exposition particulière. Les Âmes Mortes peut-il, d’une manière ou d’une autre, être pris comme une prise de position par rapport à la Chine d’aujourd’hui ?
Non, je ne pense pas. Quand j’ai envie de traiter un sujet d’actualité,
je le fais sans détour. Pour ne citer que trois exemples : dans A l’ouest des rails j’ai parlé de la condition ouvrière ; dans À la folie je
traite de la vie dans un asile psychiatrique ; dans Argent amer enfin
j’ai raconté l’aventure de jeunes immigrés qui cherchent du travail sur
la côte est. Les Âmes mortes traite d’une époque précise, d’un
événement précis que je voulais documenter de manière détaillée parce
qu’il reste en partie méconnu. Il va de soi que quand on fait un film on
cherche à toucher quelque chose d’universel et, d’une certaine manière,
d’intemporel. Les récits dont il est question dans Les Âmes mortes
appartiennent à l’histoire des hommes. En ce sens on peut, si l’on
veut, en tirer 16 des leçons pour le temps présent et pour l’avenir. Il
ne faut pas confondre la valeur d’un film et son sujet. Celui des Âmes mortes est très clair et n’a aucun rapport avec la Chine d’aujourd’hui.
Entretien réalisé par Emmanuel Burdeau
CONTEXTE HISTORIQUE
A la suite de la campagne anti-droitiers lancée par le gouvernement
chinois en 1957, plus de 3200 droitiers présumés de diverses régions de
la province du Gansu furent déportés à la ferme d’Etat de Jiabiangou, un
goulag dans le désert de Gobi, pour une période de « rééducation
idéologique par le travail ».
Au cours des trois années qui suivirent, environ 2700 prisonniers à Jiabiangou allaient mourir de faim ou de surmenage.
La campagne anti-droitiers de 1957 ciblait ceux qui avaient exprimé des
critiques envers le gouvernement chinois. Quelques mois plus tôt, une
courte période connue comme le « Mouvement des Cent Fleurs » avait
redonné à la population une certaine liberté d’expression, en
particulier aux intellectuels. Ont été également visés ceux qui étaient
liés au Parti nationaliste chinois (Kuomintang ou KMT, dirigé par Tchang
Kaï-chek, dont les adeptes se sont enfuis à Taïwan en 1949), ceux qui
avaient critiqué leurs patrons ou les cadres locaux, semblaient
insatisfaits ou mécontents de l’état actuel de la société, ou qui
s’étaient rendus coupables d’infractions criminelles comme le vol ou le
détournement de biens de l’Etat. La plupart des gens qui ont fini par
être désignés sous l’étiquette « droitiers » étaient des intellectuels
qui travaillent à différents niveaux pour le gouvernement, le milieu
universitaire, la culture et l’industrie.
Vingt ans après ces évènements, entre 1978 et 1981, le gouvernement
chinois lance une campagne nationale visant à pardonner la plupart des
droitiers présumés et à rétablir leurs droits politiques, un processus
connu comme « l’inversion du verdict ». Les listes officielles du
gouvernement chinois répertoriaient les noms d’environ 558,900 droitiers
présumés, mais le nombre réel des grâces accordées 18 durant cette
période a largement dépassé ce chiffre, car les noms de nombreux accusés
ne sont jamais parvenus aux plus hautes sphères de l’autorité, et n’ont
donc pas été inclus dans les listes nationales. Ces personnes laissées
hors du décompte officiel – de nombreux jeunes, des étudiants, des
travailleurs et des citoyens ciblés au niveau local – étaient encore
persécutés et punis comme droitiers au cours des années 1970.
Aujourd’hui, le verdict global du gouvernement chinois est que la
campagne anti-droitiers de 1957 a dégénéré et est allée trop loin,
au-delà de sa portée envisagée. Pour autant, ni le PCC ni le
gouvernement chinois n’ont complètement dénoncé ou rejeté le mouvement
anti-droitiers. 96 (chiffre officiel mais qui est encore litigieux)
droitiers présumés sont morts sans avoir jamais obtenu l’inversion du
verdict prononcé à leur encontre.