« Ne change rien » est né d’une amitié entre l’actrice Jeanne Balibar, l’ingénieur du son Philippe Morel et Pedro Costa. Jeanne Balibar, chanteuse, des répétitions aux enregistrements, des concerts rock aux cours de chant lyrique, d’un grenier à Sainte-Marie-aux-Mines à la scène d’un café de Tokyo, de Johnny Guitar à la Périchole d’Offenbach.
Quinzaine des Réalisateurs – Festival de Cannes 2009
réalisation et image Pedro Costa
son Philippe Morel, Vasco Pedroso, Olivier Blanc
montage image Patrícia Saramago
montage son Miguel Cabral, Olivier Blanc
mixage Jean-Pierre Laforce
producteur Abel Ribeiro Chaves, Sociedada Óptica Técnica – Optec
co-producteurs Sébastien de Fonseca, Cédric Walter, Red Star Cinéma
Pedro Costa
Né en 1959 à Lisbonne, Pedro Costa s’est affirmé en quelques films comme un auteur exigeant aux filiations très fortes –son esthétique radicale rappelle la pureté d’un Bresson. Il a déclaré à propos de la réalisation : « Il faut se risquer dans chaque plan, risquer sa vie même dans chaque plan, chaque moment, chaque intonation d’un acteur. Sinon, le cinéma ne sert à rien ».
C’est après avoir abandonné ses études d’Histoire de l’université de Lisbonne que Pedro Costa se décide à devenir un technicien du cinéma. C’est en 1987 qu’il se lance dans la réalisation de son premier court métrage, Cartas a Julia, suivi bientôt par la réalisation d’une série pour enfants pour la tévisison portugaise. Très influencé par Friedrich-Wilhelm Murnau, il signe en 1989 son premier long, Le Sang, un drame encensé par la critique qui ne satisfait pourtant pas tout à fait à ce cinéaste réputé exigeant.
Casa de lava en 1994 confirme le talent de ce réalisateur portugais aux yeux des professionnels du cinéma. Son goût pour le sang et la violence froide se retrouve dans Ossos (1997), son troisième long métrage, qui traite de l’enfance malheureuse. Les critiques voient en son style un retour au cinéma des origines, héritage du cinéma muet. Le film sera primé notamment à Venise et à Belfort.
En 2000, il signe Dans la chambre de Vanda, un documentaire qui tend vers la fiction narrant la déchéance réelle d’une toxicomane. L’esthétisme de Costa transforme cette histoire sombre en poème filmique, où une partie de la critique voit une forme de complaisance pour le morbide et le glauque lorsque l’autre crie au sublime. Où gît votre sourire enfoui ? est l’occasion pour Costa de rendre hommage au travers de ce documentaire au couple de cinéastes Danièle Huillet/ et Jean-Marie Straub.
FILMOGRAPHIE
1987 Cartas a Júlia [cm}
1989 O Sangue
1994 Casa de Lava
1997 Ossos
2000 Dans la Chambre de Vanda
2001 Ou gît votre sourire enfoui ?
2003 6 Bagatelas [cm]
2006 En Avant Jeunesse
2007 Tarrafal [cm]
The Rabbit Hunters [cm]
2009 Ne change rien
« Comme pour tous mes films, Ne change rien est né d’une rencontre. Jeanne et moi, on s’est rencontré au FID de Marseille en 2003.
On a beaucoup parlé… cinéma, musique… On a découvert nos passions communes, Lubitsch, Lennon-McCartney, Marilyn Monroe, Ray Davies, le Velvet… À l’époque, Jeanne avait déjà écrit ses premières chansons et son disque Paramour venait de sortir.
C’est notre ami l’ingénieur du son, Philippe Morel, qui me l’a fait découvrir et qui le premier a dit « Il faut faire quelque chose avec Jeanne ».
J’hésitais… L’idée de faire un film autour de la musique m’effrayait un peu. Mais l’envie l’a emporté : j’ai pris ma petite camera mini-dv, Philippe son magnétophone et son micro et on est parti à Niort où Jeanne et son complice, Rodolphe Burger, jouaient. Le plan qui ouvre le film, la chanson Torture, a été une des premières choses qu’on a filmées. J’ai tout de suite aimé les jours qu’on a passés avec Jeanne, Rodolphe et les musiciens, mais je n’étais pas encore sûr de pouvoir faire un film cohérent et digne… Le temps est passé, j’ai fait En avant jeunesse, Jeanne, de son côté, tournait et jouait au théâtre et Philippe est tombé malade et nous a quittés… Un jour Jeanne m’a dit qu’elle allait commencer les répétitions du deuxième disque. Plus question de résister : je me suis fait inviter à bord et, petit a petit, le film a pris forme.
Jeanne, Rodolphe, tous ces musiciens sont aussi sérieux que Danièle Huillet ou Jean-Marie Straub. À l’instar de Où gît votre sourire enfoui ?, je voulais faire un film qui pourrait aller un peu plus loin que le simple documentaire sur un travail artistique. Il y a toujours, pour moi, une histoire furtive qu’il faut traquer et, si possible, apprivoiser, d’abord par l’espace, le temps, la lumière, le son… Je fais confiance à cette partie secrète et qu’elle puisse devenir, disons, romanesque…
Pendant qu’on regarde ces musiciens travailler, inventer, douter, dans cette lumière entre le crépuscule et l’aube, on pourrait presque imaginer le voyage de quatre types en cavale, de village en village, qui viennent se cacher dans une cabane dans la forêt, la belle qui chante et apaise, dans son coin, le petit nerveux toujours prêt à exploser, le « chef » imposant et réservé…
On pourrait s’embarquer comme ça, en écoutant la musique de Jeanne et Rodolphe comme si c’était la bande sonore idéale de ce film… en effet, je crois que dès qu’ils se mettent à chercher, à répéter, ces musiciens deviennent des personnages d’une fiction…
Il y a plein de chansons d’amour dans Ne change rien… Des poèmes, des paroles et même des silences sur les tourments de la passion et la torture de la solitude amoureuse. Ce sont des sentiments très anciens mais familiers où je reconnais aussi les histoires d’autres femmes que j’ai déjà filmées… Jeanne m’a dit, « Ce film est beaucoup plus qu’un portrait de moi »…
Oui, si portrait il y a, ça serait celui de plusieurs femmes réelles et imaginées, ou peut-être le fantôme d’une seule femme que je conjure avec les puissances du cinéma et le mystère de Jeanne et son chant… Ou, qui sait, c’est moi le fantôme…
C’est vrai que j’aime regarder et être discrètement à côté des gens qui cherchent quelque chose en même temps que moi : un sentiment pour Vanda, un souvenir pour Ventura, un sourire pour Danièle et Jean-Marie, un ton ou un accord pour Jeanne. »
Pedro Costa, Novembre 2009
… « Je pratique la musique parce que j’aime beaucoup en écouter et parce que j’aime beaucoup chanter. Également parce que lorsque j’entends une chanteuse que j’aime, j’ai envie de faire la même chose. Jouvet disait que l’acteur, c’est le type cinglé qui entend Haïfez jouer à la salle Pleyel et qui, tout en écoutant, s’imagine tout à fait bien à sa place.
Dans cette disposition, il y a des points d’appui, ou plutôt de départ : l’opéra, le Lied, Marylin Monroe, Blossom Dearie, Kurt Weil et les actrices-chanteuses allemandes, Aretha Franklin, Patti Smith, Blondie, Nico et Mo Tucker. J’aime aussi particulièrement les questions d’accord. Trouver un accord, des accords, accorder au sens chevaleresque d’offrir, s’accorder avec les autres, et des choses à soi-même. Il me vient à l’esprit que la musique est le seul des arts que je pratique qui ne repose pas nécessairement sur la mise en scène d’un antagonisme, contrairement au théâtre ou au cinéma qui ne se passent jamais d’une lutte à mort entre les personnages et exigent de leurs interprètes qu’ils s’affrontent constamment d’une manière ou d’une autre. Dans la musique, il y a de l’unisson, de l’harmonie, si possible de la syncope (autre manière de s’accorder du répit), il me semble qu’on peut y marcher côte à côte, en se donnant vraiment la main. J’y trouve une forme de liberté qui, même si c’est aussi un combat, ne passe pas par l’affrontement. Et j’y cherche, inlassablement, un abandon. Faire de la musique contient toujours pour moi une merveilleuse promesse d’abandon. Peut-être comme un enfant porté par l’amour, le regard, l’attention (le rythme, la mélodie, l’harmonie), qui abandonne les bras de sa mère pour marcher seul dans le vaste monde, l’esprit libre, le corps libre. « Comme un bouchon de liège au fil de l’eau » disait, je crois, Orson Welles à Jeanne Moreau à propos d’autre chose. C’est drôle, j’ai toujours pensé que l’état d’actrice de cinéma était pour moi un retour à la vie de nourrisson : langé, habillé, coiffé, observé ; et l’état d’actrice de théâtre un retour à l’enchantement des premiers mots. Peut-être que dans l’état de chanteuse se rejoue indéfiniment pour moi l’ivresse des premiers pas — avant la parole, ou la première brasse — après l’âge de raison. »
Jeanne Balibar, 26 avril 2009
Ne change rien, nous confie succinctement le synopsis, est né d’une amitié entre l’actrice Jeanne Balibar, l’ingénieur du son Philippe Morel et Pedro Costa. Autrement dit, le film s’est fabriqué au fur et à mesure, sur mesure, mesure après mesure, puisque Jeanne Balibar est ici d’abord chanteuse. C’est pourquoi l’on passe d’une scène à Tokyo au studio son maison de Rodolphe Burger à Ste Marie-aux-Mines, de concerts rocks aux cours de chant lyrique pour La Périchole d’Offenbach en Avignon. Certaines de ces scènes avaient d’ailleurs été montrées sous forme de fragments lors de la rétrospective Costa au FID 2007.
Filmer la musique, alors ? Le projet, même en patchwork, a cherché plus ample. Filmer Jeanne Balibar avant tout, une actrice à la
torture avec sa voix (un morceau en fait son refrain). Avec la rigueur et l’épure qui caractérisent son cinéma, Costa imprime autant dans ses images le travail que la musique : le travail de la musique : musique avant la musique. Hormis de rares extraits de concert, ce sont répétitions, reprises encore, tâtons, tentatives, satisfactions à demi, essais puis enregistrements. Tel est le choix : s’attarder avec une infinie patience sur l’âpreté du labeur où éclate l’exigence sans concession de la pratique du chant, où s’expose l’exercice de la voix et du corps qui lui donnent naissance. Le vrai théâtre n’est plus la scène, c’est le corps soumis à l’épreuve de l’exactitude de l’art. Le vrai spectacle, c’est le cinéma qui le dérobe, il est en coulisse, toujours inquiet, arc tendu entre le noir et le blanc, à se recommencer.
Jean-Pierre Rehm, tiré du catalogue du FID, Marseille 2009.