A Athènes, le modeste appartement d’Amir, un immigré iranien, est devenu un lieu de transit pour des migrants qui, comme lui, ont fait le choix de quitter leur pays. Mais la Grèce n’est qu’une escale, tous espèrent rejoindre d’autres pays, occidentaux. Ils se retrouvent donc coincés là, chez Amir, dans l’attente de papiers, de contacts et du passeur à qui ils confieront peut-être leur destin…
QUINZAINE DES RÉALISATEURS, CANNES 2013
FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM DE LA ROCHELLE 2013
Réalisation Kaveh BAKHTIARI • Image et son Kaveh BAKHTIARI • Collaboration Artistique Marie-Eve HILDBRAND • Montage Kaveh BAKHTIARI, Charlotte TOURRES, Sou ABADI • Montage son et mixage Etienne CURCHOD • Musique originale Luc RAMBO • Produit par Olivier CHARVET & Sophie GERMAIN (KALEO FILMS), Elisabeth GARBAR & Heinz DILL (LOUISE PRODUCTIONS) • Une coproduction Suisse-France Louise Productions et Kaléo Films • Coproduction avec la Radio télévision Suisse – SSR-SRG Idée Suisse • Avec le soutien de l’Office Fédéral de la Culture, Fonds Régio Films avec Loterie Romande et la Fondation Vaudoise pour le Cinéma, Fonds Culturel Suissimage, Pour-cent-Culturel Migros, Fondation Education 21 / Films pour un seul monde, Ville de Genève, Fondation Corymbo • Avec la participation du CNC • Avec le soutien de la Région Ile-de-France
Kaveh Bakhtiari
Kaveh Bakhtiari est né à téhéran, et a grandi en suisse où il est arrivé à l’âge de neuf ans. après des études de cinéma à l’Ecal à Lausanne (1999-2003), il se fait remarquer avec un premier court-métrage de fiction, « la Valise » (2007) sélectionné et primé dans de nombreux festivals à travers le monde : Genève (prix du meilleur court-métrage suisse), Regensburg (prix du public), Trieste, Tampere, Edinburg, Sydney, Festroia, CineJove Valence, Ficfa Moncton, Badalona… en 2009, il est nominé en tant qu’auteur au Sundance-nhk international Filmakers Award. « L’Escale », sélectionné en 2013 à cannes à la quinzaine des réalisateurs, est son premier long-métrage documentaire.
DES MURS, TOUJOURS PLUS DE MURS
A l’ère de la mondialisation, la circulation des capitaux, des
matières premières et des produits manufacturés explose, mais tandis
qu’Internet fait figure de symbole du décloisonnement, la mobilité de
l’écrasante majorité des êtres humains est combattue. Bien sûr au mépris
des valeurs affichées par la communauté internationale, notamment de la
Déclaration universelle des droits de l’homme.
Bien que le cloisonnement de l’espace terrestre des Etats soit en
totale con – tradiction avec la doctrine de la mondialisation, jamais
autant de barrières n’ont été érigées depuis la chute du Mur de Berlin.
L’illusion de l’ouverture des frontières a fait long feu et les rideaux
de fer prolifèrent à toute allure depuis le début du siècle.
En 2000, quelque 5000 kilomètres de frontières clôturées ou murées
étaient dénombrés. Aujourd’hui, le cap des 20 000 kilomètres a été
franchi, et lorsque toutes les implantations prévues ou en
construction seront achevées, 10% des 250 000 kilomètres de
frontières qui sillonnent la planète sera barricadé. Selon les
équipements technologiques (caméras, capteurs…), le coût de la clôture
se situe entre 350 000 et 2,2 millions d’euros par kilomètre. Le
grillage supplante très largement les ouvrages en dur, trop chers. Pour
l’essentiel, les murs sont édifiés par les grandes puissances, celles du
G7 en tête. Le marché opaque de la sécurité est l’objet de toutes
leurs faveurs et il explose littéralement. Boeing, ADS, Erikson et bien
d’autres géants de l’industrie tiennent le haut du pavé.
Les murs ont toujours une porte. Sa fonction, s’agissant de barrières
frontalières, ,est d’obliger les gens à se soumettre au contrôle en
passant par le sas, et surtout d’empêcher le passage clandestin. Ce sont
surtout les pauvres que l’on veut empêcher d’entrer, ces pauvres sans
lesquels tout irait bien dans la mondialisation.
Or, un très large pan de l’humanité n’est pas convié au festin et il
aimerait aussi y goûter. A la frontière entre la Grèce et la Turquie,
une barrière de 11 kilomètres se dresse depuis décembre 2012.
Elle s’élève à 3 mètres côté grec, 2 mètres côté turc et des barbelés
occupent l’espace d’un mètre qui sépare les deux grillages. Elle est
flanquée de 25 camé – ras thermiques et de miradors. Sa construction a
coûté 3,2 millions d’euros au gouvernement grec, sans la
moindre participation de l’Union européenne.
Le parti néonazi Aube Dorée juge que ce barrage ne suffit pas : il veut qu’un champ de mines boucle la frontière.
Désormais, les immigrés tentent le passage par le fleuve Evros tout
proche, beaucoup trop dangereux. Un cimetière de migrants a été aménagé
dans les environs. Trois cents monticules de ,terre anonymes s’y
alignent depuis quatre ans.
Tandis que murs et grillages poussent comme des champignons,
d’autres murailles, invisibles celles-là, sont installées pour empêcher
les émigrants indésirables de franchir la ligne de démarcation entre
prospérité et pauvreté.
Ou pour les jeter dehors s’ils y parviennent quand même. Pour ceinturer
l’Union européenne et préserver son territoire, des
systèmes d’identification ont en effet été mis en place dès 2003. Avec
SIS (Système d’Information Schengen), banque de données européennes de
recherches, et Eurodac, banque de données comportant les empreintes
digitales, les mailles du filet se sont resserrées. Une fois refoulés,
expulsés ou simplement fichés dans la « liste noire », les
migrants n’ont plus beaucoup de chance de passer entre les gouttes, que
ce soit pour tenter de franchir ,la frontière de l’espace Schengen comme
pour circuler à l’intérieur de l’Europe. Le moindre contrôle peut
les ramener à la case départ. Plus que jamais, la frontière est la
traduction spatiale d’une délimitation sociale
Propos de Françoise Deriaz
Source chiffrée : Stéphane Rosière, géographe, ,France Culture, 20 juin 2012
ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR
« Dans chaque film, il y a une pierre précieuse qu’il
te faut trouver ». Ce conseil du cinéaste iranien Abbas
Kiarostami, rencontré quand vous étiez étudiant en cinéma, vous a
durablement marqué. Comment l’interprétez-vous ?
LLe
persan est ma langue maternelle, si bien que j’ai eu une relation
privilégiée avec abbas kiarostami lors d’un workshop. il m’a
effectivement parlé de cette pierre précieuse sans laquelle, selon
lui, toute démarche cinématographique est vaine. a mon avis, il ne
faisait pas directement allusion à la thématique ou au sujet d’un
film, mais à l’esprit de discernement du cinéaste qui se doit de
reconnaître l’essentiel et écarter le superflu qui déborde du cadre de
l’histoire. le chemin à parcourir pour accéder à cette pierre précieuse
nécessite de s’approcher au plus près des personnes qui donnent
corps au film, car c’est au fond de leur poche qu’elle se trouve.
Quelle est la thématique de L’ESCALE ?
Celle des « désillusions ». c’est un film sur des gens qui essaient de
s’extraire de leur condition et d’avoir prise sur leur destin. Dans l’Escale, il s’agit de migrants amenés à prendre des risques démesurés précisé- ment là où ils s’y attendent le moins.
Avez-vous trouvé cette « pierre précieuse » en tournant L’ESCALE?
Je n’en ai pas vu qu’une seule ! Et c’est justement là que résidait la
difficulté, tant les épreuves humaines essentielles auxquelles j’ai
assisté étaient fortes et bouleversantes. pour ces migrants, chaque
geste anodin et quotidien pouvait mettre leur vie en jeu. le simple
fait d’aller acheter une brosse à dents comportait un risque
insoupçonné.
Comment vous êtes-vous retrouvé à Athènes dans cet « appartement » où se cachent des clandestins ?
Alors qu’un festival grec venait tout juste de m’inviter avec mon court
métrage, la valise, on m’informait qu’un membre de ma famille, que je
n’avais pas revu depuis plusieurs années, avait quitté l’iran. Depuis la
turquie, et sans se noyer, il avait réussi à rallier illégalement l’île
de Samos où il avait finalement été cueilli par les douaniers grecs et
incarcéré à athènes. Moi, on m’invitait dans un hôtel pour parler de mon
film, alors que lui, qui voulait juste transiter par la grèce pour
aller plus loin en Europe, était sous les verrous. Je l’ai finalement
rejoint à sa sortie de prison. Il m’emmena alors dans son « lieu de
vie » dans la banlieue d’athènes, une buanderie aménagée en petit
appartement où d’autres clandestins se terraient en attendant de trouver
le moyen de quitter la grèce. C’est ainsi que je me suis immergé dans
la clandestinité, ou plutôt dans l’univers des clandestins, des destins
suspendus et des passeurs.
Amir est la bouée de sauvetage de ces « naufragés ». Quel est son parcours ? Quand ces « naufragés » ont trouvé refuge
Chez Amir pour quelques mois, ce dernier vivait déjà depuis plus de
trois ans en grèce. Lui aussi avait été arnaqué par des passeurs. Pour
survivre, il s’occupait d’une pension où les nouveaux arrivants étaient
accueillis, moyennant une modeste contribution. Il les hébergeait et les
aidait, lui qui
était déjà passé par là. Amir était détenteur d’une autorisation de
séjour qui lui permettait légalement de trouver des petits boulots.
Quelles réflexions vous inspirent cette personnalité hors du commun qui veille sur les autres avec tant de générosité ?
D’une certaine manière, la particularité d’amir réside dans sa longue
expérience du danger : en aidant les autres, il donne un sens à sa
propre vie. aucun des pensionnaires d’amir n’est d’ailleurs reparti
comme il était arrivé : en situation de survie, mieux vaut encore
essayer de sauver d’autres compagnons de galère qui ne vous oublieront
pas. Il faut en effet comprendre que les migrants qui arrivent à
Athènes sont des survivants : leur vie n’a pas basculé dans l’anonymat
d’une fosse commune comme des milliers d’autres, morts sans escale.
Pour eux, il était donc essentiel de laisser une trace, et c’est sans
doute aussi pourquoi ils ont accepté de tourner dans ce film.
Combien de temps avez-vous passé à Athènes pour tourner L’ESCALE ?
J’y suis resté environ une année, sans compter quelques allers et
retours, généralement pour des raisons techniques. J’aurais pu
m’installer à l’hôtel, dans un endroit plus confortable qu’une vieille
buanderie d’où l’on avait vue sur le trottoir en grimpant sur un
tabouret, jamais je n’ai vu défiler autant de pneus de voitures et de
chaussures que de cette fenêtre ! Mais j’aurais eu l’impression d’être
un voleur si j’avais débarqué ponctuellement avec ma caméra pour capter
des pans de leur vie. Je ne voulais pas non plus m’immerger dans leur
univers comme un corps étranger, mais tout simplement parcourir avec eux
un bout de chemin en alter ego, en iranien comme eux, bien que j’aie
aussi la chance d’être citoyen européen. J’ai alors filmé leur vie au
quotidien en vivant et en dormant dans ce havre athénien surpeuplé,
empli de peurs, de rires, de cris étouffés et où des vies basculent à
jamais, sans autre loi que celle du hasard.
Etiez-vous toujours bien accueilli par les « naufragés d’Athènes » ?
Au même titre qu’Amir endossait le rôle de « papa » de la pension,
j’avais celui du « type à la caméra ». J’étais le seul à pouvoir
montrer ce que leur statut d’« illégaux » les obligeait à endurer et mes
colocataires m’ont bien fait comprendre l’importance de mon rôle. Ce
qui ne les a pas empêchés, parfois, de s’énerver contre moi et ma caméra
! Vues sous un angle plus intime, je dirais que toutes les histoires
sont différentes. Et bien que la mienne s’apparente thématiquement à
celle des personnes du film, jamais je n’aurais imaginé, avant de
partager leur quotidien, à quel point ils
étaient plus courageux et entreprenants que je ne l’avais jamais été.
Il est difficile de décrire la puissance qui émane de gens en situation
de survie. Pour les dépeindre, les mots ne sont pas assez forts : je me
retrouvais face à des miraculés qui avaient tous bravé la mort. Ils
m’ont accueilli, invité à trouver une place à leurs côtés et insufflé la
force de me lancer dans un projet imprévisible et risqué.
A trois exceptions près, les protagonistes de L’ESCALE ont
réchappé à leur course éperdue vers une vie meilleure. Est-ce vraiment
la règle ?
Absolument pas ! Amir m’a d’ailleurs confié que le nombre de réussites
auquel nous assistons pendant le film était statistiquement exceptionnel
! J’ai connu des clandestins d’autres « pensions » qui sont morts,
emprisonnés ou qui se terrent toujours à Athènes en ce moment même,
trois ans et demi plus tard…
Comment les tournages étaient-ils organisés ?
Rien n’était et ne pouvait être organisé, car en filmant des
clandestins, je suis devenu un cinéaste clandestin. il fallait être là,
fonctionner à l’instinct et faire semblant d’avoir les nerfs solides : à
chaque instant, tout pouvait s’arrêter. Il suffisait que la police
débarque et il n’y avait plus rien. Chaque soir, je pensais que je
venais de tourner mon dernier plan.
Avec quelle équipe avez-vous tourné ?
Je devais avoir l’air d’un touriste pour la police et j’ai travaillé
seul, avec une toute petite caméra numérique pour tout matériel. au fil
du temps j’élargissais mon territoire de tournage concentriquement, mais
plus l’histoire avançait, plus les événements s’enchaînaient, plus il
était primordial de rapatrier les rushes en Suisse. ’était la
mission de Marie-Eve Hildbrand, qui est venue plusieurs fois à Athènes
et qui a été la collaboratrice artistique du film depuis le début.
Elle est également venue pour filmer deux scènes très risquées que des
techniciens grecs avaient refusé de faire.
Avec l’aggravation de la crise grecque et la montée en force
d’une extrême droite se revendiquant du nazisme, la situation des
clandestins est-elle encore comparable à celle que dépeint L’ESCALE ?
La situation est catastrophique. les migrants, fustigés par l’extrême
droite, sont devenus les boucs émissaires des malheurs de la grèce.
maintenant, ils sont pourchassés, tabassés ou tués par les gros bras
d’aube dorée, un parti ouvertement xénophobe. Afin d’échapper aux
agressions, beaucoup ont quitté athènes pour se cacher dans les forêts.
Mais il reste évidemment des grecs qui font de leur mieux pour les
aider, bien que maintenant certains pensent aussi à quitter leur pays…
Dans le film, vous dites que le jour où plus aucun migrant ne
frappera à la porte des pays nantis, ce sera le signal que l’heure de
prendre le chemin de l’exil à notre tour aura sonné. Pensez-vous
vraiment que la balle va changer de camp ?
Un jour ou l’autre, ce sera inévitable. quand j’ai tenu ces
propos, en réponse à une question pertinente de mon cousin, la crise
économique n’avait pas encore mis la grèce à genoux. Mais regardez ce
qui se passe maintenant : des grecs émigrent, notamment en turquie,
pour échapper à leur condition. et la turquie, politiquement, n’est pas
l’europe… les trajectoires des grands flux migratoires changent, et il
me semble que le virage est bien amorcé : la Chine, l’Inde, le Brésil ou
encore la Turquie montent en puissance, alors que les Etats-Unis et
l’Europe s’efforcent de tenir bon.
Quels arguments opposez-vous à la formule « Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde » ?
Les clandestins du film sont issus de la classe moyenne, capables de
débourser 15 000 à 20 000 euros pour gagner l’Europe. d’ailleurs les
vrais miséreux, on les voit moins affluer dans les pays riches : ils
n’ont pas les moyens de partir. ils peuvent à peine changer de village…
La misère du monde, nous n’allons donc pas l’accueillir parce qu’elle
reste où elle est. il n’en demeure pas moins que la perversité de cette
formule réside dans l’impression qu’elle donne d’essayer de se rassurer
et de nier une réalité. Car que reste-t-il concrètement à faire une fois
cette petite phrase proférée ?
Propos recueillis par Françoise Deriaz