Il y a tant d’images dans le monde, qu’on croit avoir tout vu. Tout pensé. Depuis des années, je cherche une image qui manque.
Une photographie prise entre 1975 et 1979 par les Khmers rouges, quand ils dirigeaient le Cambodge.
A elle seule, bien sûr, une image ne prouve pas le crime de masse ; mais elle donne à penser ; à méditer.
A bâtir l’histoire. Je l’ai cherchée en vain dans les archives, dans les papiers, dans les campagnes de mon pays. Maintenant je sais : cette image doit manquer ; et je ne la cherchais pas – ne serait-elle pas obscène
et sans signification ? Alors je la fabrique.
Ce que je vous donne aujourd’hui n’est pas une image ou la quête d’une seule image, mais l’image d’une quête : celle que permet le cinéma. Certaines images doivent manquer toujours, toujours être remplacées
par d’autres. Dans ce mouvement il y a la vie, le combat, la peine et la beauté, la tristesse des visages perdus, la compréhension de ce qui fut. Parfois la noblesse, et même le courage : mais l’oubli, jamais.
Prix Un Certain Regard – Festival de Cannes 2013
RÉALISATION, SCÉNARIO RITHY PANH • ÉCRITURE DU COMMENTAIRE CHRISTOPHE BATAILLE • VOIX DU COMMENTAIRE RANDAL DOUC • MUSIQUE ORIGINALE MARC MARDER 8ème Prix France Musique – Sacem de la musique de film • SCULPTURES SARITH MANG • IMAGE PRUM MÉSA • MONTAGE RITHY PANH, MARIE-CHRISTINE ROUGERIE • EFFETS SPÉCIAUX NARIN SAOBORA • MIXAGE ERIC TISSERAND • PRODUCTION CATHERINE DUSSART • CO-PRODUCTION CDP – ARTE FRANCE, BOPHANA PRODUCTION • EN PARTENARIAT AVEC CNC ET LA PARTICIPATION DE MEDIA • AVEC LE SOUTIEN DE LA PROCIREP – L’ ANGOA
Rithy Panh
Né à Phnom Penh en 1964. À partir de 1975, comme tous les Cambodgiens, il subit les camps de travail khmers rouges.
En 1979, il parvient à s’échapper et arrive au camp de réfugiés de
Mairut, en Thaïlande. Un an plus tard, il s’installe en France et en
1985, il entre à l’IDHEC (FEMIS).
Filmographie
1989 Site II [doc]
1990 Souleymane Cissé [doc] Portrait du cinéaste malien pour la série « Cinéma de notre temps »
1992 Cambodge, entre guerre et paix[doc]
1994 « NEAK SRE », Les Gens de la Rizière
1995 The Tan’s Family [doc]
1996 Bophana, une tragédie cambodgienne [doc]
1997 Un soir après la guerre
1997 Lumières sur un massacre 10 films contre 110 000 000 de mines [cm], [doc]
1998 Van Chan, une danseuse cambodgienne [doc]
1999 La terre des âmes errantes [doc]
2000 Que la barque se brise, Que la jonque s’entrouvre [fiction télévision]
2002 S21, la machine de mort khmère rouge [doc]
2003 Les Gens d’Angkor [doc]
2005 Les Artistes du théâtre brûlé [doc]
2006 Le papier ne peut pas envvelopper la braise [doc]
2009 Barrage contre le Pacifique
2011 Duch, le maître des forges de l’enfer
2011 Gibier d’élevage
Rithy Panh : « Comment parler de cette mort en nous ? »
Le réalisateur cambodgien, auteur de « L’image manquante », explique le processus de création de son film, profondément ancré dans ses souvenirs : ceux qu’il a et ceux qu’il ne peut avoir…
La Croix. À quelle nécessité intérieure répond votre film, L’image manquante.
Rithy Panh :
Je voulais trouver des images et des témoignages qui existent sur le
génocide du peuple cambodgien entre 1975 et 1979. Un crime de masse qui
n’a pas laissé d’images. J’étais donc à la recherche de « l’image
manquante ». Or, elle est surtout dans ma tête. Je n’avais pas envie de
retourner sur les lieux. La maison de mon enfance est devenue un bordel.
J’ai fait construire des maquettes de mon quartier, de ma maison de
Phnom Penh. Mais je ne retrouvais pas l’atmosphère de mon enfance.
J’ai
demandé à un sculpteur de me fabriquer un petit bonhomme en terre. Et
quand j’ai vu surgir ce personnage de la glaise, j’ai su que « l’image
manquante » était là. J’ai continué à lui demander d’autres personnages
et l’univers terrible de ces années-là m’est apparu. J’étais troublé de
voir la vie remonter ainsi de la terre où reposent les morts.
J’étais
parti pour tourner un documentaire sur les images de propagande et le
langage tordu, déformé, de l’idéologie de déshumanisation mais j’ai
compris que les khmers n’avaient pas réussi à forger l’image dans nos
têtes. J’ai opté pour la radicalité. Concentrer le film sur ces
personnages en glaise. Je voulais réussir une proposition
cinématographique, originale et différente. Je ne voulais pas me
répéter.
Pourquoi avez-vous choisi de ne pas les animer ?
R. P. : Ceux qui comme nous ont traversé ces épreuves sont
morts une fois. Nous sommes des survivants. Nous revivons mais avec une
part de mort. Comment parler de cette mort en nous ? C’est pour cette
raison que j’ai choisi de ne pas animer ces figurines. Ces personnages
figés en terre glaise se révèlent plus forts par moments que les
archives ou les images filmées de propagande.
Les morts, en moi, sont à la fois figés et pas figés. J’ai perdu les
noms mais pas les visages. J’ai travaillé avec un seul sculpteur, Sarith
Mang, qui a mis du temps et dont le style donne une unité à la
diversité des personnages et à leurs expressions. Il est jeune et ne
connaissait pas l’histoire des khmers rouges. Travailler avec lui
m’obligeait à replonger dans ce passé pour le lui raconter. J’ai trouvé
en lui la poésie des grands artistes qui frôle l’innocence de l’enfance.
Même réussite dans la gravité de la musique de Marc Marder. La voix de
Randal Douc tombe juste, tout le temps.
Qu’avez-vous ressenti quand vous avez trouvé la forme de votre film qui passait par ces personnages en terre glaise ?
R. P. : Un énorme plaisir. Les huit derniers mois, je
travaillais sans m’arrêter, jour et nuit. Je ne sentais plus la fatigue.
Je n’aurais pas pu faire ce film, il y a vingt ans. J’ai eu raison
d’attendre.
Quelle sorte de travail intérieur avez-vous effectué pour parvenir à cette épure saisissante et bouleversante ?
R. P. : Cette histoire remonte à n’importe quel moment du
jour et de la nuit. C’est difficile à vivre, toujours. Je veux bien
croire aux vertus de l’oubli. Paul Ricœur a écrit de belles pages sur le
devoir de l’oubli. Mais les images du passé s’impriment tellement en
soi. Les images qui manquent le plus sont celles que je n’ai pas vécues.
Combien de fois ai-je imaginé me promener avec mes parents devenus
vieux dans les parcs de Phnom Penh… De leur tenir la main, de marcher
avec eux… Ces moments me manquent tellement. Comment oublier ?
Dans vos films, vous êtes en permanence dans un double
mouvement : l’oubli est impossible pour le survivant et il ne faut pas
oublier.
R. P. : Oui, c’est vrai. C’est le même processus avec le
pardon. Comment y parvenir ? Quand j’ai filmé Dutch, le bourreau de S
21, je voyais bien que la solution n’était pas de le laisser enfermer
dans une prison pour le reste de ses jours. Je l’aurais renvoyé dans son
village affronter le passé, ses anciennes victimes. Que doit-on faire
avec les bourreaux 35 ans après ?
L’image de la vague qui ouvre et clôt votre film est très violente et très éloquente sur votre désarroi…
R.P. : Le passé remonte comme une vague trop forte. Il y a
trois jours, j’étais chez une amie qui a vécu la même chose que moi.
L’un de ses amis, rescapé lui aussi des camps khmers, venait de se tuer
en se défenestrant. Avec l’âge, nous sommes de plus en plus engloutis
par cette angoisse et ce chagrin. La douleur devient plus aiguë, plus
précise. On aimerait bien dompter ces assauts de souvenirs mais on n’y
arrive pas. Quand on a vraiment vécu de tels événements, c’est dur de
les oublier. Comment effacer, calmer ?
Votre travail vous aide-t-il à repousser les souvenirs, à maîtriser les images ?
R.P. : Certainement. Parmi ces vagues chaotiques qui
m’envahissent, je dois sortir la tête de l’eau. L’art, la création, le
cinéma redonnent du souffle à l’âme. Je suis mort. Je renais. Mais je
renais avec la mort. En même temps, cette mort m’a reconstruit. La
reconstruction d’une identité après être revenu d’une telle
désintégration de l’être est longue et compliquée. Le temps m’effraie.
Je ne pensais pas que ça prendrait toute une vie…
Recueilli par JEAN-CLAUDE RASPIENGEAS – LA CROIX le 8/octobre 2013 : source article