À partir d’archives rares, l’aventure exemplaire de Somankidi Coura – coopérative agricole fondée au Mali, en 1977, par des travailleurs immigrés d’Afrique de l’Ouest vivant en France dans des foyers – met en lumière les violences de l’agriculture coloniale et les enjeux écologiques sur le continent Africain aujourd’hui.
Mars 2022 : Cinéma du Réel – sélection française (première mondiale) | Prix de l’Institut français – Louis Marcorelles & Prix des Jeunes – Ciné + • Avril 2022 : Hot docs – Toronto, Canada (première internationale) • Mai 2022 : Stlouis’Docs 2022, Sénégal | Festival du Film Africain de Tarifa, Espagne | Prix Casa África du Meilleur Documentaire & 3e Prix ACERCA de la Coopération Espagnole • Juin 2022 : FIDADOC à Agadir, Maroc • Octobre 2022 : Doclisboa, Portugal
Réalisation : Raphaël Grisey, Bouba Touré • Écriture : Raphaël Grisey, Bouba Touré • Son : Mah Demba, Jessica Ekomane • Montage : Chaghig Arzoumanian, Raphaël Grisey, Sébastien Descoins • Voix off : Bouba Touré • Photographies : Bouba Touré • Recherche archives : Léa Morin • Montage son & Mixage : Jochen Jezussek poleposition d.c. • Etalonnage : Sebastian Bodirsky • Producteur : Olivier Marboeuf • Coproducteurs : Kristina Konrad, Cédric Walter • En coproduction avec Spectre Productions et WeltFilm (Allemagne)
Raphaël Grisey et Bouba Touré
Raphaël Grisey Né en 1979, vit à Berlin. Grisey utilise des œuvres filmiques, éditoriales et photographiques pour aborder les politiques de la mémoire, l’architecture, la migration et l’agriculture. Ses films incluent Prvi Deo, Red Star (2006) avec F. Lazar, Cooperative (2008), The Exchange of Perspectives, Minhocão (2011), Amor e Progresso (2014) et Remanescentes (2015).
Bouba Touré 1948-2022, a vécu à Paris et à Somankidi Coura, Mali. Il a vécu en France depuis 1965 et a travaillé à l’usine de métal Chausson jusqu’en 1969. Il a étudié à l’Université de Vincennes et a été projectionniste au Cinéma 14 Juillet et à L’Entrepôt, Paris. Photographe depuis les années 1970, il a documenté la vie et les luttes des travailleurs migrants et des paysans en France et au Mali. Touré a cofondé la coopérative de Somankidi Coura en 1977. Depuis les années 1980, Touré a exposé ses œuvres et donné des conférences dans des cercles associatifs et des foyers, et plus récemment dans des institutions artistiques. Son travail photographique a été présenté, entre autres, aux Rencontres de Bamako en 2019 et à la Triennale de la photographie de Hambourg en 2022.
Depuis 2006, Touré et Grisey ont travaillé ensemble sur des projets de recherche collaboratives sous le nom de Sowing Somankidi Coura, a Generative Archive depuis 2015. Ces recherches ont conduit à divers ateliers, productions cinématographiques et théâtrales, par exemple avec le groupe de théâtre Kaddu Yaraax en 2017 et 2019, ainsi qu’à des publications et des textes, comme Sowing Somankidi Coura, a GenerativeArchive (2017, Archives Book Publishers). Leurs oeuvres ont été montrées, entre autres, au Kàddu Yaraax Theatre Forum Festival (SN), à la Kunsthall Trondheim (NO), à l’Archive Kabinett, Savvy Contemporary, HKW, Neue Berliner Kunstverein (DE), à Den Fries (DK), à la 9e Biennale Contour (BE), au Parco Arte Vivente (IT), à Un Lieu pour Respirer, Centre Pompidou (FR), au Dhaka Art Summit (BD), à Open Justice (CA) et à la Konsthall Göteborg (SE).
« Le progrès, c’est les paysans qui quittent la terre pour devenir ouvriers. Ça a toujours été comme ça et ce sera toujours comme ça. » Il n’y a pas de place pour les récits attendus dans le film de Bouba Touré et Raphaël Grisey. Il est plutôt ici question de chemins inverses et de contre-récits. La France est riche, oui, mais de racisme, d’inégalités et de violences. Alors des travailleurs immigrés, après des années de taudis et de travail harassant et mal payé, sont prêts à revenir au pays ; alors des hommes et des femmes sont prêts à passer d’ouvrier à paysan. Avant que s’élèvent et se croisent leurs voix, il y a d’abord celle de Bouba Touré, accompagné de ses images. Travailleur immigré en France, ouvrier à l’usine puis projectionniste de cinéma et photographe, il semble avoir été témoin de toutes les luttes, allant de celles des sans-papiers à l’histoire de la coopérative Somankidi Coura, créée en 1977 par des travailleurs immigrés revenus au Mali et dont il était l’un des fondateurs. Une histoire de retour donc, pour relancer l’agriculture sur place, allant à l’encontre de l’héritage terrifiant des politiques agricoles coloniales. Mêlant les images de Bouba Touré à d’autres archives indispensables, le film retrace le chemin du monde fondé sur l’impérialisme qui tient. Monté sur des allers et sur des retours, les voix et les trajets se croisent, se répondent et se répètent. Les bonds dans le temps laissent les systèmes inchangés. Grand film de mémoire, face au temps, contre le temps. Ce temps qui « compte beaucoup » comme le dit Bouba Touré. « Je veux vivre dans le temps ; comme je ne veux pas mourir, je marche avec le temps« . »
(Clémence Arrivé – Cinéma du réel)
À propos de Somankidi Coura
La coopérative agricole de Somankidi Coura au Mali a été fondée en 1977 par 14 personnes issues de milieux militants et de travailleurs migrants. Le groupe s’est d’abord rencontré à Paris au sein du collectif ACTAF (Association Culturelle des Travailleurs Africains en France), initié pour soutenir les luttes de libération en cours dans les pays lusophones d’Afrique et le mouvement des travailleurs migrants en France. Après la sécheresse du Sahel de 1973, le groupe a commencé à réfléchir à des pratiques économiques et agricoles alternatives dans les villages. Après quelques stages agricoles en France, le groupe a effectué un retour militant sur le fleuve Sénégal, près de la ville de Kayes, à un carrefour migratoire, afin de créer une coopérative agricole. La coopérative existe encore aujourd’hui et a été à l’initiative de la radio libre Radio Rurale de Kayes, de l’Association des Femmes de Somankidi Coura, et de l’URCAK, l’Union Régionale des Coopératives Agricoles de Kayes.
Entretien avec Raphaël Grisey
Les Voix Croisées et Xaraasi Xanne sont les deux titres du film. Pourriez-vous expliquer la signification de ces deux titres ?
Xaraasi Xanne signifie Les Voix Croisées en langue soninké. Le titre fait référence aux nombreuses voix qui s’expriment dans le film et qui créent un pont entre différentes générations, géographies et époques, pour former un assemblage polyphonique composite. Le soninké est l’une des langues parlées dans les sociétés multilingues de la région du fleuve Sénégal, à la frontière entre le Mali, le Sénégal et la Mauritanie, où la coopérative agricole Somankidi Coura a été fondée en 1977.
La diaspora soninké est très répandue en raison d’une longue histoire coloniale et d’une tradition de commerce. Il était important de conserver le titre en soninké pour garder la singularité et la granularité d’une langue méconnue. L’objectif de Xaraasi Xanne était de rassembler une grande variété d’archives, de documents et de films, afin de donner la parole à plusieurs générations de travailleurs forcés, appelés plus tard travailleurs migrants dans les années 1970 et Sans-Papiers ou réfugiés aujourd’hui.
Somankidi Coura répond à la misère et aux séquelles coloniales par la possibilité d’un retour au pays et une réflexion sur les pratiques agricoles. Quel a été le cheminement de cette initiative ?
Somankidi Coura est le fruit d’un cheminement politique complexe. Il y a d’abord l’expérience d’une génération de jeunes Africains de l’Ouest venus travailler dans les usines françaises à partir de 1960 et confrontés à des conditions de travail exécrables ainsi qu’au racisme de la société française. Ces difficultés ont entraîné une prise de conscience politique chez les futurs fondateurs de la coopérative.
L’autre tournant, c’est une série de famines et de sécheresses dans le Sahel à partir des années 1970, très tôt analysées comme étant la conséquence de la violence coloniale faite sur les sols, au-delà de celle faite sur les humains. Avec la famine, les familles des gens qui travaillaient en France demandaient toujours plus l’envoi de mandats pour pouvoir se nourrir. C’est à partir de là qu’une réflexion en profondeur sur l’agriculture commence depuis les foyers parisiens au sein de l’Association Culturelle des Travailleurs Africains en France (ACTAF). Un retour agricole militant est envisagé afin de prendre tout ce mal à la racine en 1976 avec pour objectif la région du fleuve Sénégal, une zone frontalière entre la Mauritanie, le Sénégal et le Mali.
Les fondateurs de la coopérative se sont rencontrés dans le cadre de l’ACTAF. Sur quels principes s’est-elle structurée dans les années 1970 ?
Le mouvement des travailleurs immigrés s’est structuré dans les usines à partir du milieu des années soixante face à l’urgence de revendications spécifiques au sein du mouvement ouvrier. L’ACTAF naît en 1971 avec pour nom initial Comité de Soutien aux Luttes de Libération des Colonies Portugaises et mène des premières actions de soutien, par l’intermédiaire de projections, de dons de sang et d’habits aux mouvements indépendantistes en Guinée-Bissau, en Angola, au Mozambique et au Cap-Vert. La dénomination d’Association Culturelle, d’apparence plus innocente –une couverture face à la multiplication des descentes de police dans les foyers – lui est ensuite préférée. Mais il s’agit d’une définition de la culture indifférenciable de l’activisme politique, une tradition culturelle radicale immigrée. L’ACTAF fait partie d’une myriade de groupes qui se mobilisent quotidiennement contre la précarité des travailleurs immigrés qui vivent dans des foyers insalubres loués par les marchands de sommeil. La mort de cinq ouvriers africains dans un foyer d’Aubervilliers en 1970 avait été un tournant et le début du mouvement des grèves des foyers.
Comment la jonction s’est-elle opérée entre ces travailleurs immigrés et le monde paysan ?
Une réflexion sur l’agriculture avait déjà été menée par le Front Paysan et certains mouvements antiimpérialistes en amont des violents épisodes de sécheresse au Sahel. Après les indépendances, des cinéastes s’emparent de la question agricole comme Safi Faye qui produit des films fables pour critiquer la culture de l’arachide et son rôle dans la transformation des petits paysans en ouvriers agricoles précaires ainsi que dans l’appauvrissement des sols. Pour les futurs fondateurs de Somankidi Coura, la source des famines dans le Sahel n’était pas la sécheresse mais l’ensemble des systèmes néo coloniaux sous-jacents.
Le film raconte la longue carrière de Bouba Touré, avec toute sa diversité, sa continuité et sa richesse. Il ne s’agit pas d’une reconstitution académique ou journalistique d’une biographie, mais plutôt de l’expression d’une profonde empathie et d’un respect pour l’humanité de Touré, ainsi que d’un sentiment de solidarité avec ses activités. Pouvez-vous nous dire comment vous est venue l’idée de faire un film qui, par cette expression, positionne l’ensemble de l’histoire personnelle de Touré dans un panorama historique qui résiste au colonialisme ?
C’est une très grande question. J’ai rencontré Bouba Touré pour la première fois en France. Il y avait séjourné en tant que représentant de la coopérative Somankidi Coura et en tant qu’éducateur. Immédiatement après son arrivée en France, il a accordé une grande importance à la transmission de l’Histoire par le biais de son travail photographique et, en particulier, il s’est donné pour mission essentielle de relayer les conditions auxquelles étaient confrontés ceux que l’on appelait les « travailleurs migrants ». Il passait de longues heures dans les résidences des travailleurs immigrés tout en demandant ce qui s’était passé, il expliquait la coopérative agricole et parlait de la lutte de ceux qui étaient venus des colonies. Il avait fait cela dans son propre village, et il faisait la même chose avec les Français, parlant à des gens comme moi, qui n’avaient aucune connaissance de la situation, ainsi qu’à des gens qui n’avaient aucun lien avec elle. J’ai donc moi aussi été entraîné dans cette histoire. Par la suite, alors que j’étais étudiant dans une école d’art, je me suis souvenu de son travail photographique et j’ai entamé des discussions avec Bouba en 2004, bien avant de tourner ce film. J’ai passé beaucoup de temps à essayer de saisir son parcours et ses fondements, ce qu’il avait accompli et la situation de sa génération. Il était très patient et racontait toujours la même histoire. Il remplissait ainsi les rôles de diplomate, d’éducateur et de narrateur. J’ai su que je voulais tourner ce film assez tôt, vers 2004-2005. Je voulais faire un film à travers lequel on puisse comprendre comment Bouba Touré vivait sa vie, de la sagesse transmise par ses ancêtres et du sentiment de leur présence, des choses que ses grands-parents avaient vécues. Nous avons échangé de nombreux mots sur les films et vidéos qu’il avait produits ou distribués, ses travaux photographiques et les films dans lesquels il avait joué en tant qu’acteur. Lui-même a vécu dans des logements de travailleurs migrants, a étudié le cinéma à l’Université Vincennes-Saint-Denis (Paris 8) et a été assistant réalisateur de Med Hondo. Tout d’abord, nous avons publié le livre Semer Somankidi Coura. Nous avons rassemblé des documents sur la fondation de Somankidi Coura, qui figurent également dans le film. Il y a également eu un projet d’exposition. Nous avons exposé les documents utilisés dans le film et organisé des discussions dans des musées d’art, des centres d’art et des espaces communs pour les groupes liés à nos activités, à Paris, à Berlin et au Sénégal. Ainsi, il est très difficile de dire exactement qui de Bouba ou de moi était responsable du film, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une collaboration faite avec les sentiments que nous partagions à un niveau plus profond. Le film n’était qu’un projet pour transmettre l’histoire du chemin parcouru par Bouba Touré.
Nous avons construit le film autour de la voix off de Bouba Touré, mais aussi autour d’aspects spécifiques que nous voulions introduire dans le film, tels que les voix et les positions des paysans et des femmes. Nous avons monté le film avec l’intention de rendre visible cette multiplicité de voix et d’archives et la façon dont elles ont été reliées dans leur production par différents réseaux militants, cinéastes, diasporiques ou politiques. Nous avons clairement essayé d’utiliser autant que possible les photographies de Bouba Touré. Nous avons également utilisé certaines archives cinématographiques coloniales dans l’intention de suivre les protagonistes humains et non-humains du film à travers des temps tourbillonnants, des tours et des détours historiques. Par exemple, nous avons utilisé des images coloniales pour montrer le site géographique de la coopérative agricole qui était une plantation de sisal avec des travailleurs forcés, mais aussi pour représenter les termites, les cultures, le sol, le fleuve, les paysans et les habitants des communautés du fleuve Sénégal à différents moments dans le temps.
Le réalisateur Bouba Touré filme les travailleurs migrants depuis les années 1970. En outre, vous utilisez également beaucoup d’images d’archives. Comment avez-vous compilé et sélectionné les éléments à montrer dans le film ?
Bouba Touré prend des photos depuis les années 1970. Cependant, il a commencé à enregistrer des vidéos dans les années 2000. Les images des années 1970 et 1980 utilisées dans le film proviennent de différentes sources, notamment des films du cinéaste mauritanien Sidney Sokhona – Nationalité : Immigré et Safrana, ou Liberté d’expression – qui était proche de Bouba Touré, des films réalisés par le groupe militant panafricain Revo Afrique, des archives télévisées, des archives d’ONG, etc. Il a également défini sa relation au temps et à la production d’images dès son premier enregistrement vidéo : la création d’images est un voyage dans le temps pour offrir à d’autres la mémoire d’une époque particulière. Cette déclaration deviendra la matrice du film Les Voix Croisées et ses vidéos sont devenues certains des matériaux centraux que nous avons utilisés pour le film.
Des images satellites et des vidéos aériennes du fleuve Sénégal ont été montrées à plusieurs reprises. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
J’ai en effet construit quelques déplacements virtuels en utilisant des images satellites à travers le système d’imagerie Google Earth et des vues aériennes du fleuve Sénégal. C’était l’une des façons de donner forme aucorps abstrait du fleuve Sénégal avec les récits de Bouba Touré ou les polyphonies épiques des griots. Le fleuve est un personnage à part entière du film qui relie différentes localités, les continents et les mers. L’eau et les cours d’eau ont été et sont encore soumis à la spéculation économique et à l’extraction, depuis l’époque coloniale jusqu’à aujourd’hui.
Les images de termitières apparaissent dans le film comme une image frappante de la politique coloniale et de ses mesures d’oppression.
De nombreuses images montrent les termites elles-mêmes. La terre des termitières démolies a été utilisée pour construire des canaux d’irrigation. D’autre part, les termitières marquent également les habitations des djinns qui ont été les premiers à vivre sur cette terre, et elles ont une sorte de lien cosmologique avec l’endroit où la coopérative a été fondée. Ainsi, Bouba et moi avons immédiatement su que les termites devaient apparaître comme des personnages spéciaux dans le ; film. En effet, l’objectif du film est de dépeindre la profondeur historique et le temps profond qui s’ouvrent depuis les débuts de la période coloniale jusqu’à l’avenir.
À travers un personnage comme Bouba, le film va et vient dans le temps, mais les termites deviennent aussi ce personnage. Il en va de même pour le fleuve. Ils deviennent des motifs ou des personnages clés dans des histoires qui jouent un rôle important dans la plantation et la culture des semences, et ils se tissent à travers l’histoire des plantes. C’est avec ces images en tête que j’ai cherché dans les archives de la période coloniale.
Comment les archives sonores trouvent-elles leur place dans le récit ?
La parole, les voix, la polyphonie ont été dès le début au cœur de notre recherche dans les archives. Nous n’avons pas fait de distinction entre le son et les images, mais nous les avons plutôt considérés comme étant aussi importants l’un que l’autre et souvent enchevêtrés. Dans les archives elles-mêmes, il y avait déjà de nombreuses bandes sonores composées de musique, de voix, de paysages sonores que nous devions écouter et considérer sérieusement. Cela suggérait donc d’inclure plusieurs archives sonores, plusieurs musiques et des espaces acoustiques variés. Ces espaces sonores sont des éléments narratifs forts qui travaillent au mouvement du film. Au-delà des prises de son réalisées par Bouba ou par moi au cours des années, le film fait entendre un certain nombre de musiques. Des musiques issues de films ou qui apparaissent en fond dans une archive et qu’on a choisi de mettre en avant mais également des musiques qu’on a produites de toutes pièces. On a travaillé avec différents intervenants à partir d’un script qui rend hommage aux termites, aux fleuves Sénégal, aux paysans et aux bergers. On l’a traduit et interprété en soninké, en poular et en bambara, puis on l’a fait chanter par Mah Damba, grande voix de la diaspora malienne et Sira Dramé, unegriotte du Yélimané. Le script a également été lu par Mamadou Sow et Mariam Sissoko, respectivement animateur à la Radio Rurale de Kayes et étudiante en sociologie à Paris. Le résultat est un assemblage polyphonique et multilingue qui donne une dimension épique à l’histoire.
Il y a enfin les extraits des deux pièces quadriphoniques de Jessica Ekomane ou de la berceuse de deux jeunes filles Aka qui accentuent le rythme polyphonique et cyclique du film. En outre, la radio est également devenue l’un des épisodes importants du film. En fait, nous avons dû inclure l’épisode radiophonique pour plusieurs raisons. La première est que les chercheurs disposaient de ces images d’une radio régionale. D’autre part, il s’agissait d’une solidarité totale avec la coopérative Somankidi Coura, dont les membres sont des auditeurs. L’existence d’une station de radio indépendante est également importante et, en France aussi, une station de radio libre joue un rôle important en tant qu’outil de communication sociale. En France notamment, la radio est une icône de la résistance. Cette radio a été créée à l’origine sous la dictature de Moussa Traoré. En tant que telle, elle n’était pas directement un outil politique, mais un moyen de soutenir le travail des paysans. A l’époque de sa création, son slogan était : « Une radio pour les paysans, par les paysans ».
De plus, cette radio était multilingue et utilisait les quatre langues parlées dans la région, le soninké, le bambara, le pulaar et le khassonké. En même temps, la station de radio a donné une voix aux personnes dispersées dans d’autres pays. Aujourd’hui, c’est un outil exceptionnellement utile non seulement pour les éleveurs, qui doivent s’occuper du bétail dans des endroits reculés, mais aussi pour les familles dispersées à l’étranger, qui souhaitent avoir un lien avec la vie quotidienne du village. La radio est vraiment un outil qui transmet la voix des gens à d’autres personnes éloignées, et dans le film, nous voulions montrer la radio comme un site permettant de redécouvrir l’espace sonore. Ensuite, nous avons pu réincorporer tous les espaces qui étaient apparus dans le film dans les scènes finales.
De plus, nous avons utilisé des musiques plus récentes, comme le hip-hop en langue soninké, et la radio a servi à les transmettre aux auditeurs. Il y a beaucoup d’autres citations musicales. La chanson qui passe à la fin du film parle de la bagarre qui a eu lieu dans le foyer de la Sonacotra, et elle a été composée par la Troupe de 26 Mai, un ensemble musical formé à l’origine par des étudiants sénégalais vivant en France. Bouba Touré était quelqu’un qui écoutait constamment de la musique, et ce film se devait donc d’être musical.
Le récit de ce film est divisé en plusieurs parties. On a l’impression qu’il commence par le départ de Bouba Touré du Mali, ses luttes après son retour de France au Mali, puis il superpose l’histoire coloniale, y compris l’enrôlement de ses ancêtres sur les lignes de front, à l’histoire de la fondation de la coopérative Somankidi Coura, et à la fin, il fait un tour complet et revient à nouveau au Mali. Ensuite, dans la partie où le film retrace l’histoire des mouvements de protestation contre la discrimination et l’oppression subies par ceux qui étaient venus en France en tant que travailleurs, il traverse à nouveau l’histoire du début jusqu’au présent, avant de revenir une fois de plus au début. Aviez-vous une raison particulière de choisir ce type de structure ?
Ce film ne présente pas une progression temporelle de manière isolée. Ces éléments sont liés, forment des couches et se chevauchent. Comme une chaîne de montagnes, des couches cachées apparaissent à la surface dans certaines parties, et dans d’autres parties, d’autres couches apparaissent.
En même temps, il y a aussi le système de la mémoire et le processus du souvenir. Se souvenir de quelque chose, c’est faire revivre un souvenir quelque part. Ce film devait progresser de manière linéaire, mais en même temps, il devait mettre l’accent sur un certain nombre de points importants. Par exemple, l’histoire de la coopérative, l’histoire des travailleurs immigrés et des clandestins en France, l’histoire de la colonie. Je voulais intégrer toutes ces complexités dans le film.
Dans les dernières scènes du film, le générique et la musique se superposent à des images du fleuve Sénégal – c’est une façon frappante de terminer le film, où tout semble se fondre dans le fleuve.
En langue soninké, on l’appelle « Fan xoore ». On pourrait dire que la structure temporelle – qui, à la fin, revient une fois de plus à la forme du film et, comme un refrain, sert de réitération ou de reconstitution – est un élément important de ce film.