Chine début des années 2000. Qiaoqiao et Bin vivent une histoire d’amour passionnée mais fragile. Quand Bin disparait pour tenter sa chance dans une autre province, Qiaoqiao décide de partir à sa recherche. En suivant le destin amoureux de son héroïne de toujours, Jia Zhang-ke nous livre une épopée filmique inédite qui traverse tous ses films et plus de 20 ans d’histoire d’un pays en pleine mutation.
Festival de Cannes 2024 – Sélection Officielle – Compétition
Qiaoqiao Zhao Tao • Bin Li Zhubin • Pan Pan Jianlin • Blondie Lan Zhou • Zhou Zhou You • Chanteur de Datong Ren Ke • Guitariste de Datong Mao Tao
Mise en scène Jia Zhang-Ke • scénario Jia Zhang-Ke, Wan Jiahuan • Image Yu Lik-Wai, Eric Gautier, AFC • Montage Yang Chao, Lin Xudong • Décors Ye Qiusen, Liu Qiang, Liu Weixin, Liang Jingdong • Ingénieurs du son Zhang Yang • Musique Originale Lim Giong • Étalonnage Yov Moor • Produit par Casper Liang Jiyan, Shozo Ichiyama • Co-produit par Zhang Dong, Yu Lik-Wai, Wang Li • Producteurs associés Josie Chou, Jiang Yuxia, Liu Zhe
Jia Zhang-Ke
Jia Zhang-ke est né à Fenyang dans le Shanxi en 1970. Il est diplômé de l’Académie de Cinéma de Beijing. Son premier long-métrage, Xiao Wu, artisan pickpocket, a été notamment primé à Berlin et à xeuropéens. Still Life a remporté le Lion d’Or à Venise en 2006 et A Touch of Sin le Prix du Scénario à Cannes en 2013.
FILMOGRAPHIE :
2024 LES FEUX SAUVAGES – Cannes 2024, Compétition
2020 SWIMMING OUT TILL THE SEA TURNS BLUE – (documentaire) Berlin 2020, Séance Spéciale
2018 LES ETERNELS – Cannes 2018, Compétition
2015 AU-DELÀ DES MONTAGNES – Cannes 2015, Compétition
2013 A TOUCH OF SIN – Cannes 2013, Prix du Scénario
2010 I WISH I KNEW – (documentaire) Cannes 2010, Un Certain Regard
2008 24 CITY – Cannes 2008, Compétition
2007 USELESS (documentaire) –Venise 2007, Prix Orizzonti du Documentaire
2006 STILL LIFE – Venise 2006, Lion d’Or
2006 DONG – (documentaire) Venise 2006, Orizzonti
2004 THE WORLD – Venise 2004, Compétition
2002 PLAISIRS INCONNUS – Cannes 2002, Compétition
2001 IN PUBLIC (court-métrage documentaire) – Marseille 2001, Grand Prix
2000 PLATFORM – Venise 2000, Compétition
1997 XIAO WU – Berlin 1998, Prix NETPAC et Prix Wolfgang-Staudte
NOTE DE LA PRODUCTION
Les premières images du film Les Feux Sauvages ont été tournées en 2001. D’autres séquences ont été tournées tout au long des deux décennies suivantes, jusqu’aux scènes tournées à Datong en 2023.
NOTE DU RÉALISATEUR
Depuis 2001, je me suis souvent rendu à Datong et j’ai filmé la ville avec toutes sortes de caméras. Datong était connue pour ses mines de charbon, mais quand j’ai commencé à y passer du temps, les mines étaient en voie d’épuisement et les prix du charbon chutaient. Cependant l’économie chinoise s’ouvrait rapidement et une vitalité nouvelle se manifestait partout où je regardais. Avec ma caméra j’ai capté des foules chantantes, j’ai tournoyé avec les danseurs. J’ai suivi les jeunes dans tous leurs endroits préférés. La caméra entre mes mains était submergée de plaisirs inconnus. Au cours des vingt années suivantes, j’ai suivi certaines de ces personnes de temps à autre, dans les Trois Gorges du fleuve Yangtze, à Zhuhai dans l’extrême sud, dans le nord-est et le sud-ouest de la Chine. Au fur et à mesure qu’elles vieillissaient, les caméras que j’utilisais évoluaient également : de la simple DV à l’Alexa et à la VR. Dans ma salle de montage, j’ai souvent regardé les images que j’avais tournées au fil du temps. A mesure que je sentais les moments qu’elles avaient saisis s’évanouir, elles devenaient distantes. Les moments joyeux du passé devenaient presque oniriques.
Pendant toutes ces années, j’ai cherché les connexions sous-jacentes dans ces images. Ce n’est qu’en 2022, lors du confinement du Covid, que j’ai senti les histoires se former dans le cadre de ces deux décennies d’images. J’ai été frappé par le fait que les séquences ne présentaient pas un schéma linéaire de cause à effet. Il s’agissait plutôt d’une relation plus complexe, un peu comme dans la physique quantique, où la direction de la vie est influencée et finalement déterminée par des facteurs variables difficiles à cerner. J’ai donné un nom à la génération montrée dans le film lorsque j’ai choisi le titre chinois : le sens littéral de Fengliu Yidai pourrait être « une génération à la dérive » mais le terme Fengliu (littéra- lement « vent et vague » a une forte connotation romantique. La caméra a capturé des choses que nous pensions avoir oubliées mais ce sont ces choses qui ont fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui.
ENTRETIEN AVEC JIA ZHANG-KE
Comment est né le projet très particulier qu’est Les Feux Sauvages ?
L’origine du film remonte à 2001, au moment où le numérique a permis une légèreté de tournage inédite, la possibilité de filmer avec très peu de moyens. A cette époque, Zhao Tao, le chef opérateur Yu Lik-wai et moi avons pris l’habitude de partir en voyage, proche ou lointain, sans but précis. J’avais à l’esprit l’approche de Dziga Vertov, du « ciné-œil » comme manière de se confronter à la vie dans tous ses aspects avec les moyens du cinéma, et de chercher à documenter la réalité selon le plus possible d’angles de vision. Sans que cela n’ait jamais été un véritable projet, j’imaginais un film qui se serait intitulé L’Homme à la caméra numérique. Nous avons fait cela tous les trois pendant des années, entre nous on appelait cela « partir chasser », depuis que Yu Lik-wai nous avait dit qu’en anglais, c’était le même mot, to shoot, pour tirer et pour filmer. Nous sommes donc allés « chasser » dans de très nombreux endroits en Chine au cours des vingt premières années du siècle, en laissant faire le hasard en ce qui concerne les rencontres, avec des personnes et avec des espaces. Il s’agissait évidemment pour l’essentiel de documentaire, mais parfois je proposais à Zhao Tao d’apparaitre dans le champ, d’y circuler avec un petit élément de narration, l’esquisse d’un personnage de fiction, et nous filmions ce qu’elle en faisait, ce qu’elle inventait.
À l’époque, vous n’aviez pas de projet défini pour utiliser ces images ?
Non, et d’ailleurs je n’ai rien fait de tout ce « butin de chasse » durant toutes ces années, pendant lesquelles ces expéditions étaient régulièrement interrompues pour travailler sur les films que j’ai réalisés ou produits. Mais avec Zhao Tao et Yu Lik-wai, nous reprenions nos départs à la chasse dès qu’on en avait le loisir. Au fil du temps, j’ai changé d’outils, je suis parfois revenu au 16 ou au 35 millimètres sur pellicule, ou nous avons utilisé des caméras numériques plus sophistiquées, la RED, l’Alexa, etc. J’avais donc une énorme quantité d’images, sur des supports et dans des formats très variés. J’ai adoré l’expérience de ces tournages en tant que telle, je n’éprouvais pas le besoin de travailler à un montage de ce qui avait été enregistré. Jusqu’à ce que produise début 2020 la mise à l’arrêt presque complète des possibilités de travailler du fait du COVID et du confinement.
Les Feux Sauvages est donc d’une certaine manière né de la pandémie ?
Oui, mais pas immédiatement. Les premiers mois, je me suis contenté de la seule activité professionnelle encore possible, l’enseignement dans le cadre de l’école de cinéma du Shanxi que j’ai créée. J’ai continué d’enseigner, désormais en ligne, et j’ai aussi travaillé à l’écriture de scénarios. Mais à un moment, j’ai repensé à tout ce qui avait été filmé au cours des « parties de chasse » et j’ai décidé de m’y replonger pour voir ce qu’il y avait. Mais à ce moment-là je n’avais pas encore de projet précis, il ne s’agissait pas d’en faire un film. C’est vraiment en visionnant tout ce qu’on avait accumulé que je me suis dit qu’il y avait un film à faire à partir de tout ce matériel, et que j’ai commencé à mettre en place un projet de production.
Comment avez-vous procédé ?
Le premier travail a été de tout transférer sur un support unique à partir duquel il serait possible de travailler, et dans lequel je pourrais circuler facilement. A cause de la pandémie, nous étions enfermés à la maison, soumis à énormément d’interdits, le temps semblait s’être arrêté. Dans un tel contexte, cet ensemble d’images était une façon de retrouver le monde alors qu’on en était coupé. J’ai vraiment perçu le film comme un arbre qui se mettait à pousser chez moi, un organisme vivant qui réussissait à se développer. Au total, cela a été un long processus, de deux ans et demi. Il y avait beaucoup de manières possibles d’agencer ensemble des éléments des rushes, par exemple en suivant le fil des lieux, ou en jouant avec des associations poétiques entre les situations. Je percevais l’ensemble comme composé de différents nuages en mouvement, qui nous emmenaient dans une direction ou une autre.
Mais vous avez fini par faire un choix.
Si nous qualifions Qiaoqiao de « survivante », elle doit sa survie à sa résilience. En revanche, on pourrait qualifier Bin d’« homme brisé ». Dans la dernière partie du film, lorsque Bin, en mauvaise santé, retourne à Datong, Qiaoqiao part courir dans une neige épaisse.
Finalement, le fil conducteur le plus solide a été le personnage de Zhao Tao, c’est en quelque sorte le nuage qui s’est imposé. Il y a une grande émotion à accompagner ainsi durant 20 ans l’évolution d’une très jeune femme et tous les changements qu’elle connait. A partir du moment où elle devenait le centre du projet, la part fictionnelle a gagné en importance par rapport à la part documentaire, qui bien sûr ne disparaît pas du tout. Et dès lors que la dimension fictionnelle était acquise, je me suis autorisé à réutiliser aussi des plans qui figuraient dans les précédents films. Dans Les Feux Sauvages figurent ainsi huit plans séquences repris de Plaisirs Inconnus, Still Life et Les Eternels. Cela ne me gênait pas de les réemployer dans la mesure où c’était pour en faire autre chose, leur donner une autre signification que dans les films d’origine.
Au générique figurent une coscénariste, Wan Jia-huan, et un consultant, Lian Yi-rui. Quel a été leur rôle ?
Wan Jia-huan est une jeune scénariste qui avait déjà travaillé sur mon documentaire Swimming Out Till the Sea Turns Blue. Elle a regardé tous les rushes tournés dans les années 2000 et 2010, dont elle ne savait rien. Elle avait donc un regard neuf, et c’est au croisement de ces deux approches, la sienne et la mienne, que nous avons commencé à construire la ligne narrative du film. Au fil des discussions, nous avons abouti au choix de suivre un récit chronologique, alors que la réponse la plus évidente aurait été d’as- sembler les séquences comme des souvenirs, depuis le présent, par exemple comme une série de flashbacks pas forcément reliés entre eux. Nous avons choisi d’éviter toute approche nostalgique comme toute déconstruction ou tout point de vue depuis le présent. Suivre la chronologie signifie raconter une histoire comme elle a été vécue, au fil du temps et sans pouvoir en modifier les enchainements.
A un moment, Wan Jia-huan s’est inquiétée que le résultat reste trop proche de mes précédents films, mais pour moi il s’agit d’une histoire qui a en effet déjà eu lieu, et que j’ai racontée avec mes autres films, mais que je raconte à présent autrement. Nous avions elle et moi des approches très différentes du matériel filmé. Pour moi c’était une sorte de Rubik’s cube géant dont il fallait faire s’assembler les facettes de manière harmonieuse, alors qu’elle était beaucoup plus concentrée sur un déroulement linéaire cohérent. Les échanges à partir de ces deux approches ont été très féconds. Et bien sûr nous avons co-écrit la dernière partie du film, celle située au présent, à partir de ce à quoi nous étions arrivés avec les images déjà existantes. Lian Yi-rui est quelqu’un de très important pour moi, avec qui j’entretiens un dialogue suivi, sur des sujets très variés. C’est un architecte, avec une sensibilité particulière aux espaces, tou- jours en lien avec les arrières-plans historiques, politiques et sociaux, aussi bien à l’échelle locale qu’à celle du pays tout entier. Il n’intervient pas dans le travail concret, mais m’aide à réfléchir à ce que je suis en train de fabriquer.
Il y a deux noms pour les chefs opérateurs (dont, à nouveau, un Français, Eric Gautier). Quel a été leur rôle ?
Lors du tournage de Les Eternels, dont Eric Gautier était le directeur de la photo, il avait tourné beaucoup plus que ce qu’on voyait dans le film, dès qu’il trouvait quelque chose intéressant il filmait. J’ai donc utilisé certaines des images filmées par lui à cette occasion. Mais pour le reste, y compris les séquences nouvelles, c’est Yu Lik-wai le chef opérateur.
Que Zhao Tao interprète le personnage principal présent tout au long de la période couverte par le film est une évidence. Mais comment s’est fait le choix concernant Li Zhu-bin, qui interprète le personnage masculin ?
Je connais Li Zhu-bin depuis 2001, à l’origine je l’avais embauché comme directeur de production mais très vite il m’est apparu comme pouvant jouer. J’aime beaucoup son apparence, qui lui donne l’air de sortir d’un film de gangsters. Et donc je lui ai donné un rôle dès Plaisirs Inconnus. Et ensuite il réapparaissait dans Still Life, A Touch of Sin et Au-delà des montagnes, donc il a accompagné la plupart des principales étapes de mon parcours. Les personnages qu’il interprétaient se prêtaient bien à une unification en un parcours unique, ce qui n’aurait pas été possible avec d’autres acteurs auxquels j’ai souvent fait appel.
Le film est construit autour de ces deux personnages, mais aussi de trois villes, Datong, Fengjie et Zhuhai. Que représentent-elles à vos yeux ?
Datong, dans ma province natale du Shanxi, est une ville de l’intérieur, dont l’existence repose sur les industries extractives. Elle est assez représentative de ce qui se passe dans l’immense partie de la Chine qui n’appartient pas aux zones de modernisation rapide, qui sont pour l’essentiel concentrées près de la côte. Ce sont des zones où la pauvreté est très présente. Datong en particulier subit de plein fouet les grands virages économiques et politiques, avec des périodes d’euphorie et des périodes d’effondrements. Fengjie, la ville principale de la zone du Barrages des Trois Gorges, est un concentré des bouleversements ultra violents qu’ont connu le pays et ses habitants, avec toutes ces destructions d’une ampleur et selon un rythme inhumain. Zhuhai, à l’extrême sud, est la zone la plus développée, avec les industries de pointe. C’est aussi la partie du pays la plus ouverte sur l’extérieur, une zone de passage. Je voulais aussi tourner dans le sud parce qu’il s’agit de la partie du pays la moins directement soumise à une approche et un contrôle idéologique. La propagande y est beaucoup moins présente qu’ail- leurs. Le fait de circuler entre ces trois villes, qui incarnent des états très différents du pays, renvoie aussi à ce phénomène majeur qu’ont été, durant les deux premières décennies du 21ème siècle, les mouvements de population à l’intérieur de la Chine. Autrefois la grande majorité des Chinois passaient toute leur vie au même endroit, désormais les déplacements sont une des caractéristiques essentielles de l’existence de dizaines de millions de gens.
Comment avez-conçu la fin du film, celle qui se passe aujourd’hui et pour laquelle n’existaient pas d’images déjà tournées ?
L’histoire est racontée du point de vue de cette femme qui a aimé un homme, un homme qui l’a quittée, qui l’a blessée. Bien des années plus tard, elle se retrouve face à lui, en plus dans la période particulièrement contraignante et oppressante du COVID. Cette situation très chargée sur le plan dramatique m’a captivé, m’a bouleversé. Mais c’est aussi l’histoire d’une femme qui au début est fragile, est à la merci de forces qu’elle ne domine pas, mais qui au fil de son existence se forge sa propre personnalité, construit son indépendance et trouve comment contrôler son destin.
En plus d’être l’actrice qui joue le rôle de Qiao Qiao, Zhao Tao est-elle intervenue dans l’écriture du personnage ?
Oui, elle a été associée à tout le processus. C’est elle qui a eu cette idée que son personnage ne parle pas, que toutes les émotions passent par d’autres moyens que la parole. Il y a évidemment énormément de séquences filmées depuis 2001 où elle parlait, avec même parfois beaucoup de dialogues. L’idée de faire de Qiao Qiao une présence très riche sans recourir à la parole est venue d’elle, et c’est un apport décisif. Nous avons très souvent regardé les rushes ensemble Zhao Tao et moi, et nous constations les évolutions dans les manières de communiquer, au point qu’un jour elle m’a dit « mais avec tous ces outils, a-t-on encore besoin de la parole ? ». L’idée est venue de là. Elle et moi avons aussi beaucoup discuté sur ce qui était arrivé au personnage après la séparation forcée en 2006, celle à laquelle on assistait dans Still Life. A-t-elle eu d’autres histoires d’amour ? S’est-elle remariée ? A-t-elle eu des enfants ? Moi je ne souhaitais pas que cela soit explicité dans le film, mais pour jouer le rôle elle a dit qu’elle avait besoin de le savoir. On a travaillé sur cela, mais finalement nous sommes tombés d’accord que l’essentiel c’est l’état d’esprit dans lequel elle est à la fin, et qui est celui d’une femme indépendante, qui ressemble à ce que pourrait être le fait qu’elle vive seule, quelle que soit sa situation matérielle précise.
Cette approche repose-t-elle sur une perception de l’existence commune à elle et vous ?
Pas entièrement. Zhao Tao ressent les dure- tés, les cruautés de la vie de manière bien plus intense que moi, qui ai tendance à essayer de glisser sur les problèmes. Cette sensibilité l’amène à des propositions plus audacieuses aussi dans les manières de jouer, et de filmer. Elle me pousse à aller plus loin. A l’époque d’Au-delà des montagnes, elle insistait beaucoup sur la solitude profonde de chacune et chacun, au-delà des circonstances, et cela transparaissait dans son personnage. Et cette perception de l’existence se retrouve dans son personnage. Il me semble que sur ces enjeux, les femmes sont plus lucides que les hommes…
Certaines images sont étranges, d’une texture particulière, notamment un plan lorsqu’on pénètre dans le supermarché et qu’on s’approche de l’étal de fruits et légumes.
Il s’agit d’un plan tourné avec une caméra VR, il y en a un autre, où l’effet visuel est moins spectaculaire, lorsque Bin Bin arrive dans le Sud. Il m’a paru évident qu’il fallait, pour la partie contemporaine, utiliser au moins un peu les outils de vision dont nous disposons désormais, fabriquer des images qui n’auraient pas pu exister aux périodes précédentes.
Le robot qui cite Mère Theresa existe-t-il vraiment, ou est-ce votre invention ?
(Rire) Des robots, mais il y en a partout ! Dans les supermarchés, à la réception des hôtels, derrière les guichets de l’administration. Ils sont de différentes apparences, j’ai choisi un de ceux qui sont le plus proche de l’apparence humaine, et nous avons fait des essais avec différents processeurs vocaux avant de trouver celui qui convenait le mieux. Mais ce qu’on voit et entend n’est pas de la fantaisie ni de la science-fiction, ce sont des technologies en circulation. Quand Zhao Tao voyait un robot dans une scène filmée en 2006 c’était de la science-fiction, aujourd’hui c’est du quotidien.
Plus encore que dans vos précédents films, les chansons et les danses ont une grande importance. De quelle manière y avez-vous recours ?
Les chansons sont importantes dans ma vie, comme elles le sont dans l’existence individuelle et collective d’énormément de gens. Mais du fait des conditions particulières de fabrication de ce film, j’ai eu envie que tous les collaborateurs principaux du projet y amènent aussi les chansons qui leur importent, qui leur tiennent à cœur, en plus de certaines chansons qui figuraient déjà dans les précédents films. C’est ainsi qu’il y a plus de 20 chansons dans Les Feux Sauvages. Pour ma part, je voulais faire entendre des morceaux de rock, certains m’ont accompagné depuis mon adolescence, d’autres sont très récents. C’est en particulier le cas d’une chanson du grand rocker chinois Cui Jian, Ji Xu, écrite pendant le COVID, et qui accompagne la fin du film (continuer…) le mot est extrait d’une strophe qui dit « Tu courbes l’échine et pleures pour moi, mais ton cœur me demande de continuer ».
Au début du film, la chanson Feu sauvage semble annoncer ce qui porte l’ensemble de ce qu’on verra.
Ce morceau du groupe Brain Failure, dont le titre anglais est Underground, a été écrit en 2000 en s’inspirant d’un poème de la dynastie Tang (618- 907), autour de l’idée que la vie reprend tou- jours. Au cours des vingt ans concernés par le déroulement du film, beaucoup de gens ont pu avoir souvent le sentiment que tout était détruit, d’un effondrement irrémédiable. Mais malgré les épreuves et les catastrophes on voit malgré tout que l’espoir et l’énergie vitale permettent de nouveaux départs. A mes yeux, cela traduit l’endurance et la volonté de vivre des Chinois. Une autre chanson particulièrement importante pour moi est Kill the One from Shijiazhuang du groupe Omnipotent Youth Society, où un jeune ouvrier raconte très simplement des épisodes banals de sa vie quotidienne, dans les régions souvent laissées dans l’obscurité par rapport à la saga de la montée en puissance du pays.
Où en sont vos autres activités, en particulier de producteur et de directeur de festival ?
Une des autres activités importantes à mes yeux est celle d’enseignant, au sein de cette Académie du cinéma du Shanxi que j’ai créée, dans la capitale de province, Taiyuan. Les échanges avec les étudiants sont très importants pour moi. J’enseigne aussi à Shanghai, dans une formation cofondée avec l’Université de Shanghai et le Festival de Vancouver. Et je supervise toujours le Festival de Pingyao, lui aussi dans le Shanxi, la huitième édition aura lieu fin septembre. Je produis ou coproduis aussi chaque année un ou deux films de jeunes cinéastes. En revanche, j’ai cessé de participer au dispositif qui a permis l’émergence d’un réseau d’écrans alternatif aux multiplexes dans toute la Chine. Aujourd’hui ce réseau existe et je n’ai plus à m’en occuper.
Propos recueillis par Jean-Michel Frodon durant le Festival de Cannes. Traduction Pascale Wei-Guinot