La campagne mexicaine. Une famille élève des taureaux de combat.
Esther est en charge de la gestion du ranch, tandis que son mari Juan, poète de renommée mondiale, s’occupe des bêtes.
Lorsqu’Esther s’éprend du dresseur de chevaux, Juan se révèle alors incapable de rester fidèle à ses convictions.
Avec : Juan Carlos Reygadas • Esther Natalia López • Phil Phil Burgers
Un film écrit et réalisé par Carlos Reygadas• Image Diego García, Adrián Durazo • Assistant réalisateur Joaquín Del Paso • Son Raúl Locatelli, Javier Umpierrez, Carlos Cortés, Jaime Baksht • Producteur Délégué Lorena Rosendo • Décor Emmanuel Picault • Postproduction Karla Díaz, Ernie Schaeffer • Musique Genesis, Alfred Schnittke, King Crimson • En coproduction avec The Match Factory, Snowglobe, Mer Film, Eficine, Foprocine, Zdf / Arte, Luxbox, Detalle Films, Film I Väst, Bord Cadre Films • En association avec Sørfond, Martha Sosa, Julio Chavezmontes, L’aide Aux Cinémas Du Monde-Centre National Du Cinéma Et De L’image Animée-Institut Français • Produit par Jaime Romandía, Carlos Reygadas
Carlos Reygadas
Carlos Reygadas découvre le cinéma à l’âge de seize ans avec les films d’Andrei Tarkovski.
Il met un temps sa passion de côté pour se consacrer à des études de
droit. Il intégre une Université au Mexique avant de se spécialiser dans
les conflits armés à Londres. Il travaille ensuite pour l’Organisation
des Nations Unies avant de décider de changer de vie en 1997.
Il se rend alors en Belgique pour passer le concours d’entrée de
l’Insas où il présente un premier court métrage. Il échoue à l’examen
d’entrée.
Carlos Reygadas tourne ensuite trois courts métrages avant de commencer à écrire Japon
en 1999. Le film est tourné durant l’été 2001 avant d’être présenté aux
Festival de Rotterdam et de Cannes où il reçoit une mention spéciale
pour la Caméra d’or. Son retour sur la Croisette se fait en 2005 où il
présente en compétition officielle son nouveau long-métrage, Batalla en el cielo, centré sur l’enlèvement d’un enfant. En 2007, son film Lumière silencieuse reçoit le prix du Jury à Cannes. Son film suivant Post Tenebras Lux reçoit le Prix de la mise en scène.
Après l’hallucinant Post Tenebras Lux, Carlos Reygadas déploie à nouveau ses réflexions sur le couple aussi bien dans la liberté qu’il permet que dans la contrainte qu’il impose. Sa caméra opère comme une sonde, mobile et curieuse. Si le spectateur rentre dans une voiture, il en verra aussi le moteur ; si la caméra observe un visage, c’est dans la tête qu’elle voudrait rentrer. Reygadas continue à décortiquer l’âme humaine dans son fonctionnement presque mécanique. Mais parce que cette âme est proprement insondable et mystérieuse, il projette alors les figures qu’elle pourrait prendre sur les paysages et les animaux. Ses penchants d’entomologiste habitent un univers fantastique. Un cinéma contradictoire, ambitieux, fascinant.
Juliette Grimont – Cinéma La Baleine ; Cinéma le Gyptis à Marseille
NOTE D’INTENTION
Il est facile de défi nir ce qu’est un amour réciproque, comme par
exemple celui qui nous unit aux forêts ou aux animaux, celui que l’on
peut éprouver pour un lieu ou pour un ami. Ou encore celui que l’on
ressent pour nos enfants ou peut-être même pour nos parents. Mais
lorsque l’on parle de l’amour qui existe au sein d’un couple, le
faisceau de sentiments semble beaucoup plus complexe, même si l’on se
pose parfois la question épineuse de savoir ce qui distingue l’amour de
la possession, la fi délité de la loyauté. Devons-nous être exclusifs
sexuellement ? Est-ce que l’amour dure toujours ? Est-ce que le lien qui
unit un couple fi nit par ressembler à une habitude ? La question la
moins courante que toutes ces interrogations suscitent, et qui résument
celles déjà posées plus haut est : quand on aime sa femme, souhaite-t-
on toujours vraiment son bien-être par-dessus tout ? Ou seulement dans
la mesure où cela n’affecte pas le nôtre ? En résumé, l’amour est-il
partagé ?
Dans un monde sur le déclin où des taureaux se battent, entourés par
une famille qui vit en harmonie et s’aime, mon fi lm montre un couple
qui fait face à ses problèmes d’une manière radicale. Il se confronte à
sa destruction prochaine, provoquée par une relation extraconjugale.
Juan veut vivre son sentiment de la manière la plus absolue qui soit et
il espère la réciproque. Esther apparaît comme un catalyseur stimulant.
La destruction peut aussi être partie prenante de l’amour mais un couple
peut-il survivre à une telle crise sans que cela ne cause des dégâts
irréparables ?
Mon film s’attache à la vie et à la présence des taureaux de combat
avec leur instinct du temps qui passe. Ils renvoient à la condition
humaine, sans pour autant en être une allégorie. Les hommes sont des
animaux rationnels, gouvernés par des valeurs mais aussi soumis à leurs
instincts. Mon objectif n’est pas de décrire l’amour et la mort mais de
faire ressentir ce moment où l’on n’est plus aimé ou cette impression de
ne plus l’être. Je voulais fi lmer les paysages, les animaux et les
habitants de Tlaxcala, le temps qui se manifeste dans le changement de
saisons, les pensées qui s’expriment dans un recours accru aux dialogues
par rapport à mes films précédents et les émotions, au diapason des
sensations de mes personnages. ■
Carlos Reygadas
ENTRETIEN AVEC CARLOS REYGADAS
LA NATURE
Mon nouveau film dialogue davantage avec Lumière silencieuse qu’avec Post Tenebras Lux, même si l’on trouve des correspondances, notamment dans leurs scènes d’ouverture respectives. Dans Nuestro Tiempo, je voulais situer le contexte du film, de manière brute, sans donner d’informations. Présenter des actions, la nature, les décors et la thématique du film, sans recourir à une narration classique pour introduire le discours général du film. Dans cette mesure effectivement, on peut rapprocher la scène liminaire de Post Tenebras Lux avec celle de Nuestro Tiempo. Dans les deux cas, on voit des enfants qui évoluent dans la campagne. A cette différence que dans Post Tenebras Lux, il ne s’agit que de la nature, des êtres humains et des animaux. Ici, je voulais montrer que dans cette nature, des hommes et des femmes cohabitent. On joue ensemble quand on est enfant mais quand on grandit, on s’adonne à des activités séparées. On est également différent d’un point de vue biologique, ce que l’on voit dans les scènes avec les enfants et les adolescents. Mon film fait le constat, non pas d’une guerre des sexes, mais de l’existence de deux sexes dans la nature. Sans ces deux pôles, la vie ne se perpétuerait pas sur la planète. La scène d’ouverture renvoie à quelque chose de primitif. On jouait comme cela déjà il y a deux cent mille ans ou plus. L’étang où se retrouvent les jeunes est un réservoir artificiel où l’on recueille de l’eau pour les animaux et les plantes. Il se situe à Tlaxcala, juste à côté du ranch où l’on a tourné. L’eau est très propre, malgré son aspect boueux. Dans cet endroit du Mexique, le vent souffle très fort, ce qui fait que la terre reste à la surface de l’eau.
UN RÉCIT TACTILE
On aurait tendance à penser que mon film ne commence qu’au bout de 45 minutes. C’est vrai que la narration, au sens classique du terme, s’enclenche à ce moment-là avec la présentation des personnages et de leurs conflits. Si l’on doit définir le fil du récit, il est en prise avec la matière et l’espace, ce qui est très important pour dépasser le schéma narratif classique. Ce récit, qui s’enracine dans un environnement sensoriel, peut être qualifié de « récit tactile ». Il démarre avant que le récit « intellectuel » ne prenne le relais. La narration tactile, qui précède la présentation des personnages principaux, permet d’éprouver la sensation du vent, de sentir la présence des animaux, d’entendre l’espagnol que l’on parle dans cette région du Mexique, de percevoir physiquement les corps. On commence par rentrer dans un contexte et c’est ce que j’apprécie le plus dans un film, au-delà de l’histoire elle-même. D’ailleurs, je considère que toutes les histoires ont déjà été racontées. De mon point de vue, il est plus intéressant de lire une histoire que d’en voir une racontée au cinéma. La littérature est plus apte à raconter une histoire que le cinéma. Cependant, le cinéma peut véhiculer une sensation physique de l’existence, quand la littérature ne le peut pas. Avec une caméra et une équipe son, on peut capter le monde dans lequel on évolue. Il n’y a rien de mieux que le cinéma pour restituer cela. Je garde par exemple des films de Kiarostami, le bruit des voitures et les sons, propres à la campagne iranienne. Pour moi, c’est la chose la plus belle au cinéma, beaucoup plus que les histoires elles-mêmes. Dans Nuestro Tiempo, je tourne pour la première fois en numérique. On croit tous que le numérique consiste à appuyer sur un bouton mais c’est un medium très complexe, plus que la pellicule. Il faut vraiment bouger à l’intérieur du format, pousser les lignes, tirer les courbes pour les rendre plus nettes et aller au fond des choses. Le numérique est un labyrinthe dans lequel on peut trouver des choses incroyables. Il reste encore un petit espace où le numérique n’arrive pas auniveau de la pellicule. Pour résoudre tous ces problèmes, il faut utiliser le numérique et l’argentique ensemble.
LA PART ANIMALE
Nous sommes des animaux rationnels. On surestime cet aspect de notre personnalité, alors qu’à l’inverse, on minimise notre part animale. Or, si on l’acceptait comme une pulsion qu’on se doit de maîtriser, peut-être qu’on gérerait mieux nos conflits. On pense que la raison pré-existe à tout le reste, comme par magie, mais ce n’est pas le cas. La réalité ou la vérité sont composées de plusieurs strates. On évolue à l’intérieur de ces différentes couches de réalité quand on vient au monde. Ces strates ne sont pas fixes, elles n’arrêtent pas de bouger entre elles. Toutefois, en montrant des taureaux qui s’affrontent, je ne voulais pas filer la métaphore de la rivalité masculine. Ce n’est pas si simple que cela. Je dis que ce n’est pas une métaphore car je me fonde sur des faits bien réels. Dans les ranchs qui abritent des taureaux de combat, ces affrontements se produisent continuellement. La perte économique la plus grande pour les éleveurs est liée à ces accrochages mortels entre taureaux. Parquer des taureaux mâles produit beaucoup de violence parmi ces congénères. Ce n’est pas un symbole mais un fait tangible, observé dans les élevages de taureaux. Je tiens aussi à préciser qu’aucun animal n’a été maltraité pendant le tournage. De la même manière, nous n’avons pas utilisé d’ordinateurs pour créer des effets spéciaux. Trop de films s’apparentent à de la pornographie actuellement. On voit des choses extrêmes, créées par ordinateur. Je me demande honnêtement quel est l’intérêt, à part satisfaire un plaisir malsain. Je préfère garder une prise sur la réalité car le cinéma est pour moi un art de la présence. La scène dans laquelle la mule est éventrée par le taureau et où l’on voit les éleveurs en équilibre sur le chariot, permet d’être dans la vraie peur : celle que cette énergie animale nous fait sentir et qui n’a rien à voir avec la pornographie.
FILM PERSONNEL OU AUTOBIOGRAPHIE ?
Dans Post Tenebras Lux, je tournais dans ma maison, avec ma famille. Pour autant, je ne considère pas du tout que ce soit un film personnel. Je n’ai pas tourné dans ma maison ici mais je me mets effectivement en scène avec ma femme et mes enfants. Lumière Silencieuse reste toutefois mon film le plus personnel à ce jour. C’est aussi le plus autobiographique pour moi. Le conflit, qui était au centre du film, est assez similaire à celui que l’on trouve dans Nuestro Tiempo. Post Tenebras Lux relevait davantage de l’essai expérimental et parlait de notre incapacité à appréhender le bonheur autour de nous. Ses thèmes principaux étaient la nuit et l’échec. Tous mes films sont personnels d’une certaine manière car ils viennent de mes réflexions et de mes observations. Nuestro Tiempo n’est pas autobiographique comme pouvait l’être Lumière silencieuse mais il s’inspire de mes réflexions sur les nouveaux modes de communication. J’ai remarqué que les mails et les smartphones changent la nature de nos relations et particuliè-rement les rapports entre les hommes et les femmes. Je l’observe surtout chez les trentenaires. Cela n’a plus rien à voir avec mon époque. La jalousie et le voyeurisme qui en découle, en sont les conséquences. Plus qu’une réflexion sur le couple, mon film prend une direction psychologique.
LA SOUFFRANCE ET LA CRÉATION
Quand j’ai fait mes deux premiers films, je n’avais jamais vraiment souffert. J’avais certes connu de petites souffrances, mais pas de celles qui façonnent une existence. Juste avant Lumière silencieuse, j’ai ressenti cette souffrance et depuis, cette porte ne s’est jamais refermée. Cette douleur, on ne l’oublie pas. Or, la souffrance n’est pas une condition nécessaire pour créer. Pour aller plus loin dans la création, il est certain qu’il faut connaître l’existence de manière approfondie. Dans ce film, le poète que j’interprète provoque le conflit, la destruction et la mort peut-être temporaire de son amour, mais pas forcément pour créer. Il veut voir si l’on peut détruire ce que l’on aime le plus pour le faire renaître. Tuer et ressusciter. Cela renvoie à la condition humaine plutôt qu’à celle du créateur. Au moment où il provoque ce chaos, il ne sait pas ce qui va se passer. Cette démarche destructrice ne fait pas partie d’un plan, elle se loge dans son subconscient. À ce moment-là, il essaie de voir quel est le pouvoir de la communication. Il tente de trouver une solution rationnelle, alors que sa femme est submergée par cette situation de manière très émotionnelle. Le couple se situe à des endroits très différents, ce qui fait qu’il n’est plus en position de communiquer.
L’INTIMITÉ
On n’est pas vraiment complets si l’on exclut l’intimité. On est plus vrais dans l’intimité que dans le social. Les philosophes s’efforcent de parler de la condition humaine comme si c’était une condition absolue qui appartient à tous les hommes. Dans cette mesure, Aristote essayait de savoir si l’homme était bon ou mauvais par nature. En conséquence, il y aura toujours des hommes qui auront envie d’expérimenter dans le domaine du voyeurisme et du libertinage et d’autres, pas. Ceux qui le font s’enrichissent de cette expérience. Les autres trouvent d’autres moyens pour éprouver des sensations. À partir du moment où l’on échappe à la structure narrative classique et qu’on se départit de tout jugement moral, on peut vraiment emmener l’histoire à un autre endroit qui a plus à voir avec le mystère de l’existence. Mais dès qu’on commence à raconter une histoire, on commence à juger. C’est lié à la nature même du medium.
VIOLENCE ET SOCIÉTÉ
La société mexicaine a beau être très inégalitaire, il existe une
connexion plus forte entre les individus. Jamais un propriétaire ne
parlerait à un employé en Europe, de la même façon qu’il s’adresse à lui
dans mon film. Il y a toujours cette idée de respect et de distance. Au
Mexique, cela se passe vraiment différemment.
Les deux hommes sont égaux. Bien sûr, le chef donne des ordres à son
employé mais quand ils blaguent, ils sont sur un pied d’égalité comme
s’ils appartenaient à la même classe sociale. C’est quelque chose que
j’apprécie beaucoup au Mexique. Je ne sais pas si ce film compte parmi
les plus violents que j’ai réalisés jusqu’à présent mais il est
assurément violent, autant que la vie peut l’être parfois. Nous devons
nous efforcer d’injecter de l’amour dans nos existences car l’amour est
plus fort que la violence. ■
Propos recueillis par Sandrine Marques