Film soutenu

Les premiers jours

Stéphane Breton

Distribution : Dean Medias

Date de sortie : 12/06/2024

France | 2023 | 1h14 - documentaire

Sur un bout de côte désertique du nord du Chili où il ne pleut jamais, des ramasseurs d’algues vivent de peu et vivent pleinement, dans des cabanes provisoires et au volant d’épaves rouillées, comme des prospecteurs cherchant l’or du temps.
Ce film sans dialogues, où la musique et le bruit jouent le rôle de la parole, donne une vision heureuse de la simplicité du monde et de l’énergie des premiers jours. Si le monde devait recommencer, à quoi ressemblerait-il ? Peut-être à ça.

2024 – Festival International Jean Rouch • Paris • Compétition internationale
2023 – Al Sidr Environmental Film Festival • Abu Dhabi / Semaine de la critique • Festival international du film de Locarno• Locarno • Prix Marco  Zucchi  du « film le plus innovant en termes  esthétique et cinématographique »

Scénario Stéphane BRETON • Réalisation, image, son Stéphane BRETON • Production déléguée LES FILMS D’ICI (Serge  Lalou) • Production associée LES FILMS DU PLAT  PAYS  (Ala) • Montage Catherine RASCON • Création sonore  et musicale Jean-Christophe DESNOUX • Montage son Catherine RASCON et Nathal • Mixage Nathalie VIDAL

Stéphane Breton

Stéphane Breton est cinéaste et ethnologue. Il a fait sa recherche de « terrain » dans les montagnes de Nouvelle-Guinée. C’est là que tout a commencé. Depuis, il tourne seul, pendant des mois, des films documentaires qui se passent dans les plis et les ourlets  du monde  moderne, s’occupant de l’image, du son et de tout le tremblement. Il a publié plusieurs livres : La Mascarade des sexes (Calmann-Lévy, 1989), Les Fleuves immobiles (Calmann-Lévy, 1991), Télévision (Grasset, 2005), Qu’est-ce qu’un corps ? (Flammarion, 2006). Il a dirigé entre 2006 et 2010 pour le musée du quai Branly et ARTE une collection de films documentaires produits par Les Films d’Ici et intitulée « L’Usage du monde ». Il y a réuni des cinéastes comme Serguei Loznitsa, Wang Bing  et Aleksandr Sokourov. Il a été commissaire d’exposition au musée du quai Branly : « Qu’est-ce qu’un corps ? » en 2006 et « Dans le blanc  des yeux » en 2010. Il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, où il enseigne le cinéma documentaire et l’analyse de l’image à la chaire d’« Ethnographie du sensible ». Les Premiers jours est son troisième long métrage


NOTES DU RÉALISATEUR

Argumentaires

Un film documentaire ? Pourquoi pas une petite musique qui se moque de la distinction habituelle des images sonores et des images visuelles et qui raconte les choses comme dans un rêve, sans savoir d’où l’on vient et où l’on va ?

Que se passe-t-il ici ? Une poignée de gens vivent entre le désert et l’océan. C’est au nord du Chili. Ils vivent de peu mais vivent pleinement, ramassent des algues pour gagner de l’argent, dorment dans des abris de toile et roulent au volant de voitures déglinguées. Leur manque-t-il quelque chose à quoi nous tenions ?

Dans ce petit coin du monde à mi-chemin de Mad Max et de La Planète des singes, où vivent des gens dont les gestes font parfois penser aux personnages de Jacques Tati, le cosmos se bat avec lui-même. Parfois c’est la caillasse qui l’emporte, parfois les vagues, parfois la rouille. Voilà de quoi parle ce film muet et sonore à la fois.

Refusant les dialogues, donnant à la musique et au bruit le rôle de la parole, il donne une vision heureuse de la simplicité du monde et de l’énergie des commencements, tout en s’abandonnant au lent frottement des choses : des impressions, des sensations, des sons. Ceux-ci composent une musicalité qui devient la pensée du film.

Remarques sur le son

La matière sonore et musicale a été montée en même temps que l’image, dans un véritable montage cinématographique. Parfois l’une commande l’autre, parfois c’est le contraire. Il n’y a pas un moment où elle n’a pas été découpée, tordue et détordue, déplacée, juxtaposée ou superposée avec autre chose. La construction des images visuelles et des images sonores obéit à la même idée, mélangeant

les timbres de l’océan avec les soupirs d’une machine à laver, car il n’y a rien de plus beau que la rencontre inattendue de choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres mais qui brûlent de se regarder dans les yeux.


ENTRETIEN AVEC STÉPHANE BRETON

Comment avez-vous trouvé cet endroit ? 

Une véritable enquête policière, comme pour tous mes films, qui se passent toujours dans les marges, les plis et les ourlets du monde moderne. Une amie chilienne m’avait dit que là-bas, au nord, là où le désert et l’océan se mélangent, il y avait des gens qui ramassaient des algues et que c’était un autre monde. J’ai fini par trouver l’endroit. C’est un coin sublime de beauté et d’étrangeté, inaccessible par la route. La cordillère côtière culmine à 900 mètres et les quelques ermites qui vivent là-bas font descendre les 4×4 dont ils ont besoin pour arracher les algues par une pente de sable très raide, non sans avoir vidé une ou deux bouteilles de vin pour se donner du cœur au ventre. Les voitures ne peuvent pas remonter et meurent sur place comme des baleines rouillées. C’est Mad Max sur la planète Mars. Une petite société parallèle s’est établie là depuis quelques années et coule des jours tranquilles hors du monde. Des paysages tranchants, une indifférence totale à la vie domestiquée, une âpreté à couper le souffle, des gens doux aux mains rugueuses comme le récif, il n’en fallait pas plus pour faire un film de poésie.

Pourquoi avez-vous appelé ce film Les Premiers jours

Rongé par les déchets, battu par les vents, oublié du monde, cet endroit était une préfiguration de la fin et j’ai d’abord voulu intituler le film Les Derniers jours. Mais c’était très injuste, et surtout, c’était sans compter sans la bonté paisible qui régnait là-bas. Alors c’est devenu Les Premiers jours, car ce chaos est en fait la préfiguration d’un recommencement. Ces gens inventent un nouveau monde avec les morceaux de l’ancien. C’est un des endroits où j’ai été heureux.

Pouvez-vous nous parler du travail que vous avez fait sur la bande son ? 

Le bruit, c’est le monde et la musique, c’est la pensée. Je voulais faire un film qui trouve sa place entre les deux, entre les choses et le regard, qui soit à la fois une pensée du monde et la trace de celui-ci, dans sa brutalité et sa beauté. Il fallait que l’on ne sache jamais très bien si ce dont on parlait, on était en train de le voir ou de l’entendre. Il fallait donner une expérience sensorielle totale et déroutante. L’univers sonore du film, à la fois réel et irréel, devait nous mettre sur la voie et nous faire comprendre que l’on faisait de la musique avec des images. Car c’est un film à voir avec les oreilles et à écouter avec les yeux. Moi qui aime parcourir des endroits où l’on ne voudrait pas passer ses vacances, mais où vivent des gens qui ne regrettent pas la servitude moderne, j’ai toujours fait des films documentaires qui ne reposent pas sur un récit mais sur une atmosphère. Pour cela, il faut passer des mois et des mois au milieu des gens, dans une complète immersion, en partageant leurs travaux et leurs jours. Une telle expérience ne donne pas très envie de raconter une histoire riquiqui. Au contraire, on essaie de voir les choses de plus haut, à hauteur de cosmos, et on n’a pas envie de redescendre. C’est pourquoi dans ce film, où l’idée d’expliquer les choses serait absurde et surtout inutile, la parole des gens est traitée comme un geste, comme un chant, comme un pas de danse.

On voit l’activité de ces gens sans vraiment les entendre parler. Pouvez-vous nous parler de ce rapport au son ?

Au cinéma, comme dans la vraie vie d’ailleurs, les explications tuent l’amour. Plus on reçoit d’informations, plus il nous en faut. Tout cela finit par nous rendre aveugle et sourd. Alors qu’un voyageur qui débarque dans un coin du monde dont il ne connaît pas la langue comprend souvent de quoi les gens parlent, même s’il ne sait pas ce qu’ils disent. Je voulais plonger le spectateur dans cet état de perception incomplet mais puissant, hypnotique, proche de la rêverie, et en définitive plus fidèle à la réalité que l’inutile blabla qui nous aurait appris combien valait la tonne d’algues et qui l’achetait. Le rôle du cinéma n’est pas de nous baratiner mais de nous faire regarder les choses avec un œil neuf. « Tout ce qui est dit au lieu d’être montré est perdu », disait Hitchcock.

Pourquoi utilisez-vous des ralentis dans votre film ? 

C’est toujours la même idée : le monde que nous connaissons si bien et qui se présente à nous n’est intéressant que s’il est transfiguré. Sinon, nous sombrons dans l’ennui. Un film qui nous montre les choses en disant, « regardez, elles sont là, donc c’est vrai », nous fait perdre notre temps. Nous préférons regarder le monde comme s’il était une vision. C’est ce qu’a toujours fait la peinture. Ce n’est pas l’exactitude qui nous entraîne, mais le sentiment. Le ralenti permet cela, il met une quantité de temps un peu différente dans le regard qu’on pose sur les choses, une quantité très discrète dans ce film, et soudain, nous voilà ailleurs, nous voilà perdu, et nous ne savons plus ce qui se passe. Le ralenti est souvent utilisé pour expliquer le mouvement, comme dans le sport à la télévision. Il joue ici un autre rôle. Cela ressemble au passé. Cela ressemble au souvenir. Cela ressemble à la rêverie.

Pouvez-vous nous parler de la présence des chiens dans le film ? 

J’ai filmé les chiens quelques jours avant de partir. Jusque là, j’avais horreur des chiens, ils me foutaient une trouille bleue. J’avais peur qu’ils me mordent. Mais ceux-là me regardaient depuis longtemps, sans dire, avec leurs grands yeux tristes, des yeux qui étaient comme la porte ouverte sur un autre monde, et j’ai fini par les prendre au sérieux. Ils m’ont aimé et nous sommes partis marcher longtemps dans le désert, en silence, comme des pélerins. D’ailleurs, quand je suis rentré chez moi, en France, j’en ai pris un. C’est mon ami. Il aime me jeter des coups d’œil. Ces chiens, c’est comme s’ils avaient toujours vécu là, bien avant l’arrivée de l’homme. Je les ai filmés pour dire que le monde venait de loin et que nous ne faisions que passer. Il errait autrefois sur cette côte des indiens très pauvres qui mangeaient les baleines échouées et chassaient le loup de mer. Ils étaient si pauvres que l’empire inca n’en voulait même pas. Ils ont disparu sans avoir laissé la moindre trace. J’ai eu l’impression que leurs chiens les attendaient encore et qu’en me regardant ils me demandaient si j’étais de retour. Ils expriment dans le film la présence d’un passé étrange, entêtant, mystérieux.

Pouvez-vous nous parler du ramasseur de débris, de ferraille ?

Je suis tombé là-bas sur un type qui empilait de la ferraille rouillée sans aucun but, sinon celui d’ajouter un peu à la grâce du monde, une sorte d’artiste solitaire et inutile. Il faisait d’une certaine manière le même boulot que les ramasseurs d’algues, qui sont toujours en train de farfouiller et de mettre les choses les unes sur les autres. D’ailleurs, ils sont aussi toujours en train de récupérer de la ferraille. Il y a plein de ferraille dans cet endroit sauvage, parce qu’il y a toutes ces bagnoles qui crèvent au bout d’un an ou deux et que les gens jettent leurs ordures à leurs pieds. Cette côte presque vierge est en même temps irrémédiablement souillée. Au début, j’étais horrifié. Et puis j’ai fini par trouver ça beau. Après quelques mois j’ai compris que le chaos recélait une beauté que je n’avais encore jamais vue.

Pourquoi filmer dans une grande décharge ? 

Le désordre fait partie du monde. La beauté appartient au chaos. Je n’aime pas les films moralisateurs, je préfère être à l’unisson du monde. On peut regretter la pureté tout en aspirant à l’impureté. De toutes façons, il faut montrer les choses comme elles sont. Bien sûr, tout film est une idéalisation, c’est un monde rêvé, qu’on voudrait conforme à nos désirs. Mais le monde est tel qu’il est, toujours plus fort que nous, et la sagesse est de l’accepter. Je n’ai nulle envie de faire un film qui ne soit que le regret de la beauté disparue. Compte aussi pour moi le plaisir du désordre présent. Nous vivons dans un seul monde, il n’y en aura pas de meilleur après, comme il n’y en avait pas de meilleur avant, et ce monde foutu et dégradé est quand même le nôtre, c’est tout.

Pouvez-vous nous parler de la présence des éléments dans votre film (le vent, la mer, le sable, la lumière, etc.) ?

Cet endroit est un des plus beaux que j’ai jamais vu car il est plus fort que moi, plus puissant que nous, et plus puissant que nous ça veut dire qu’on s’asseoit, qu’on se tait et qu’on regarde. Il est important que le monde soit plus fort que nous, et il est important de s’en souvenir, même quand on a envie de planter des pétunias. Cette beauté passe par la présence des éléments : cet océan glacial dont la puissance est immense, ce désert déchiqueté qui se jette dans l’eau parce qu’il est fâché. Le combat dure depuis des millions d’années et on ne sait pas qui va le gagner. J’avais l’impression d’être à l’aube des temps. Il y avait une petite baie rose et bleutée d’où on aurait pu voir surgir un dinosaure. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai appelé ce film Les Premiers jours.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans la mise en scène de cette communauté ?

Je fais toujours des films sur des microcosmes dans lesquels des gens vivent à leur manière, et je fais toujours des films dans des endroits qui sont au bout de quelque chose, à la fin du monde connu, non pas pour dire que les gens souffrent et ont dû fuir, mais plutôt pour montrer qu’ils ont trouvé un équilibre, aussi précaire soit-il, et qu’ils arrivent à inventer leur façon de vivre. Je fais ça dans des endroits délaissés, aux quatre coins de la planète, par exemple dans un village d’assassins en Sibérie, ou bien dans une forêt des montagnes de Nouvelle-Guinée, ou bien dans une petite vallée du Népal où les cailloux des chemins sont polis comme du marbre par tant de passages. J’aime trouver un petit coin du monde qui pose la question du monde global. Je marche derrière les gens, je regarde leur vie et je suis leurs gestes. C’est d’ailleurs pour ça que je ne suis pas très intéressé par la parole. Je préfère les êtres taiseux aux fanfarons qui se justifient. Les gens ont une façon de marcher, de saisir les choses, de se tenir debout, qui est toujours belle.

Les gestes des hommes filmés renforcent un aspect comique car on s’attache aux gestes et non à leur utilité. Pouvez-vous nous en parler ? 

L’idée est de montrer les gens tels qu’ils sont quand ont disparu les justifications et les explications, quand il n’y a plus de regrets ni d’espoir. Cela laisse la place à un certain burlesque. J’ai été très frappé par l’aspect comique de ces ramasseurs d’algues. Souvent je me voyais dans un film de Jacques Tati. Tout avait quelque chose de lunaire. Qu’est-ce que j’ai pu rire. Ils adoraient ça. En même temps, ces branquignols n’étaient jamais ridicules. Mais vraiment, ça ne ressemblait à rien. J’aurais dû rester. Dans mes films, je regarde beaucoup la grâce et le mystère des gestes, mais aussi leur drôlerie, car rien n’est plus drôle qu’un geste, que la démarche de quelqu’un. Et effectivement, j’ai voulu faire un film burlesque, comme le cinéma muet qui nous donne le fou-rire en nous, montrant quelqu’un qui marche les pieds écartés. Ce n’est pas de la moquerie, c’est de la fraternité. La manière dont l’homme sort de l’eau au début du film, ramasse les algues, fait le clown, c’est très amusant. Il a une drôle de dégaine, il est petit, il est énervé, il est un peu fou. En accomplissant sa tâche, c’est comme s’il me disait : « Regarde, je suis le dieu de la mer. Si j’avais soif, je boirais tout ça. Mais j’ai apporté du vin et il faut que je le finisse ! » Je l’ai filmé pendant des heures.

On pense également à l’univers de Mad Max lorsque l’on voit votre film. 

Bien sûr, c’est évidemment ce à quoi j’ai tout de suite pensé en débarquant, mais c’est Mad Max au pays des gentils qui s’en foutent. Ils sont à l’écart de tout et il n’y a pas de violence. Ils sont peu nombreux, il y a de la place, ils font tourner les verres qu’ils remplissent. Mais ils s’emmerdent un peu, ce qui fait que quand un inconnu échoue là par hasard, ils trouvent ça très distrayant et ils vont à la pêche avec lui.

À la fin de votre film, vous invitez les spectateurs à rêver.   

Même s’il s’agit d’un documentaire, à deux doigts il est vrai d’un film expérimental et poétique, même si c’est la description d’un endroit bien réel, il y a une sorte d’idéalisation à la fois esthétique et morale. Au lieu de penser à un autre monde, rêvez à celui-ci, voilà à quoi j’invite le spectateur en espérant lui montrer les choses sous un jour nouveau. Et le film se termine sur des poubelles filmées comme des tableaux. La décharge est un lieu très à la mode pour dire le malheur de la condition humaine. C’est devenu un cliché. Eh bien j’ai filmé ce merdier pour dire le contraire. Deux bouts de ficelle, c’est beau. Un vieux sac en plastique déchiré, s’il est bien cadré devient beau. Même si je montre la dégradation du monde, je ne veux pas m’en plaindre, je ne m’en plains pas, le monde est beau, voilà !

Entretien réalisé par le GNCR