Fernando, un ornithologue, descend une rivière en kayak dans l’espoir d’apercevoir des spécimens rares de cigognes noires.
Absorbé par la majesté du paysage, il se laisse surprendre par les rapides et échoue plus bas, inconscient, flottant dans son propre sang.
Avec : Paul Hamy, João Pedro Rodrigues, Xelo Cagiao, Han Wen, Juliane Elting, Flora Bulcao, Isabelle Puntel
Réalisation : João Pedro Rodrigues • Scénario : João Pedro Rodrigues • Directeur de la photographie : Rui Poças • Son : Nuño Carvalho • Montage : Raphaël Lefèvre • Directeur artistique : João Rui Guerra da Mata • Production : Blackmaria, House on Fire, Itaca Films • Co-Production : Le fresnoy-Studio national des arts contemporains • Produit par : .João Figueiras, Diogo Varela Silva, Vincent Wang, Antoine Barraud, Gustavo Angem et Maria Fernanda de Sena Scardino
João Pedro Rodrigues
João
Pedro Rodrigues commence par étudier la biologie dans le but de devenir
ornithologue avant de bifurquer vers des études de cinéma à l’école de
Cinéma de Lisbonne, dont il sort diplômé. Son cinéma se consacre à
l’exploration du désir humain, dans tous ces aspects et sous toutes ses
formes, reflétant la diversité de l’histoire du cinéma, des fictions
classiques au documentaire et à l’expérimental.
Il a, à ce jour, réalisé plusierus longs-métrages : O FANTASMA (2000),
ODETE (2005), MOURIR COMME UN HOMME (2009), LA DERNIERE FOIS QUE J’AI
VU MACAO (2012) – co-réalisé avec João Rui Guerra da Mata –
etL’ORNITHOLOGUE (2016). Il a également réalisé un nombre conséquent de
courts-métrages, souvent avec Guerra da Mata, qu’ils aiment qualifier de
« films asiatiques ».
Les films de João Pedro Rodrigues ont été montrés et primés dans les
plus grands festivals internationaux, dont Cannes, Venise, Locarno et
Berlin.
De 2014 à 2015, il est résident du Radcliffe Institute à l’Université
de Harvard. De 2015 à 2016, il enseigne pour la deuxième fois au
Fresnoy, Studio national des arts contemporains en tant qu’artiste
invité.
Dernièrement, il a également développé des installations et œuvres
plastiques pour les musées et les galeries : “Santo António” / “Saint
Antoine”, créé avec Guerra da Mata pour le Mimesis Art Museum en Corée
du Sud (26/11/2013-9/02/2014) était leur première exposition. Une
installation vidéo à quatre écrans, faisant partie de l’exposition
coréenne fut également montrée en octobre 2014 à la Johnson-KuluKundis
Family Gallery du Radcliffe Institute, Harvard University, USA.
La toute nouvelle exposition de Rodrigues et Guerra da Mata « Do Rio
das Pérolas ao Ave” / “Du fleuve des Perles au fleuve Ave”
(02/07/2016-25/09/2016) est actuellement montrée à Solar, Cinematic Art
Gallery, à Vila do Conde au Portugal.
A partir du 25 Novembre 2016 et jusqu’au 2 janvier 2017, ses films
feront l’objet d’une rétrospective complète, en présence également de
João Rui Guerra da Mata, au Centre Pompidou à Paris.
Filmographie
NOTE D’INTENTION DE JOAO PEDRO RODRIGUES
Saint Antoine est une figure incontournable, omniprésente, de la culture et de la société portugaise. Si c’est, sans conteste, l’un des plus célèbres saints du monde, son rayonnement et son aura ont une place particulière au Portugal, où il est le franciscain le plus connu. La première raison est sûrement qu’il y est né, Fernando de son prénom, en 1195, à Lisbonne. Une autre est peut-être que, comme nombre de portugais célèbres, son destin est lié au voyage et à la navigation. Aucun Portugais aujourd’hui n’ignore que Saint Antoine, à son retour d’une mission d’évangélisation au Maroc, fut dérivé par les flots tumultueux de la mer et qu’il échoua au sud de l’Italie, accomplissant dès lors un parcours qui allait devenir légendaire jusqu’à son entrée dans Padoue, ville dont il prendra le nom avec la postérité et où il mourra en 1231. Comme tout Portugais, je ne l’ignore pas. Il y a même encore d’autres choses, des dizaines, que je n’ignore pas, même sans le vouloir, sur ce personnage singulier. Des bribes de récits de tous les jours, des images qui se raccordent ou ne se raccordent pas, des miracles entendus, parfois déformés, des lieux, des faits, des symboles. Comme tout le monde, je sais pourquoi on l’invoque, à quelles occasions on le célèbre, de quoi il est le nom. Je reconnais sa figure dans les églises, dans l’art. Je l’ai en moi.
Ce « je l’ai en moi » est un constat froid, objectif, un simple fait citoyen d’un portugais comme les autres. En aucun cas un signe de religiosité. En tant que portugais, Saint Antoine est une figure avec laquelle on cohabite, on négocie, envers laquelle on a parfois une sympathie, une aversion, pourquoi pas une curiosité. J’ai donc eu envie de voir comment ce Saint Antoine vivait en moi. Ce travail, j’ai décidé de le faire, dans un premier temps, sans recherche, avec les seules pièces de mon puzzle incomplet, sans soucis d’exactitude. Je savais que Saint Antoine avait la capacité de comprendre instantanément toutes les langues, qu’il avait ressuscité un jeune homme d’un seul souffle magique, qu’il avait tenu l’enfant Jésus dans ses bras, que cette étreinte il avait voulu la garder secrète. Je savais sa fascination pour la nature et les animaux, le fait qu’il avait tout quitté de la noblesse et de la richesse pour n’avoir rien, rien que l’essentiel, mais qu’il avait gardé la connaissance, l’érudition. Je savais qu’il avait été recueilli par des franciscains de son naufrage au sud de l’Italie, je savais la légende du bateau dérivé, bien sûr. C’est d’ailleurs cette dernière image, ce bateau perdu, ce bateau qui décide tout seul de la vie de son passager, qui allait me donner le début de mon histoire.
Au fil de l’écriture, si le personnage est bien né Fernando avant d’être rebaptisé Antoine, si son bateau est bien dérivé de sa trajectoire et si sa capacité à comprendre les langues est intacte, j’ai cependant laissé mon imagination aller où elle voulait. Les franciscains sont ainsi devenus des chinoises d’aujourd’hui. Dérivées de leur pèlerinage vers Saint- Jacques de Compostelle, elles le recueillent et le voient comme une présence réconfortante et salvatrice. Plus loin, l’étreinte avec l’enfant Jesus a, elle, pris la forme d’une étreinte amoureuse, allègrement blasphématoire. Plus loin encore, la résurrection par le souffle devient, elle, celle du jeune Tomé. Comme dans la légende, le Saint parle aux poissons. Mais ma liberté la plus parlante c’est qu’il a, ici, une relation privilégiée avec les oiseaux.
Ce Fernando, ce futur António donc, force est d’admettre qu’au fur et à mesure je l’ai teinté de ma propre histoire. S’il vit en moi, je me suis un peu fait vivre en lui également, juste retour des choses. C’est un personnage en mue (comme beaucoup des personnages de mes films précédents), dont l’identité se transforme, et peut-être cela prend-il un sens nouveau à l’approche de la cinquantaine, lorsque l’on pense aux vies que l’on n’a pas vécues. Si j’ai eu envie que mon Fernando soit lié aux oiseaux c’est parce que l’ornithologie, l’observation, les excursions, sont des choses que je connais très bien. J’étudiais la biologie, et plus précisément les oiseaux, bien avant d’étudier le cinéma. On trouvera d’ailleurs des points communs entre les deux activités, le plus évident étant l’utilisation des jumelles dans l’un et de la caméra dans l’autre. L’observation, comme le retour à la nature dans la vie de Saint Antoine, est ainsi une composante de départ, fondamentale, pour le film : le merveilleux d’un hibou Grand Duc traversant la nuit, la majesté d’un vol de cigognes noires ou encore la présence menaçante des rapaces. A ces instants, les jumelles (rappelant l’aspect vignette du cinéma muet) nous les montrent comme autant d’apparitions, de formes inquiétantes et fascinantes, de créatures d’un monde à part. Véritables témoins de l’histoire, un peu comme les animaux le long du fleuve de La nuit du chasseur, tous sont tangibles mais prennent au fur et à mesure une dimension magique.
Des créatures, la forêt du film en est bientôt peuplée. Ils représentent à chaque fois comme un « épisode » du voyage de Fernando/António. Si mon récit se déroule aujourd’hui, il efface bientôt toute notion de temps, d’époque, de réalisme et adopte la forme d’une légende. On retrouve par exemple ici, et de façon comparable à la vie du Saint, la mort symbolique, la résurrection ou encore le martyr enchainé. La forêt, tel un inconscient collectif, est cet ailleurs imaginaire qui brasse catholicisme, superstitions et traditions, assez proche en cela des contradictions spirituelles dans lesquelles nous vivons tous à des degrés divers. C’est d’ailleurs un des traits marquants du culte antonien que de mélanger de façon harmonieuse les versants religieux et païens au point qu’il est difficile de distinguer ce qui subsiste de chacun. Ce trait c’est justement celui qui convient au film, c’est l’essence même de Saint Antoine et de son existence en moi.
J’ai finalement lu, appris, fouillé la vie de Saint Antoine, dont j’avais déjà évoqué le mythe et les croyances populaires qui entourent sa commémoration dans Matin de la Saint-Antoine, mon court-métrage de 2012. Plus je le connaissais plus il me semblait mystérieux et fascinant. J’ai donc eu envie à la fois de m’amuser, de réhabiliter certaines beautés et d’égratigner son image lisse. Il fut en effet érigé en symbole de la famille et du mariage pendant la dictature de Salazar et cette image, construite de toutes pièces, lui colle à la peau. Le culte qui entoure encore sa figure et les festivités du 13 juin, jour de l’anniversaire de sa mort, même si elles ont su se ré-inventer après la chute de la Dictature et la Révolution du 25 avril 1974, restent encore teintes de ce voile symbolique passé. Le film est dès lors une ré-appropriation transgressive et volontiers blasphématoire de la vie du Saint. Si certains passages de l’homélie prononcée en 1222 sont repris, ainsi que certains épisodes, la part d’imaginaire a pris du terrain au fil de l’écriture. C’est un esprit, une trajectoire qu’il insuffle au film et qui mène Fernando à sa nouvelle identité.
La réflexion autour de la spiritualité, amorcée dans mon film Mourir comme un homme et évoquée par le voyage dans La dernière fois que j’ai vu Macao, m’a certainement conduit à ce nouveau projet. L’Ornithologue prolonge et creuse ces deux aspects sous la forme de la quête initiatique, de la découverte. Une relation principale se dessine pourtant, alors que Fernando s’enfonce dans l’inconnu. C’est celle avec le jeune berger, Jésus, mort puis réincarné en Tomé (les Evangiles apocryphes disent que l’apôtre Tomé/Thomas était le frère jumeau de Jesus/Jésus). Leur relation charnelle est aussi inattendue que le meurtre de l’un par l’autre. Fernando assassine son désir pour mieux le retrouver plus tard, sous cette nouvelle forme de Tomé. Les deux personnages sont en mue, délaissant leur identité pour en atteindre une deuxième. Ils sont soit le même, soit le frère jumeau mais au final c’est un couple atypique qui se forme, un amour pourquoi pas, un lien de maître et de disciple, d’amants, de voyageurs. Le film pourrait alors également être lu comme les différentes étapes symboliques de leur histoire d’amour. Le sexe homosexuel lié au sacré, à la béatitude. Blasphème humoristique et nécessaire, à l’image de cette existence tragique et improbable, qui m’inspire et me remue. Qu’ils s’aiment !
ENTRETIEN AVEC JOAO PEDRO RODRIGUES
L’Ornithologue se fonde sur un sous-texte religieux,
comme vous l’expliquez dans la note d’intention. comment, selon vous,
le film peut-il être apprécié par quelqu’un qui n’aurait pas la moindre
connaissance dans ce domaine (en particulier sur l’histoire de Saint
antoine) ?
Il serait à mes yeux catastrophique que les spectateurs s’arrêtent à la
symbolique du film. Les symboles sont présents, mais j’ai essayé au
maximum de les enfouir dans le storytelling. J’ai voulu faire avant tout
un film d’aventure, ou une sorte de western. On sait très peu de choses
de la vie de Saint Antoine, et il est de toutes façons impossible d’en
démêler la fiction de la réalité. Il n’y a pas vraiment d’écrit qui
atteste de ses actions, et son histoire tient plus de la légende, du
mythe. Pour me guider, j’ai repensé à la peinture religieuse, même s’il y
a assez peu de tableaux qui le représentent (surtout des peintres
espagnols, Zurbarán par exemple). En fait chaque artiste qui peint une
scène religieuse le fait après avoir trouvé son angle propre, et c’est
ce que j’ai moi aussi essayé de faire.
Votre Saint antoine est athée, homosexuel, et ornithologue :
pas vraiment orthodoxe donc. Et peu à peu il devient quelqu’un d’autre,
change de traits… pour adopter les vôtres ! Pourquoi cette
identification ?
Disons que c’est quelqu’un dont je me sens proche. Je me sens proche de
l’abandon des choses matérielles qu’il revendique (principe qui vient
de son appartenance au franciscanisme). C’est une idée qui va à
contre-courant du monde dans lequel on vit, et qui m’attire ; en même
temps je ne sais pas si je serais capable de tout abandonner. En outre,
Saint Antoine a beaucoup été instrumentalisé par la dictature, avant
1974, qui en a fait une sorte de symbole obscurantiste. Or en réalité
c’était un voyageur, un savant, quelqu’un de très ouvert au monde, qui
apprenait et qui donnait aux autres. J’ai voulu montrer ça. Enfin, j’ai
voulu lui offrir un corps désirable, retrouver une forme d’érotisme
qu’on trouve dans certaines peintures, et dans les films américains qui
m’ont bercé enfant, les westerns avec Gary Cooper ou James Stewart, qui
étaient très beaux…
Comment Paul Hamy s’est-il imposé ? Pourquoi avoir choisi un acteur français pour un rôle en portugais ?
Il n’y avait aucun acteur portugais que je désirais pour ce rôle —
filmer un acteur ou une actrice est toujours la sublimation d’un désir.
Et comme je m’intéresse de près à la culture française et que le film
est co-produit par des partenaires français, je suis allé chercher un
acteur français. Dans mes recherches, Antoine Barraud, un des
producteurs français, m’a parlé de Paul, que j’avais vu dans le film de
Katell Quillévéré (Suzanne), qui a en plus la particularité d’être à
moitié américain.Il a une façon de jouer très physique, plus américaine
que française. Et des traits minéraux qui me plaisent, comme Randolph
Scott dans les films de Budd Boetticher.
Est-ce bien vous qui doublez sa voix ? Pourquoi ce choix ?
Oui mais ce n’était pas prévu au départ. C’est aussi moi qui apparaît
quand on passe du point de vue d’un oiseau. L’idée s’est imposée au
montage. Pas parce que Paul jouait mal ou ne parlait pas assez bien
portugais — il a appris la langue très sérieusement avant le tournage —
mais parce qu’il m’importait d’apparaître de cette façon : d’abord par
la voix, puis par une présence physique, de plus en plus accrue, jusqu’à
la transformation finale. A vrai dire j’ai tourné deux versions de
chaque scène où j’apparais : une avec moi, une avec Paul. J’avais cette
envie mais je ne savais pas si je me supporterais moi-même. C’est dur de
se regarder. Mais j’ai décidé qu’il était nécessaire de m’exposer
ainsi.
Vous changez d’acteurs à chaque film. Pourquoi ?
Je suis toujours très angoissé à l’idée de devoir chercher des acteurs.
C’est un moment délicat, mais je ne peux pas y couper. Chaque film est
comme une histoire d’amour, la sublimation d’un désir — tout en gardant
une distance professionnelle, c’est important. J’aime mes acteurs et mes
actrices par le regard que je porte sur eux. Et la fin du film, c’est
la fin de l’histoire d’amour. C’est comme ça. Mais ça pourra peut-être
un jour changer.
Au-delà des acteurs qui changent, c’est important pour vous
de tenter de nouvelles choses à chaque film, de ne pas vous répéter ?
C’est essentiel. Je déteste le confort. J’aime prendre des risques.
Rien ne me déprime plus que les auteurs qui refont sans cesse le même
film, de façon automatique. Là c’est la première fois que je tourne en
scope, et je me suis rendu compte à quel point c’était difficile de
faire des gros plans avec les objectifs anamorphiques, qui créent un
autre rapport à l’espace. Tout le découpage a dû être re-pensé en
fonction de ces objectifs.
L’Ornithologue est cependant assez similaire à votre premier film, O Fantasma
: dans les deux films, on suit un personnage assez opaque qui, à la
faveur d’un trajet solitaire, va effectuer une transformation, accomplir
un devenir-animal pour citer deleuze. êtiez-vous conscient de cette
similitude en le faisant ?
Oui, je suis d’accord, mais avoir un univers ne veut pas forcément dire
se répéter. Les deux films racontent l’histoire de quelqu’un qui perd
son identité pour en trouver une autre. Mais ici, j’ai l’impression que
la quête est plus transcendantale. Ca doit venir du fait que dans O
Fantasma, le personnage est très jeune (il avait 18 ans), tandis qu’ici,
il est plus proche de mon âge. La pulsion sexuelle est moins présente.
Pendant la préparation du film, vous avez fait un long séjour
en Nouvelle-angleterre, sur les traces de l’écrivain et philosophe
américain, Henri david thoreau. qu’est-ce que ça vous a apporté ?
J’avais été invité à séjourner neuf mois à Harvard, au moment où
j’avais terminé la partie « documentaire » du film. La production du
film était retardée par la crise au Portugal (tous les fonds du cinéma
ont été gelés) et je suis parti. Thoreau a eu une grande influence sur
moi. Je l’ai beaucoup lu, je suis allé où il a vécu, à Concord et dans
sa cabane à Walden Pond. La description qu’il fait de la nature dans
Walden ou la vie dans les bois me bouleverse. C’était, outre un grand
écrivain, un immense naturaliste. Je me sens proche de lui. Pendant que
j’y étais j’ai ré-écrit tout le scénario en fonction de ce que j’avais
déjà tourné et de ce rapport plus proche à l’univers de Thoreau.
Le scénario était-il très précisément écrit ?
Oui, très précisément. C’est le film que j’ai écrit le plus vite, en
trois semaines pour le premier jet, avec João Rui Guerra da Mata. Mais
ensuite, j’ai beaucoup réécrit, comme toujours. De façon générale, quand
je commence le tournage, le film est déjà fait dans ma tête. Mais il
faut se forcer à le refaire. Idem au montage. Il y a eu le premier
tournage au printemps-été 2014, consacré uniquement aux oiseaux. Je suis
allé dans le nord du Portugal, près de la frontière espagnole, dans une
réserve très sauvage, protégée, où il faut un permis ne serait-ce que
pour se promener. Là-bas, j’ai eu le sentiment qu’aucun humain n’avait
mis les pieds depuis longtemps. J’ai énormément tourné, et pris le temps
de sélectionner les rushs que je souhaitais garder. Ce travail a été
fait pendant mon séjour à Harvard. Puis je les ai raccordés avec les
images de Paul dans les gorges, tournées lors d’une deuxième session,
pas exactement dans les mêmes lieux mais souvent juste à côté.
Ce prologue, avec les oiseaux, est inhabituellement long. Pourquoi ce choix ?
Et encore la séquence était initialement plus longue ! Je voulais
commencer le film un peu comme un documentaire de National Geographic
(rires). C’est le point de départ du film pour le spectateur, mais aussi
pour moi : il y avait, au tout début, le désir de filmer des oiseaux.
J’ai failli être ornithologue. Au tournage, puis au montage, j’ai voulu
rester fidèle à ce désir originel. Les oiseaux ne sont pas à la
périphérie mais au coeur du film, et j’avais besoin de ce temps-là pour
installer cette idée. Je ne cessais, lorsque je les filmais, de me
demander : qu’est-ce qu’ils voient, eux ? Il y a une réciprocité, un
double mouvement : c’est moi vers les oiseaux, et les oiseaux vers moi.
La fiction commence réellement avec la rencontre entre
Fernando et les deux pèlerines chinoises. c’est une rencontre pour le
moins incongrue, et en même temps, les spectateurs de vos précédents
films (notamment le court-métrage China, China, ou la dernière fois que j’ai vu macao) connaissent votre penchant pour la chine…
Ces deux jeunes femmes viennent en effet de mes films chinois
(co-réalisés avec João Rui Guerra da Mata, qui lui a grandi à Macao).
J’ai personnellement fait le pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle.
Je voulais comprendre. J’ai vu énormément de coréens et de chinois, des «
new born christians », très pieux. J’ai tenu, par soucis réaliste, à ce
qu’elles portent des vêtements achetés à Taïwan lors d’un voyage pour
notre rétrospective (avec João Rui) au Festival de Taipei.
Elles sont en effet très équipées et apportent quelque chose de mécanique au milieu de cette nature sauvage — une attelle en métal par exemple. le but est de provoquer un contraste, après ce prologue si sauvage ?
Oui. C’est aussi un cliché (les chinois hyper techniques) avec lequel
je voulais m’amuser. Au début on croit qu’elles sont innocentes, et
elles se révèlent être des petits monstres SM. J’aime les changements de
ton. A la base, c’est un film très simple : on suit un personnage. A
partir de là, j’ajoute des couches, des rencontres, de la variété, mais
je reste fidèle à mon fil rouge.
Parmi les rencontres, la plus essentielle est celle avec jésus/thomas. c’est parce que lui aussi porte une double identité qu’il est capable de provoquer la mutation définitive de Fernando en antonio ?
Oui absolument. Chacun abandonne son double pour s’engouffrer dans une
histoire d’amour. L’idée vient aussi des évangiles apocryphes, où il est
dit que Thomas était le frère jumeau de Jésus. Or Thomas est l’apôtre
qui a douté de la résurrection de Jésus : il a mis le doigt dans la
plaie pour vérifier — il y a de célèbres tableaux qui montrent cette
scène. Il y a quelque chose de très sexuel dans cet acte (c’est une
pénétration, tout de même), qui m’a toujours fasciné.
D’où vient que tout tende toujours vers l’érotisme chez vous ?
Je ne sais pas faire autrement ! Je désire les gens que je filme. C’est la condition sine qua non pour pouvoir les filmer.
Et cet érotisme passe aussi, j’ai l’impression, par une mécanique des fluides : l’eau d’abord, qui environne tout, puis le sang (qu’on lèche, ou qui se répand au sol), et même la pisse.
Oui… tout cela est vrai, mais il est important pour moi que ça ne reste
pas à un niveau symbolique ou théorique. Il doit y avoir des
justifications fictionnelles. Ca ne doit pas être gratuit.
Pour en revenir à jésus, quelle est cette étrange secte païenne à laquelle il appartient ?
D’abord je veux dire à quel point j’aime ce comédien, Xelo Cagiao. Il a
un type de corps très particulier, qu’on voit de moins en moins : un
corps de la campagne. Je l’avais rencontré pour un court-métrage, Le
corps du roi, et j’ai tout de suite su qu’il interpréterait Jésus dans
ce film-ci. Quant à la secte, c’est quelque chose qui existe vraiment au
nord du Portugal. Pour la nuit de Noël, les jeunes hommes non mariés se
rassemblent et foutent le bordel. Tout est permis, c’est comme un rite
d’initiation.
Pourquoi avoir affligé Fernando d’une maladie ?
Ce n’était pas dans la première version du scénario, c’est venu juste
avant le tournage. J’avais envie de quelque chose de lourd dans sa vie,
qui lui donne envie de partir seul, de s’échapper. Sans préciser de
quelle maladie il souffre exactement : on se raconte ce qu’on veut. Il
faut ajouter que Saint Antoine lui-même est mort malade.
La mort est toujours très présente dans vos films, mais elle
ne cesse d’être contrariée. Faire des films, c’est tromper la mort ?
On peut dire ça. J’ai toujours été fasciné par les cimetières. J’ai
toujours aimé les films de Buñuel, ainsi que la littérature romantique
et gothique, où existe l’idée de quelque chose après la mort.
Du 25 novembre au 2 janvier, le centre Pompidou vous consacre
une rétrospective, votre première en France. Est-ce l’occasion de faire
un bilan ?
Le centre Pompidou m’a commandé un film avec l’intitulé suivant : « Où en êtes-vous João Pedro Rodrigues ?
». Je viens d’avoir 50 ans, et c’est difficile de répondre à une telle
question. J’ai tourné beaucoup de choses, en Super 8, dans des lieux où
j’ai été dernièrement, mais je ne me suis pas beaucoup filmé moi-même.
J’ai aussi revu des images que j’avais tourné il y a longtemps, et les
ai mélangées aux images neuves. Ça rejoint en fin de compte l’idée de L’Ornithologue
: je reviens sur un parcours que j’aurais pu faire, mais que je n’ai
pas fait. Je regarde le passé avec mes yeux d’aujourd’hui. Comme
lorsqu’on se pose la question : « et si j’avais… ? »