Trois jeunes sœurs vivent dans les montagnes de la Province du Yunnan, une région rurale et isolée, loin du développement des villes. Alors que leur père est parti en ville pour chercher du travail, Ying,10 ans, s’occupe seule de ses sœurs Zhen, 6 ans, et Fen, 4 ans. La camera de Wang Bing observe et accompagne durant plusieurs mois leur vie quotidienne.
Réalisation WANG BING – Image HUANG WENHAI, LI PEIFENG, WANG BING – Montage ADAM KERBY, LOUISE PRINCE – Son FU KANG, ANTOINE FOURNIER – Producteurs SYLVIE FAGUER, MAO HUI – Production ALBUM PRODUCTIONS, CHINESE SHADOWS – En association avec ARTE FRANCE – LA LUCARNE – Avec le soutien de la Région Ile-de-France
Wang Bing
Né à Xi’an (Chine), dans la province du Shaanxi, en 1967, Wang Bing a étudié la photographie à l’Ecole des Beaux Arts Lu Xun puis le cinéma à l’Institut du Cinéma de Pékin (1995).
Il débute sa carrière de cinéaste indépendant en 1999 avec le tournage au long court de A l’ouest des rails.
Filmographie
2003 A L’ouest des rails (Tiexi qu / 铁西区 )
Festival du film de Montréal 2004 – Grand Prix du Jury Documentaire
FID Marseille 2003 – Prix du Meilleur Documentaire
Festival des 3 continents 2003 – Montgolfière d’or du Jury Documentaire
Doc Lisboa 2002 – Grand Prix
2007 L’Etat du monde (film collectif) / segment Brutality factory (Baoli Gongchang)
Festival de Cannes 2007/ Quinzaine des réalisateurs
2007 Fengming, Chronique d’une femme chinoise (He Fengming 和凤鸣)
Festival de Cannes 2007 – Sélection officielle
FID Marseille 2007 – Compétition internationale – Prix Georges de Beauregard
Festival international du film de Toronto 2007 – Sélection officielle
2008 Crude Oil (Yuan You / 原油)
Festival international du film de Rotterdam 2008
FID Marseille 2008
2008 L’Argent du charbon (Tong Dao 通道)
Cinéma du Réel 2009
2009 L’Homme sans nom 无名者
Doc Lisboa 2010
Etats généraux du film documentaire de Lussas 2010
2010 Le Fossé (Jia Bian Gou 夹边沟)
Festival du film de Venise 2010 – Compétition
Festival international du film de Toronto 2010 – Sélection officielle
2012 Seules – Dans les montagnes du Yunnan (Gudu 孤独)
Festival international du film de Rotterdam 2012
Festival Black Movie – Prix de la Critique
2012 Les trois soeurs du Yunnan (San Zimei 三姊妹)
Festival de Venise 2012 – Prix Orizzonti
Festival des 3 continents 2012 – Montgolfière d’or / Prix du Public
Festival Doc Lisboa – Best Film Award
Festival de Fribourg – Best Film Award/ Don Quijote Award/ Prix Oecumenique du Jury
2013 À la folie ( ‘Til Madness Do Us Part) (Feng Ai 疯爱)
Festival de Venise 2013- Hors compétition
Festival des 3 continents 2013 – Montgolfière d’argent
2017 Madame Fang (方 绣 英 )
Festival de Locarno 2017 – Pardo d’Or
2017 15 Heures (15 小 时 )
Dokumenta Kassel 2017
ENTRETIEN AVEC WANG BING
Comment avez-vous rencontré les trois sœurs ?
En
2009, j’ai voulu aller me recueillir sur la tombe d’un ami romancier
enterré sur les hauteurs d’un village, Xiyangtan, dans le Yunnan, au
Sud-Ouest de la Chine. J’ai rencontré Fen, Zhen et Ying par hasard, sur
le chemin de la descente – comme j’avais aussi rencontré au bord de la
route « l’homme sans nom » 1 Je
les ai saluées, nous avons commencé à discuter. Ce qui m’a frappé c’est
que ces trois petites filles étaient seules, livrées à elles-mêmes.
Lorsque j’ai pu aller dans leur maison, cette première impression a été
confirmée : il n’y avait pas trace des parents. J’ai été
particulièrement impressionné par l’aînée, Ying, qui avait l’air d’une
adulte – pas d’une enfant privée d’enfance : ceci est son enfance. Elle
est devenue le personnage principal du film. Lors de ma première visite
chez elles, j’étais un peu malade car le village est en haute altitude ;
elles m’ont préparé des pommes de terre, – pas de mouton, car elles ne
l’élèvent que pour le vendre… Je n’ai pas pu rester longtemps, j’avais
de la route à faire. Quand, un an et demi plus tard, la chaîne Arte m’a
proposé de réaliser un film, j’ai repensé à ma rencontre avec ces
filles dans ce village et décidé d’en faire le sujet du film. 2
Elles étaient d’accord, même si elles n’avaient pas vraiment d’opinion
sur le fait d’être filmées. Elles savaient ce qu’était une caméra.
Des travailleurs d’À l’Ouest des rails aux trois sœurs en passant par le solitaire de L’Homme sans nom ou par la déportée de Fengming, les personnes que vous filmez sont toutes plus ou moins marginales, voire abandonnées.
Plutôt
qu’abandonnées, je dirais que ce sont des personnes qui sont en
difficulté au sein de la société même si elles travaillent. Ces gens,
comme les trois petites filles, je les comparerais à des herbes qui
poussent toutes seules.
On a souvent parlé de votre travail comme « d’un cinéma de la
ruine ». Les trois sœurs feraient-elles partie de la ruine d’un monde,
d’un mode de vie ?
Non,
elles ne représentent pas l’endroit où elles vivent. Elles ne
représentent qu’elles-mêmes. Elles n’ont aucune crainte de « perdre la
face ». Leur vie, même dans un intérieur sans aucun confort moderne ni
aucun ornement, n’en exhale pas moins la joie, la jeunesse, un rapport à
la nature, qui est un peu leur mère, et à la liberté. Elles ne peuvent
compter que sur elles-mêmes. C’est d’ailleurs le cas de la plupart des
Chinois.
S’attacher à des vies individuelles dans un régime marqué par
des décennies de maoïsme, est-ce faire acte de subversion politique ?
Je
ne fais l’objet d’aucune pression, personne ne m’a demandé de filmer
ces fillettes, mais les filmer, c’est ma façon de prêter attention à
leurs vies ordinaires mais singulières, de porter en quelque sorte leur
vérité, dont la société n’a que faire. À partir du moment où on
travaille en prise avec la réalité, il y a forcément une portée
politique de toute œuvre, car la vie politique repose sur de nombreux
tabous : des gens ou des faits à ne pas montrer, à ne pas dire. Qu’on
ait ou non une intention politique.
Avez-vous été inquiété par les autorités chinoises ?
Je
n’ai eu aucun problème avec le gouvernement. On me laisse tranquille
car mes films ne sont pas exploités en Chine. Je reste discret. Je ne
soumets pas mes films au Bureau de la censure.
Quelle a été votre ligne directrice pour Les Trois Sœurs du Yunnan ?
Ma
seule idée était de les filmer, elles, et pour cela, il a fallu trouver
une temporalité : donner la sensation du temps qui passe pour elles,
rendre compte de leur emploi du temps, de l’absence de leur mère aussi.
Cela peut surprendre mais même si lors de mes études j’ai aimé
énormément Rossellini, Antonioni, Visconti, Fassbinder ou Pasolini, le
cinéaste qui m’a vraiment influencé, c’est Andrei Tarkovski. Il ne
s’agit pas de me comparer à lui : il y a une dimension spirituelle dans
la manière dont il filme notamment les minorités russes, qui est absente
chez moi. Mais la pression que la vie a exercée sur nous, et la
nécessité de tourner qui s’en dégage, fait que nos films ont certaines
ressemblances. Même si cette détermination à filmer les trois sœurs ne
relève pas pour moi d’une démarche spirituelle, en me focalisant sur ces
« invisibles » d’aussi près, je crois que je rends leur vie plus
grande. Je recherche cet effet grossissant pour que tout le monde puisse
les voir. Je crois aussi que leurs sentiments ressortent à l’écran.
Techniquement, quelle a été votre méthode de tournage ?
J’ai
utilisé deux caméras, parfois placées dans deux directions opposées,
parfois utilisées pour que mon caméraman me relaie car l’altitude épuise
en raison du manque d’oxygène. Un premier tournage a duré cinq jours,
en octobre 2010, puis je suis revenu quatre jours un mois plus tard.
Pour la troisième visite qui a également duré quatre ou cinq jours, mon
caméraman a tourné seul avec mes instructions, car je souffrais du « mal
aigu des montagnes ». Les deux premiers tournages correspondent aux
deux premières heures du film. Mais cette fin de tournage tronquée m’a
laissé une impression d’inachevé, comme si le film continuait de se
faire dans ma tête.
Vos films ont une durée très variable, du court métrage (Brutality Factory, Happy Valley) au très long (À l’Ouest des rails ou Crude Oil). Pour Les Trois sœurs du Yunnan, combien d’heures aviez-vous tournées, et qu’est-ce qui a guidé le montage ?
Nous
avons tourné près de deux cents heures, qui comprenaient également la
vie d’autres villageois, l’environnement des fillettes, qu’on voyait
notamment s’occuper de leurs cochons. J’ai aussi beaucoup filmé le père,
y compris dans la ville où il travaillait, mais cela pourrait être la
matière d’un autre film, c’était finalement hétérogène par rapport aux
trois sœurs. Il y avait donc une vie « extérieure » plus présente dans
l’ensemble des rushes. À l’arrivée, cet environnement villageois
n’apparaît que dans la fête, vers la fin. Mais je précise que de même
qu’il n’y a pas de son additionnel, je respecte l’ordre chronologique du
tournage, sans quoi j’aurais l’impression de briser la trame, la
succession des saisons, qui se voit dans les vêtements, par exemple, et
plus profondément, l’humeur des gens. Le montage, en fait, je l’imagine
dès le moment où je tourne : je sens que telle séquence s’intègrera ou
non dans le film. Cela me saute aux yeux.
On a l’impression que votre cinéma, bien qu’entièrement en immersion, « distille » la réalité qu’il filme.
Peut-être
parce que ma méthode, qui consiste à « aller voir », traque ce qui est
régulier, ce qui revient souvent dans la vie des trois fillettes. Dès
que je suis revenu les filmer, j’avais réfléchi à ce que j’allais
tourner, à la façon dont j’allais rendre compte de cette vie où les
adultes sont pour la plupart absents car ils ont été forcés de s’exiler
en ville.
Les Trois Sœurs du Yunnan correspond-il à une étape nouvelle de votre œuvre ?
Depuis ce film, j’ai tourné le documentaire Feng ai (Til Madness do us part)
qui se déroule dans un hôpital psychiatrique, et je viens de finir
l’écriture d’un scénario de fiction sur l’histoire d’une famille et d’un
couple. En tout cas, je ne cesse de me demander pourquoi continuer à
tourner des documentaires. Dans la fiction, la construction est
évidente, on a une trame, un fil conducteur. Depuis les années 1990, le
cinéma a beaucoup déconstruit le récit, ou du moins élaboré des
scénarios plus relâchés. Quand j’ai commencé À l’Ouest des rails
en 1999, je me souviens m’être dit que ce tournant-là me convenait :
les personnes que je filme portent en eux une histoire très forte, et
leurs relations charrient aussi une certaine théâtralité. Je continue de
faire chaque fois l’expérience de la liberté et du réalisme qu’offre la
forme documentaire, dans lequel le récit se crée à travers les
personnes.
Etes-vous retourné voir les trois sœurs dans leur village ?
En
janvier 2013, comme je leur avais dit que je leur montrerai le film,
j’ai voulu me rendre dans leur village. Quand j’ai commencé à atteindre
2000 m d’altitude, je me suis senti mal et j’ai renoncé. J’ai finalement
demandé à leur père de descendre me rejoindre dans la vallée. J’ai pu
lui montrer une partie du film et prendre des nouvelles de ses trois
filles.Leur vie continue, inchangée.
Je suis ensuite allé au Sud du Yunnan où j’ai rencontré la mère des trois sœurs. Elle s’est remariée et a deux autres enfants, c’est une femme honnête, bienveillante, qui a eu de gros problèmes relationnels avec la famille du père, furieuse de ne pas avoir d’héritier mâle.
Propos recueillis par Charlotte Garson au Festival des 3 Continents, novembre 2013
Traduction : Amandine Aveline
1 Documentaire de Wang Bing réalisé en 2009.
2
ARTE a produit le film SEULES Dans les montagnes du Yunnan, diffusé sur
la chaîne en janvier, une version de 72 minutes centrée sur le
personnage de la grande sœur Ying.
RÉTROSPECTIVE ET EXPOSITION WANG BING
La rétrospective et l’exposition Wang Bing seront organisées par le Centre Pompidou du 14 avril au 26 mai, dans le cadre de l’événement Cinéastes en correspondance (Wang Bing – Jaime Rosales). A cette occasion, paraîtra ALORS, LA CHINE un livre d’entretiens avec Wang Bing par Emmanuel Burdeau et Eugenio Renzi aux Editions Les Prairies Ordinaires.
A PROPOS DU FILM
Extraits du texte de Antony Fiant paru dans Images Documentaires n ° 77 – juillet 2013
Le geste documentaire de Wang Bing est d’une simplicité déconcertante. Voilà pourtant maintenant dix ans qu’il nous fascine avec sa façon de regarder la Chine en face et, plutôt que de simplicité, c’est de tact cinématographique dont il faudrait parler, celui qui lui a permis de s’infiltrer dans des collectivités pour mieux révéler la déliquescence d’une certaine frange du peuple chinois (les ouvriers de A l’ouest des rails ou les chauffeurs routiers et négociateurs de l’Argent du charbon) mais aussi d’approcher des individualités, tantôt pour combler un déficit d’histoire de la parole (Fengming, chronique d’une femme chinoise), tantôt pour dresser le portrait d’un ermite travaillant à sa survie, par le mutisme (L’homme sans nom). Dans Les Trois Sœurs du Yunnan cette question du tact, qui n’est autre que celle de la déontologie, se pose avec d’autant plus d’acuité que Wang Bing filme des enfants vivant dans une extrême pauvreté. (…)
(…) Il convient tout d’abord de rappeler l’extrême humilité dont fait preuve le cinéaste. Elle se manifeste à chaque plan du film mais dans la manière de se faire accepter dans le village où il a choisi de tourner, dans la famille privilégiée, enfin auprès des trois jeunes sœurs en question. On sait que Wang Bing s’est rendu pour ce film à plusieurs reprises et sur un laps de temps important à Xiyangtang, village montagneux du Yunnan (province du Sud Ouest de la Chine) perché à 3200 mètres d’altitude, et qu’il y contracta d’ailleurs le mal des montagnes, le contraignant à ralentir son travail. Il y a donc patiemment filmé le quotidien des trois jeunes sœurs vivant quasiment en autonomie et en a tiré un premier film dès 2009. Happy Valley est un court métrage (17 minutes) réalisé dans le cadre d’un projet de correspondances filmées initié par le Centre Culturel Contemporain de Barcelone. Wang Bing , pour l’occasion associé à Jaime Rosalès, filme donc Xiyangtang mais sans privilégier les trois sœurs qui n’apparaissent que dans une seule scène, montrant les activités quotidiennes de villageois qui survivent grâce à la pomme de terre et à l’élevage. Dans ce film, comme dans Les Trois Sœurs du Yunnan, il n’est effectivement question que de survie et le cinéaste la restitue sans misérabilisme, avec les qualités du regard qu’on lui connaît, trouvant la bonne distance, se « contentant », prenant le temps, d’observer et d’accompagner ses personnages dans une apparente passivité. Il ne pose certes aucune question, n’apparaît jamais dans le cadre, n’ajoute aucun commentaire off ni aucune musique additionnelle, mais il est bien là. Simplement sa présence s’exprime autrement, subrepticement grâce à une forme d’intuition qui fait qu’il finit toujours par trouver la bonne place, ni trop loin, ni trop près, laissant toujours à ses personnages un espace (vital) ne les contraignant pas à un dispositif dont ils deviendront prisonniers, saisissant au passage toute opportunité d’ordre esthétique. Wang Bing n’est pas un documentariste de la maîtrise absolue d’un réel qu’il ne manipule que très peu. Alors si prises de vue et mise en scène ne suffisent pas, c’est au montage que le regard sera affiné, dans une opération animée par les mêmes préoccupations éthiques. (…)
Antony Fiant