En RD Congo un jeune villageois, espère offrir un avenir meilleur à sa famille.
Il a comme ressources ses bras, la brousse environnante et une volonté tenace.
Parti sur des routes dangereuses et épuisantes pour vendre le fruit de son travail, il découvrira la valeur de son effort et le prix de ses rêves.
MENTION SPECIALE L’OEIL D’OR – LE PRIX DU DOCUMENTAIRE CANNES 20174
GRAND PRIX NESPRESSO – SEMAINE DE LA CRITIQUE – FESTIVAL DE CANNES 2017
Avec : Kabwita Kasongo, Lydie Kasongo
Réalisation Emmanuel Gras • Image Emmanuel Gras • Son Manuel Vidal • Montage Karen Benainous • Mixage Simon Apostolou • Musique Gaspar Claus • Producteur Nicolas Anthomé (bathysphere)
Réalisateur
Emmanuel Gras est un réalisateur français. Particulièrement intéressé par l’aspect visuel du cinéma, il a étudié l’image à l’E.N.S Louis Lumière. Ses films traitent de sujets de société contemporains tout en suivant des partis-pris formels radicaux.
Filmographie
2017 MAKALA – Semaine de la Critique / Cannes 2017
2015 300 HOMMES (co-réalisé avec Aline DALBIS)
2013 ÊTRE VIVANT [CM]
2012 BOVINES – Sélectionné à l’ACID / Cannes 2012
2007 SOUDAIN SES MAINS [CM]
2005 TWEETY LOVELY SUPERSTAR [CM]
2003 UNE PETITE NOTE D’HUMANITÉ [CM]
2002 LA MOTIVATION ! [CM]
En soutien commun avec
ENTRETIEN AVEC EMMANUEL GRAS
/ Où a été tourné Makala ?
En République démocratique du Congo, dans la région du Katanga, au sud
du pays. Plus précisément autour de la ville de Kolwezi. C’est une
région assez sèche, qui comporte d’immenses mines à ciel ouvert. En
swahili, Makala signifie charbon.
/ D’où vient l’idée de ce film ? L’avez-vous eue en rencontrant Kabwita Kasongo ?
L’idée de ce film m’est venue avant de rencontrer Kabwita. J’avais déjà
fait deux tournages en tant que chef opérateur dans cette région et
j’avais été marqué par le fait de rencontrer partout des hommes et des
femmes transportant à pied des chargements de toutes sortes. Même au
milieu de la brousse, on était sûr de croiser quelqu’un transportant
quelque chose. Mais c’est l’image de gens poussant des vélos surchargés
de sacs de charbon qui m’a visuellement le plus frappé. Je me suis alors
demandé d’où ils venaient, quelles distances ils parcouraient,
qu’est-ce que cela leur rapportait… des questionnements très simples.
Quel effort pour quel résultat ? Je me suis alors renseigné et j’ai
écrit le projet. J’ai rencontré Kabwita en faisant des repérages, une
fois les premiers financements obtenus. J’étais accompagné d’un
journaliste congolais, Gaston Mushid, très connu là-bas, qui a facilité
tout ce que je souhaitais faire. Je suis allé dans les villages autour
de Kolwezi pour rencontrer des gens qui faisaient du charbon. J’ai
rencontré Kabwita à Walemba et j’ai su très vite que je voulais faire le
film avec lui. J’aimais son attitude, un peu en retrait mais pas
timide, son allure, et surtout son regard, plutôt doux mais très vif. En
vrai, il y a des gens pour qui on a simplement tout de suite de la
sympathie, vers qui on est attiré et c’était le cas avec lui. Un an
après, je suis revenu, et nous avons commencé à filmer.
/ Parlez-nous de Kabwita Kasongo…
Kabwita a 28 ans, il est marié à Lydie. Ils ont trois enfants : un
bébé, Brigitte, Séfora, qui doit avoir 2 ou 3 ans, et Divine, 6 ans, qui
vit avec une des soeurs de Lydie, à la ville, comme on le constate dans
le film. Hormis cela, Kabwita n’a pas de parents dans son village. Son
seul bien de valeur est son vélo. Kabwita et Lydie sont locataires de
leur case, alors que d’autres habitants sont propriétaires. Ils sont
donc pauvres, mais c’est le cas de l’immense majorité des villageois. On
ne le voit pas dans le film, mais il a fabriqué lui-même ses outils. Il
est très travailleur, il a des responsabilités, mais il a aussi
un comportement très jeune : il va boire le mukuyu (une bière
artisanale) avec ses amis, aime bien s’amuser. Il a une personnalité
très marquée, il peut se moquer durement des autres. C’est un coriace
sous des airs assez tendres.
/ Que dit sur leur vie quotidienne l’image du rat cuit par Lydie ?
Les villageois vont chasser dans la brousse, mais il n’y a presque plus
d’animaux dans les alentours immédiats. A cause de la culture au
brulis, on voit des feux de brousse un peu partout et les arbres sont
coupés pour faire du charbon de bois. Autour de Kolwezi, la nature est
dévastée. Les mammifères fuient. Restent des rongeurs et des oiseaux.
Les rats sont donc chassés pour se nourrir, ça n’a rien d’exceptionnel.
Sinon, l’alimentation de base est le fufu, à partir de la farine de maïs
et le manioc. Les villageois élèvent aussi, comme on le voit, des
canards, des poules et des petits cochons.
/ Qu’avez-vous dit à Kabwita avant de commencer le tournage ?
Je lui ai dit que je voulais filmer son travail de « charbonnier ». Du
début à la fin, du moment où il coupe l’arbre jusqu’à la vente en ville.
Et que je cherchais quelqu’un qui travaillait seul. C’était très simple
et finalement suffisant. Il a tout à fait compris quelles étaient mes
intentions. Et du coup, on discutait de ce qu’il allait faire, des
étapes de son travail. Ça donnait un cadre assez précis et faisait qu’il
pouvait prendre en charge son propre rôle. Je pense que le
documentaire, surtout lorsqu’on suit une personne en particulier,
devient une collaboration entre le filmeur et le filmé. Le « personnage »
devient acteur de son propre rôle. Le documentaire lui permet une
nouvelle manière d’être lui-même. Et Kabwita a occupé cet espace avec un
naturel et une aisance incroyables.
/ Il ne fait pas de doute que Kabwita a une très grande conscience de la caméra…
Oui. Etant vraiment partie prenante du film, il s’est mis à créer des
situations qui nous ont aidés à raconter notre histoire. J’ai été le
premier étonné de la façon dont Kabwita et Lydie ont intégré ce que nous
étions en train de faire. Il faut préciser que, comme je savais assez
clairement ce que je voulais, nous ne les avons pas harcelés chez eux
avec la présence de la caméra. Il y avait un contrat tacite qu’on
n’allait pas chercher trop loin leur intimité. Ils montraient d’eux ce
qu’ils voulaient, abordaient les mêmes sujets que ce dont ils parlent
devant leurs voisins. Nous ne sommes jamais entrés dans leur chambre par
exemple.
/ Quelle influence avez-vous eue sur le tournage ?
D’une certaine façon, ce que fait Kabwita est très influencé par nous.
Ce n’est pas un documentaire « capté sur le vif » où l’on ne serait
sensé que suivre les évènements. S’il a coupé un arbre à ce moment-là,
c’est parce que nous lui avons demandé d’attendre que l’on soit prêt.
Sinon, il l’aurait peut-être fait plus tôt ou plus tard. Et, comme on
avait des contraintes de temps, il a organisé son travail en fonction.
J’ai eu davantage l’impression de faire un tournage avec Kabwita et
Lydie, comme il est spécifié dans le générique, que sur eux. Cela dit,
au moment où nous filmions, nous n’intervenions pas et, dès lors,
j’avais le sentiment qu’ils vivaient simplement leurs vies. Gaston me
traduisait ensuite rapidement ce dont ils avaient parlé.
/ Dans les moments de difficulté physique que Kabwita a connus avec son chargement, n’avez-vous pas été tenté de l’aider ?
Il y a notamment cette longue montée difficile qui peut poser question à
certains. Mais pour moi, le contrat du tournage était que je reste avec
lui : je suis là, derrière ma caméra, je travaille avec lui, je cherche
les meilleurs angles pour faire exister son travail, même si c’est
évidemment beaucoup moins éprouvant physiquement. La sympathie, au sens
de « souffrir avec », que je voulais faire ressentir aussi au
spectateur, vient du fait que l’on restait ensemble, pas du fait que je
m’arrête et pousse avec lui s’il y avait des difficultés.
/ L’argument de Makala est assez ténu. À quel moment avez-vous su que vous teniez un film ?
Les contraintes financières m’interdisaient de partir en Afrique
pendant des mois pour y filmer en cherchant un sujet. Il m’est donc venu
ce principe d’ordre fictionnel, qui comporte un début et une fin :
quelqu’un va d’un point à un autre avec un objectif et rencontre des
difficultés. En l’occurrence, ce quelqu’un a fabriqué du charbon etva le
vendre. C’est la première fois que dans un projet de documentaire,
j’introduis une telle narration. Et par ailleurs, visuellement, il y
avait cet homme qui poussait un vélo. J’avais imaginé les multiples
manières de filmer l’effort. Mais j’avais un énorme doute sur le fait
que cela suffise à constituer un film. D’autant que cet effort est
extrêmement répétitif… Je suis donc parti à Kolwezi avec une idée et des
doutes. Tout ce qui s’est ajouté à cette base minimaliste a eu valeur
de bonus. Par exemple, la puissance cinégénique de Kabwita. Ou la
découverte de cet arbre immense. J’étais loin d’imaginer qu’il serait
aussi grand. Quand je l’ai vu et ensuite quand on a filmé la scène, j’ai
senti que j’avais quelque chose. Lorsqu’on a en tête un projet réduit à
l’essentiel, cela permet de percevoir la richesse des éléments qui
s’ajoutent, même modestes. Alors que si le projet initial est mirifique,
on ne voit plus rien d’autre. Une certaine forme de dénuement induit
une position d’accueil.
/ En voyant Makala, on peut songer à Gerry, de Gus Van Sant. Aviez-vous ce film en tête ?
J’y ai pensé, en effet. Gerry, qui m’a laissé des impressions
très fortes, est la preuve qu’on peut faire un film avec peu. Notamment
par rapport à la marche. Il y a plusieurs plans en particulier, où les
deux personnages ne parlent pas mais où on les entend marcher et
respirer. Ces plans m’ont donné la sensation de ce que c’est que
marcher. Quant à moi j’ai essayé de rendre la sensation de l’effort qui
consiste à pousser pendant longtemps un vélo avec un chargement. J’aime
aussi beaucoup le cinéma de Bela Tarr. Chez lui la caméra a une présence
physique, elle se déplace beaucoup. Le premier plan du Cheval de Turin, qui est un long travelling où la caméra tourne autour d’une carriole tirée par un cheval, m’a beaucoup impressionné.
/ Votre film est très matérialiste et en même temps ouvre sur une dimension conceptuelle…
Ce qui m’intéresse, c’est de faire surgir du concret une autre
dimension. Le concret, c’est la rencontre de l’homme physique avec la
réalité matérielle du monde. Cela peut passer par l’effort, la douceur…
On existe par l’action que l’on a dans le monde. Si les enjeux sont
simplifiés au maximum, comme dans Makala, ressort de façon très
claire l’effort de l’homme pour continuer à vivre. Or, en tant que
cinéaste, je vois surgir de cela une beauté humaine, qui dépasse le
prosaïsme. Il y a une beauté dans le savoir-faire que Kabwita met en
oeuvre pour construire le four, par exemple.
/ Vous disiez plus haut que votre intention n’était pas de capter sur le vif. Que cherchez-vous dans le documentaire ?
Je cherche l’expressivité, non le réalisme. Je n’aime pas l’esthétique
réaliste, dans le sens de reproduire le plus fidèlement possible le
réel. Souvent cela va avec une neutralisation de celui-ci : on essaie de
ne pas en faire trop et du coup on se refuse à rendre compte de notre
émotion. Ce que je veux réussir à faire, c’est rendre la réalité la plus
expressive possible. Chercher par quels moyens faire exister plus
encore ce qui est là. L’un de ces moyens étant de fixer son attention
visuelle sur un élément. Cela passe aussi par la durée et par le
découpage. Dans Bovines, j’ai fait des gros plans d’herbe
qu’une vache était en train de brouter. Je tenais ces plans très
longtemps. Suffisamment pour que le spectateur finisse par se dire : «
Tiens, c’est étrange, cette bouche qui vient brouter l’herbe, ce bruit,
ce corps… ». Des sensations inattendues et indéfinissables arrivent à ce
moment-là. Dans Makala, c’est pareil : la roue qui rentre dans
le sable donne la sensation d’un poids. On sent la machine, le vélo qui
s’enfonce et devient un élément vivant.
/ Parlons d’un autre aspect du film. Vouliez-vous faire entrer Kabwita, que l’on a vu souffrir, dans un horizon chrétien ?
Pas spécialement. Je désirais filmer un lieu de culte parce que la
religion est très présente au Congo et que Kabwita, comme tout le monde
là-bas, est croyant. Lors d’une veillée de prière, où il y a des chants,
des transes et des prêches, Kabwita peut communier avec d’autres êtres
humains qui partagent sa situation. Ils ne cherchent pas nécessairement
une rédemption, mais déchargent toutes leurs peines. C’est un grand
moment d’expression de leur désespoir mais aussi de leurs espérances.
Chez Marx, il y a toute une réflexion sur le fait que la religion est
l’expression du monde dans lequel on est. Vue ainsi, la religion est
humaine. Elle m’intéresse à regarder parce que c’est une manière comme
une autre qu’ont trouvée les êtres humains pour exprimer ce qu’ils
ressentent vis-à-vis de leur condition. J’ai vu cela à l’œuvre et cela
m’a profondément touché alors que je suis athée.
/ Quel est le rôle de la musique de Gaspar Claus ?
Toute musique d’inspiration africaine, donc rythmée, aurait provoqué
une redondance par rapport au rythme de la marche. Je souhaitais autre
chose. J’en suis arrivé à l’idée du violoncelle, qui a une gamme de
basses et d’aigus très larges. Dès que j’ai entendu les compositions de
Gaspar Claus, j’ai été convaincu que c’était la musique qu’il fallait :
Gaspar joue seul et travaille le violoncelle de telle sorte qu’on entend
la matière de l’instrument, le crin sur l’archet, les frottements sur
le bois… Le travail a consisté à simplifier au maximum les mélodies,
avec des répétitions de motifs, et peu de notes. Pour résonner avec
l’image d’un homme seul qui marche. La musique ne devait pas non plus
être surplombante par rapport à l’action, mais devait en déployer les
potentialités. Par exemple, dans le plan où on voit trois hommes, dont
Kabwita, poussant leur vélo, la musique permet de dilater le temps tout
en créant une tension. Elle fait exister plus fortement les images et
fait corps avec le film tout en le faisant « décoller » : on sort du
constat de l’effort pour arriver à une sensation, plus existentielle,
une solitude humaine.
/ Makala est superbe plastiquement, tout en évitant l’esthétisation de la misère.
J’avais tourné Bovines entièrement avec une caméra sur pied et cette
fois j’ai fait l’inverse, je n’ai même pas emporté de trépied. C’était
un choix pratique et esthétique. Je voulais être le plus mobile
possible. Je disposais de deux caméras différentes. Une caméra à
l’épaule, avec laquelle on obtient des mouvements assez bruts, donc
sensément plus « expressifs ». Et un appareil photo assorti d’un petit
système de stabilisation, proche d’un « rendu steadycam ». Au final, je
constate que j’ai beaucoup utilisé le système stabilisé, qui est d’une
certaine manière plus « esthétique », simplement parce que cela permet
de faire des plans plus longs qu’on regarde sans être gêné par les
cahots. Du coup, je crois que l’on est plus attentif à ce que l’on voit.
L’expressivité que je cherche ne passe pas nécessairement par un rendu
plus directement expressif de la caméra, elle vient de l’attention que
l’on porte aux choses. Et puis, comme Kabwita et ce qu’il accomplit me
semblent beaux, j’avais envie de faire exister cette beauté. ■
Propos recueillis par CHRISTOPHE KANTCHEFF