Film soutenu

Nous

Alice Diop

Distribution : New Story

Date de sortie : 16/02/2022

France - 2021 - 1h55 - DCP

Un voyage le long de la ligne B du RER, à la rencontre de celles et ceux qui habitent ces lieux indistincts que l’on appelle la banlieue. La cinéaste revisite le lieu de son enfance et croise des mondes qui s’ignorent, révélant au grand jour les vies jamais racontées. Un mécanicien à la Courneuve, des fidèles commémorant la mort de Louis XVI à la basilique Saint-Denis, une infirmière visitant ses patients, des jeunes profitant de la quiétude de l’été, un écrivain à Gif-sur-Yvette, le suiveur d’un équipage de chasse à courre. Chacun est la pièce d’un ensemble. Un possible «Nous».

Berlinale (2021) Prix meilleur film Encounters & Prix du meilleur documentaire
Champs-Elysées Film Festival (2021) En compétition
Festival du Film de La Rochelle (2021)

Avec : N’deye Sighane Diop • Pierre Bergounioux • Marcel Balnoas • Ethan Balnoas
Scénario et réalisation Ismael Soumaïla Sissoko • Production Sophie Salbot (Athenaïse) • Image Sarah Blum, Sylvain Verdet, Clément Alline • Montage Amrita David • Son Mathieu Farnarier, Nathalie Vidal • Étalonnage Eric Salleron • Coproduction ARTE France avec le soutien du CNC, Fonds Images de la Diversité et le Commissariat général à l’égalité des territoires, PROCIREP, Angoa • Avec la participation de la Région Île-de-France, en association avec Cinecap 3

Alice Diop

Après un Master en Histoire, obtenu à l’Université Panthéon-Sorbonne et un DESS en sociologie visuelle, Alice Diop intègre l’atelier documentaire de la Fémis.
Elle réalise depuis 2005 des documentaires de création, diffusés dans de nombreux festivals internationaux (Cinéma du réel, BFI London, Karlovy Vary, Viennale, etc.)
Après avoir obtenu le Grand Prix au Festival du Cinéma de Brive en 2016, elle remporte le César du meilleur court métrage pour son film Vers la tendresse en 2017.
Elle obtient la même année le Grand Prix de la compétition française au festival Cinéma du réel pour son long métrage documentaire La Permanence.
Son dernier film Nous a gagné le prix du Meilleur Film dans la compétition Encounters ainsi que le prix du Meilleur Documentaire toutes sections
confondues à la Berlinale 2021.


Filmographie
2005 La Tour du monde
2005 Clichy pour l’exemple
2007 Les Sénégalaises et la Sénégauloise
2011 La Mort de Danton
Prix des bibliothèques Cinéma du Réel – Etoile de la Scam
Prix Compétition Française Cinéma du Réel

2016 La Permanence
2016 Vers la tendresse
César du Meilleur Court Métrage

2017 RER B (cm)

2021 Nous
Prix du Meilleur Documentaire – Berlinale 2021
Prix du Meilleur Film, compétition Encounters – Berlinale 2021
Ouverture Cinéma du réel
Festival du Film de Sarlat
Festival du Film de la Rochelle
Champs-Élysées Film Festival
Festival International du film d’Amiens

2022 Saint-Omer

ENTRETIEN AVEC ALICE DIOP

Le film a pris naissance avec la lecture du livre de François Maspero intitulé Les Passagers du Roissy Express.

Comment s’est passée la rencontre avec ce livre ?
Le livre de Maspero raconte la randonnée d’un écrivain le long du RER B, une ligne de train de banlieue, qui traverse des espaces géographiques et sociologiques extrêmement variés. J’ai grandi dans une cité, à Aulnay-sous-bois, qui est un point de cette ligne. J’ai découvert ce livre il y a 15 ans. Je me souviens d’avoir eu à sa lecture une réaction assez épidermique. Le livre parlait de mon quartier, de la cité des 3000, des gens que j’avais côtoyés. Je reconnaissais dans certaines descriptions les amis de mon frère, des gens que j’avais bien connus. J’ai arrêté le livre au moment où je suis tombée sur la photo d’une petite fille noire prise devant la devanture du centre commercial de la cité, un endroit où j’allais tous les jours parce qu’il jouxtait mon immeuble, et pendant un instant j’ai cru que c’était moi… j’étais stupéfaite et j’ai refermé le livre. Avec le recul je me dis qu’à ce moment-là de ma vie j’étais en train de quitter tous ces lieux qui m’avaient vue grandir, de les quitter physiquement et aussi socialement. Je quittais la banlieue pour rejoindre l’autre monde. Depuis cette périphérie je tentais de me faire une place au centre, à Paris, par mes études, et mon travail de réalisatrice qui débutait, mais j’étais encore précaire, sans ancrage et sans doute que ce livre me renvoyait à tout un inconscient, un passé, une histoire que je n’avais de cesse de vouloir étouffer. Aujourd’hui, je me rends compte que cet horizon qui m’apparaissait alors comme désirable ne l’est plus tant que ça et que tous mes films n’ont fait que témoigner de cette culpabilité d’avoir voulu partir. Mais à ce moment-là, quand je découvre ce livre,
c’est trop violent pour moi de m’y replonger, donc j’ai arrêté la lecture sur le visage de cette petite fille qui aurait pu être moi, et j’ai mis des années à ouvrir le livre à la même page pour me convaincre que ce n’était pas moi. Parce qu’au fond c’est moi…
Et puis j’ai relu le livre précisément en 2015 au moment des attentats. Cette période a été un choc. J’ai eu le sentiment, confus à ce moment-là, mais que je peux exprimer clairement maintenant, que tout mon cinéma portait en germe l’annonce de cette catastrophe. Il y a peu de gens qui ont pu, comme moi, en venant d’où je viens, accéder à cet autre monde ; et c’est bien le problème de la France ! Mais je me suis rendue compte que d’avoir fait ce trajet dont j’ai eu honte pendant longtemps, c’était une force, qui me permettait d’avoir une vision de la société française beaucoup plus vaste que la plupart des gens qui se sentent autorisés à prendre la parole dans ce pays. C’est pour cela que j’ai vu venir la catastrophe, et ladite catastrophe, ce n’était pas seulement la progression d’un Islam radical, mais bien celle d’un pays à ce point coupé en deux qu’on pouvait légitimement se demander s’il n’était pas en train de se disloquer. Les attentats de janvier ont mis au jour une

Le film est tout entier tenu dans cette interrogation : qu’est-ce que ce « nous » ? Le projet de Maspero tentait déjà d’y répondre : en suivant cette ligne de trains de banlieue, extrêmement symbolique, qui traverse des lieux chargés d’histoire comme la Basilique de Saint-Denis où sont enterrés les rois de France ou le mémorial de la Shoah qui jouxte le camp de Drancy. Suivre cette ligne, c’est donc traverser une histoire de France, mais c’est aussi additionner des récits, des mémoires, des visages, sans être mû par un discours sociologique ou politique, mais animé par cette question : qu’est-ce donc que ce « nous » ?
Je crois que le film tente de dire aussi que ce « nous » est autant une question qu’un doute, une affirmation ou un projet en construction. S’il y a bien des mondes qui vivent à la lisière les uns des autres, le film tente de tisser un lien et un chemin entre ses îlots.

La première séquence du film est mystérieuse, inattendue, elle nous invite à mieux regarder justement à la lisière…
Cette séquence est symbolique, elle donne un axe à tout le film ; le guetteur et le cerf sont à la fois celui qui regarde et celui qui est regardé, on y voit deux mondes en présence qui suscitent de la fascination, du désir, de la crainte, de l’inquiétude… Et tout le film est une tentative de s’approcher, de prendre le temps de laisser venir l’autre, de le regarder, non pas seulement de loin avec des jumelles, mais de très près.
Le guetteur exprime aussi le parti pris d’empathie du film. J’ai de l’empathie pour Marcel, je pense que le film en témoigne et je n’aurais pas pu le filmer sans cela alors que nous n’avons assurément que peu de choses en commun. Filmer la chasse de son point de vue c’est faire de lui mon allié du moment.

Et j’espère que des gens pourront avoir de l’empathie pour un homme, Ismaël, qui vit dans un camion et qui nous dit ce que c’est qu’être immigré en 2021 alors que, quand mes parents sont arrivés, il y avait quelque chose de possible et que cette chose s’est fermée. Et qu’ils pourront réfléchir à ce qui s’est perdu, à ceux dont on se prive, parce que je pense que mon père, par les 40 ans qu’il a passés en France, a enrichi ce que c’est que d’être français. Ce qui fait qu’Ismaël n’est pas réduit au stéréotype du sans-papier tient à la façon dont la caméra prend le temps de le regarder quand il se lève le matin et qu’il va boire son café. Tout d’un coup l’attention portée à son visage fait de lui, non pas un sans-papier parmi d’autres, mais quelqu’un qui est véritablement regardé. Être avec lui quand il lutte contre le froid dans son camion, entendre cet appel bouleversant à sa mère, ce sont tous ces détails qui font de lui quelqu’un qui transcende l’ordinaire et la banalité pour accéder à l’universel.

L’irruption du film de famille est à la fois bouleversante et très politique. En quoi cette convocation de l’intime est-elle importante pour le projet du film ?
Il fallait que je me situe parmi ce « nous », c’était très important que je dise d’où je parle. Si j’avais juste reproduit la méthode de Maspero, j’aurais fait un film sociologique. On a d’ailleurs commencé le film comme ça. Je n’apparaissais pas au début. J’ai d’abord pris Maspero à la lettre : raconter une histoire de France en traversant cette ligne de train. Mais quelque chose manquait. Et quand j’ai accepté d’apparaître, d’un seul coup, quelque chose s’est formulé en plus, j’étais au cœur de mon désir de faire ce film : l’affirmation que mes archives familiales font partie de cette histoire. Et c’est au nom de mes archives manquantes, de tous les moments qui n’ont pas été filmés, au nom de tout ce qui a disparu, que j’allais collecter la trace d’autres gens, d’autres vies.
La rencontre avec Pierre Bergounioux m’a permis de formuler cette volonté universelle de « dire les gens de peu » qui est le projet de Nous. J’avais lu un article de lui où il disait qu’il était devenu écrivain pour réparer la disparition de son histoires, qui n’avait pas suscité d’écrits. Le non-récit de son enfance l’avait fait « mourir deux fois ». C’est une formule que je trouve magnifique. L’idée de dire que ceux qui ne sont ni filmés ni racontés meurent deux fois à défaut de faire trace. J’ai senti que c’était le sens de ce que je faisais de façon intuitive de film en film.
Juxtaposer la messe qui célèbre la mort de Louis XVI, ces gens qui depuis 250 ans viennent écouter avec autant d’intensité le testament de Louis XVI et qui lui rendent hommage avec une si grande émotion, avec les images de mon père qui sont les seules traces que j’ai de son passage, c’est affirmer l’idée qu’inscrire le visage de mon père dans cette histoire collective qui est l’histoire française est
aussi important que de conserver la mémoire d’un roi. Je peux aussi accueillir les larmes et l’émotion de cette femme qui pleure la mort de son roi, même si c’est stupéfiant et exotique pour moi, et je pense que des tas de gens qui n’ont aucune représentation de la vie d’un immigré seront bouleversés par cette parole de mon père qui dit qu’il n’y a rien à raconter de sa vie.
Le projet du film, il est là : réparer l’affront fait à tous ces gens qui n’ont pas été regardés, et dire les vies minuscules pour reprendre le titre d’un livre de Pierre Michon. Ces vies-là ont disparu sans laisser de traces, et c’est le cas de la vie de mes parents. Je pense même que le désir inconscient du film c’est de pouvoir y inscrire les seules traces qu’il reste de l’existence de ma mère et à partir de ça, c’est la nécessité obsessionnelle de collecter et de garder la trace de toutes ces vies pour leur éviter la disparition et de les archiver dans cette histoire française pour signifier de façon forte et politique qu’elles en font partie.

Mettre côte à côte Louis XVI et mon père c’est une provocation qui sert à dire qu’on est là et qu’on ne partira plus et nos mémoires vont s’additionner les unes aux autres. Mon obsession c’est de briser et de reconstruire le récit national, de participer à la construction d’un nouveau récit, un récit vivant, en mouvement, un récit inachevé, c’est ça que je fais de film en film, j’interroge tous les mythes français et cette mystification républicaine. Et la banlieue c’est le laboratoire de cette mise en crise, mais au fond le vrai projet c’est de participer à cette réécriture du récit national.

Vous avez tourné tous vos films en banlieue, mais en même temps vous déconstruisez l’image que l’on s’en fait. De quelle banlieue s’agit-il ? Et comment le cinéma peut-il aider à la comprendre ?
En réalité, le film ne parle pas seulement de la banlieue. La chasse à courre, Bergounioux, les gens qui votent Front National, la banlieue des pavillons, la banlieue des grands ensembles, mon père, les rois de France, les mecs de cité, les enfants, sans hiérarchie, sont intégrés dans mon « nous », qui est un « nous » ouvert. Et en partant de cet espace géographique qu’est la banlieue, le film questionne plus largement les sociétés contemporaines. D’une part, il interroge la représentation de la banlieue, parce que je la regarde dans son ordinaire, dans sa quotidienneté ; et regarder la banalité du quotidien c’est déjà politique parce qu’aujourd’hui faire un film de banlieue c’est se conformer à des stéréotypes et à un imaginaire très attendu. Donc il y a d’une part ce désir de déjouer cet attendu tout en m’inscrivant dans le sillage de cinéastes ou de photographes comme Pialat ou Doisneau. Je me suis beaucoup inspirée des photographes de la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) qui en 1980 ont eu pour mission de fixer l’imaginaire de la banlieue à un instant précis, et l’aspect purement documentaire de Nous s’inscrit dans cette démarche de réinterroger subjectivement l’imaginaire de la banlieue pour en questionner les représentations.
Mais, je le répète, le propos du film dépasse le cadre de la banlieue. J’ai été bouleversée et consolée, à l’occasion des manifestations antiracistes qui ont embrasé le monde à la suite à la mort de George Floyd, de voir dans les rues la jeunesse française, des Blancs, des Noirs, des Arabes, des personnes d’origine asiatique, des jeunes de vingt ans tous français, qui sont nés ici et sont ancrés ici et qui réclamaient à l’unisson le droit à l’égalité. C’est ça qui était extrêmement bouleversant. Et là, on a pu voir comment le pouvoir y répond : avec une loi sur le séparatisme ! Comment peut-on ainsi nier le réel déjà à l’oeuvre ? Comment peut-on répondre à la revendication d’égalité formulée par la jeunesse de son propre pays par une loi qui dit « faites attention aux communautarismes » ? Alors que c’est justement une demande de reconnaissance de l’appartenance à la communauté qui y était formulée, c’est-à-dire à ce « nous » qui est beaucoup plus élargi que ne le pensent certains. Mais ce « nous » élargi, que certains refusent de voir, c’est le réel de la société française et de toutes les sociétés contemporaines. Et c’est important de le dire parce que c’est déjà là, depuis longtemps, et on ne le sait pas parce qu’on vit à la lisière les uns des autres. C’est donc aussi un film qui fait s’entrechoquer ces mondes qui vivent à côté les uns des autres et ce faisant le film fait exister ce « nous » et le rend visible. Les mondes s’entrechoquent, ils se percutent, et c’est inconfortable, mais en se percutant ils s’additionnent et ils se lient et ils se prolongent. C’est cela la modernité des sociétés contemporaines et c’est ce dont on doit faire le récit.

Entretien réalisé par Caroline Zéau, Docteure en cinéma et spécialiste de l’histoire et de l’esthétique du cinéma documentaire, février 2021