« … chaque homme est un morceau du continent, une partie de l’ensemble. »
Nul nomme n’est une île est un voyage en Europe, de la Méditerranée aux Alpes, où l’on découvre des hommes et des femmes qui travaillent à faire vivre localement l’esprit de la démocratie et à produire le paysage du bon gouvernement.
Des agriculteurs de la coopérative les Galline Felici en Sicile aux architectes, artisans et élus des Alpes suisses et du Voralberg en Autriche : tous font de la politique à partir de leur travail et se pensent un destin commun.
Le local serait-il le dernier territoire de l’utopie ?
Grand Prix – Entrevues – Festival de Belfort
Sélection – Sommet des Arcs
Réalisation, scénario : Dominique Marchais • Production : Zadig Films – Mélanie Gerin, Paul Rozenberg • Image : Claire Mathon, Sébastien Buchmann • Montage image : Jean-Christophe Hym • Son : Mikaël Kandelman, Emanuele Giunta, Marc von Stürler • Mixage : Mikaël Barre • Une production Zadig Films • Avec la participation de TV5 Monde, CNC, Ministère de la Culture et de la Communication – Direction générale des patrimoines • Et le soutien de la Région Île-de-France • Développé avec le soutien de la Région Basse-Normandie, la Procirep • Ventes internationales : Doc & Film International
Dominique Marchais
Ancien critique de cinéma aux Inrockuptibles, Dominique Marchais a réalisé Lenz échappé en 2003, court métrage librement adapté de la nouvelle de Georg Büchner. Depuis plusieurs années, il travaille sur les relations entre paysage et politique à travers la forme du cinéma documentaire. Le temps des grâces, état des lieux sur la modernisation agricole, constitue le volet « histoire » d’un travail sur la France rurale contemporaine dont La ligne de partage des eaux, en s’inscrivant dans le bassin versant de la Loire pour dépeindre un certain état du paysage ,français, est le volet « géographie ».
Filmographie
2003 Lenz échappé – court métrage
Festival du film de Vendôme 2004 – Prix spécial du jury
Festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand
Festival du film court de Paris
Entrevues, Festival de Belfort
2010 Le Temps des grâces
Festival international du film de Locarno
États généraux du documentaire, Lussas
Entrevues, Festival de Belfort
2014 La Ligne de partage des eaux
Festival international du film de la Roche-sur-Yon
Entrevues, Festival de Belfort
2017 Nul homme n’est une île
Entrevues, Festival de Belfort 2017 – Grand Prix
ENTRETIEN AVEC DOMINIQUE MARCHAIS
D’où vient le titre, Nul homme n’est une île ?
C’est le premier vers d’un poème de John Donne du début du 17ème siècle :
« Nul homme n’est une île, un
tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une
partie de l’ensemble ; si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en
est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le
manoir de tes amis ou le tien ; la mort de tout homme me diminue, parce
que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour
qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne. » John
Donne tisse un parallèle entre l’espace géographique, le continent, et
le genre humain. Cette analogie est lamême que celle que fait le film en
posant dans le même temps la question spatiale, celle du paysage si
l’on veut,et celle, politique, de la coopération, de la solidarité et du
changement. Comme le dit l’un des membres des GallineFelici : « Cela ne
sert à rien d’avoir sa jolie petite maison si dehors règnent les
bombardements ».
La question est dès lors de savoir comment s’ouvrir au monde tout en
cultivant sa différence. L’opposition entre le local et le global me
semble un peu spécieuse. Le local, ici, c’est une unité d’action, de
projet, plus que d’appartenance. Ou alors il s’agit d’une appartenance
parmi bien d’autres, à commencer par celle au genre humain.
Le film met ainsi en relation des situations locales très ,contrastées,
avec des cultures politiques et des contextes économiques différents,
mais qui, me semble-t-il, convergent. Il questionne la possibilité de
l’émergence d’un peuple européen, des gens qui travaillent les mêmes
questions, quise découvrent les mêmes postures, et qui ont un horizon
commun.
Pourquoi commencer et terminer votre film sur la fresque dite « du Bon et du Mauvais gouvernement » ?
Cette fresque m’a toujours touché. Elle est tellement riche de détails,
de gestes, de sensations, elle exprime un tel amour de la campagne
comme de la ville, qu’elle renvoie à l’enfance, à la façon dont on
regardait le monde quand on était enfant. La fresque de Lorenzetti est
par ailleurs très novatrice et c’est frappant quand on la compare aux
représentations de la cité qui lui sont contemporaines. Ces peintures,
admirables au demeurant, où la ville entourée de ses murailles est
portée à bout de bras par son saint patron, est une ville sans habitant
ni campagne. Alors qu’il y a chez Lorenzetti un réalisme, une dimension
documentaire, qui tranche absolument. Surtout, le politique y prend la
place du religieux. Et elle nous ditaussi que pour les Siennois de
l’époque, la cité, c’est dela ville et de la campagne qui l’entoure.
Cette question durapport entre les villes et leurs arrière-pays me
paraît trèsactuelle. Les discours contemporains occultent la question de
l’arrière-pays, de la charge qu’une ville fait peser sur son
environnement immédiat.
Dans votre film, vous vous intéressez davantage au « bon » gouvernement qu’au « mauvais »…
Le mauvais gouvernement, c’est le contexte général, il est partout.
Même s’il y a des responsabilités à établir et des luttes à mener, le
film ne cherche pas à désigner un coupable ou à incriminer un certain
état du capitalisme. Il se pose la question de la mobilisation, de la
participation à des projets collectifs ayant une portée politique. Je
voulais observer et esquisser des portraits de militants payant de leur
personne.M’approcher de cette zone où l’engagement tend à rendre floues
les frontières entre vie privée et vie professionnelle. Je voulais
filmer le politique comme quelque chose dans lequel on baigne en
permanence, quelque chose avec lequel on respire, avec lequel on dort.
En gros, filmer des gens qui font de la politique à partir de leur
travail, plutôt que des gens qui font de la politique leur travail.
Chiara
Frugoni, l’historienne qui commente la fresque, dit que c’est « la
première fois qu’un paysage devient narratif. » Peut-on considérer cette
phrase comme une mise en abyme de votre travail de cinéaste ?
En allant d’un collectif et d’un paysage à l’autre, Nul homme n’est une
île essaye lui-même de faire fresque. Pour moi, ce qu’expérimentent et
inventent sous nos yeux les Galline Felici ou les gens du Vorarlberg,
c’est la gouvernance de demain, fondée sur la conviction que
l’intelligence collective existe, que l’interdisciplinarité et la
souplesse intellectuelle sont possibles. C’est-à-dire tout le contraire
d’une administration cloisonnée et où le projet politique n’est jamais
énoncé.
Une question centrale dans mon travail est de partir d’un paysage et de
s’interroger sur la manière dont il est produit et par quels acteurs.
Le paysage devient ainsi une question éminemment politique. Convoquer le
maximum d’acteurs d’un territoire pour tenter de produire un projet de
paysage, c’est une expérience fondamentalement démocratique qui consiste
à formuler un projet politique à partir de ce qui nous est radicalement
commun : l’espace. Et il me semble que ce sont des expériences de cet
ordre que l’on peut observer à Vrin, dans le Bregenzerwald au
Vorarlberg, ou dans le projet agricole et social des Galline. C’est
aussi une démarche qui consiste à évaluer une politique à partir de ses
effets sur le visible, ce que fait la fresque de Lorenzetti.
En cela, Nul homme n’est une île est une forme de réponse à
mon précédent film, car dans La Ligne de partage des eaux j’ai filmé
beaucoup de lieux et de moments où on est sensé « aménager » le
territoire, et on voit bien que ce sont les logiques sectorielles qui
dominent, que chacun tire dans son sens et que personne ne regarde ce
que ces politiques contradictoires produisent comme paysage. Or, il y a
bien sûr un paysage de la finance, un paysage de la corruption, un
paysage du mauvais gouvernement : on vit dedans, il est fait de zones
franchisées, de ronds-points et de plateformes logistiques, il est
absurde et destructeur.
Pourquoi n’avoir rien tourné en France ? Des initiatives de
démocratie locale et d’aménagement original du territoire existent aussi
ici…
Bien sûr qu’il y a des choses qui se passent en France, mais dans un
cadre et une culture politiques qui a du mal avec ce genre
d’expériences, parce qu’en France on a du mal, au fond, avec la
démocratie. Le centralisme, le respect de l’autorité, de l’expertise et
de la hiérarchie y sont si forts…. Et le mot participation est certes à
la mode, mais on ne sait pas vraiment ce que ça veut dire. Il y a bien
eu une tradition autogestionnaire en France, il suffit de penser aux
GAM, les groupes d’actions municipaux, notamment à Grenoble. Mais on
n’est pas bien nombreux à s’intéresser à cette histoire… Donc, j’avais
envie de prendre l’air chez nos voisins et amis européens, histoire de
se comparer, de s’inspirer. Je voulais inscrire le film dans un cadre
européen, post-national, me libérer un peu des pesanteurs liées à cette
appartenance nationale, qui étouffe sans rassurer. Et personne ne peut
nier que le vent de la coopérative souffle plus fort en Italie qu’en
France. Il suffit de voir les multinationales que sont devenues les
coopératives agricoles françaises ! Et puis aussi je ne voulais pas
donner à voir des expériences sécessionnistes, en rupture, mais des
expériences qui se connectent entre elles, une mise en réseau du local à
l’échelle européenne. Donc montrer des collectifs qui se pensent moins
comme des résistants à une autorité, que comme des pionniers,des gens
qui ont vocation à être rejoints, des acteurs du changement.
Parce que pour vous, les initiatives que vous montrez dans Nul homme n’est une île, ne sont pas condamnées à rester des îles, ou, au mieux, des archipels ?
On ne sait pas comment les choses vont tourner, mais on peut déjà
observer des choses qui sont là, et qui sont plus que des niches. Les
lieux que je filme sont très vivants, très dynamiques.
Les Galline Felici, travaillent avec le cahier des charges de
l’économie sociale et solidaire et se pensent comme des acteurs de plein
droit du monde dans lequel on vit et non comme un isolat en résistance.
Ce qui les anime profondément, c’est d’être une force d’exemple, qu’on
les imite. Ils veulent que l’économie sociale devienne l’économie tout
court ! Cela explique leur totale transparence et leur accueil sur le
mode : « venez et inspirez-vous ».
Montrer une aventure coopérative entrepreneuriale, comme celle-ci,
capable d’agir dans un contexte très difficile (sans aucun soutien du
politique, sans recours possible à des institutions qui ne remplissent
par leurs obligations les plus élémentaires, dans un quotidien marqué
par des vols, des incendies criminels ou le pizzo, l’impôt mafieux),
cela secoue et cela donne de l’espoir. Si ces gens qui sont nos voisins
et nos contemporains y arrivent dans ces conditions, qu’est-ce que cela
dit de nous, de notre capacité d’acceptation ?
Et il me semblait ensuite important de mettre en relation cette expérience avec une région plus riche, comme celle du Vorarlberg, où la sensibilité aux enjeux écologiques et démocratiques a, contrairement à la Sicile, gagné la classe politique et l’administration. Je voulais mettre dans le même espace, dans le même film, des échelles et des moyens d’action contrastés. Pourquoi penser que c’est exclusivement à l’échelon local que le changement se fera, ou seulement grâce à l’action des États, ou bien sous l’effet des négociations multilatérales de type COP ? Il faut que toutes les échelles agissent simultanément.
Comment expliquez-vous la réussite des expériences que vous filmez ?
Je suis arrivé au Voralberg en me disant qu’une expérience comme
celle-ci pouvait se réaliser en Autriche car c’est un pays fédéral, du
moins très décentralisé. Mon idée était d’aller voir du côté d’une
Europe post-nationale, ou prénationale, qui ferait l’hypothèse du
national comme d’une parenthèse historique. Cela peut faire sens en
Italie, en Autriche ou en Suisse, mais c’est plus compliqué en France,
parce qu’on n’a jamais participé à cette histoire-là. Je suis donc
arrivé avec cette hypothèse fédérale, mais on m’a alors répondu « on
voit bien que tu es Français. »
Au Vorarlberg, on m’a expliqué que la spécificité de ce territoire
était surtout liée à l’importance de l’échelon communal et à ce qui
s’était passé dans les années 1970, avec les luttes contre la centrale
nucléaire. Il y avait eu beaucoup de manifestations et finalement un
référendum où le vote de ce petit Land a beaucoup pesé dans la balance.
C’est le seul cas où une centrale nucléaire a été construite et jamais
mise en service. Les Vorarlbergois en ont tiré le sentiment d’avoir
participé à une victoire et en ont gardé un certain intérêt pour
l’écologie. Il s’est passé là-bas ce qui se passait partout en Europe
dans les années 1970, après le choc pétrolier, avec des mobilisations
contre l’industrie nucléaire, un engouement pour l’éco-construction et
les énergies renouvelables. Mais, tandis que partout ailleurs le
Business as usual a repris la main et qu’on a remisé ces
expérimentations d’avenir, au Vorarlberg on a continué. Le mouvement des
Baukünstler, constitué de maîtres charpentiers et d’architectes
intéressés par l’écologie, les économies d’énergie et le retour au
matériaux bois, a persévéré dans cette architecture minimaliste et
écologique et, peu à peu, des maires de communes rurales les ont fait
travailler. En trente ans, la culture du bâtiment a été profondément
renouvelée et aujourd’hui c’est toute une région qui est mobilisée dans
la transition énergétique. Autant dire qu’ils ont au moins 20 ans
d’avance sur nous.
Cette réflexion, menée depuis presque 30 ans a lieu dans une région
plutôt conservatrice, mais qui a toujours eu une culture de méfiance
vis-à-vis de l’autorité. À l’époque, l’ordre des architectes, à Vienne, a
pris ombrage de ce qui se passait à l’autre bout du pays et qui n’était
pas très conforme aux règles en vigueur. Ils estimaient que les
personnes impliquées n’avaient pas le droit de signer les permis de
construire. Mais la population du Land et sa classe politique, en grande
partie par réflexe régional, ont pris fait et cause pour ce groupe
d’architectes, en jugeant que ce n’était pas à Vienne de dire comment
construire dans le Vorarlberg, la région qui a bâti tout le baroque
bavarois, tyrolien et suisse !
Cette réussite s’inscrit de fait dans une tradition très ancienne de
coopération de démocratie rurale, de goût de l’argumentation et des
décisions prises collectivement. C’est aussi une région sans « capitale
», polycentrique, où l’échelon communal est très vivace, avec des maires
qui sont maires à plein temps. Et ces maires, aidés par l’action du
Bureau des Questions du Futur, se conçoivent moins comme des décideurs,
que des gens en charge de créer les conditions de la participation
citoyenne à la vie communale. Ils ont acquis cette conviction :
l’intelligence collective existe ! Et ça marche !
Pour les Galline Felici, c’est pareil, la question de l’efficacité est
importante. C’est d’ailleurs ce qui m’a marqué dans tous les lieux que
j’ai filmés : la question de l’efficacité n’est pas taboue. Pour Roberto
Li Calzi, son fondateur militant, l’économie solidaire doit se montrer
aussi, voire plus, efficace que l’économie classique. Et cette exigence
les rend très innovants sur le plan organisationnel, commercial et en
terme de gouvernance. Comme ils ne sont pas soutenus par les banques,
tout est fondé sur la confiance avec leurs clients, au point que ces
derniers sont prêts à leur avancer la trésorerie. Transparence,
autocontrôle, rotation des responsabilités, participation de tous les
membres de la coopérative à la décision : tels sont les principaux
ingrédients du succès des Galline.
Qu’est-ce que le Bureau des Questions du Futur ?
C’est une institution sans équivalent. Il existe beaucoup d’organismes
spécialisés en démocratie participative, qui font de l’ingénierie de
débats ou de la prospective territoriale. Mais là, ce sont des
fonctionnaires de l’administration du Land. C’est une équipe
pluridisciplinaire d’agronomes, de sociologues, d’économistes, qui peut
être saisie par n’importe quel citoyen, entreprise, maire, collectif,
pour réfléchir à des questions de transition, de démocratie, d’écologie,
de gouvernance… Ils ont toute liberté, y compris celle de critiquer
leur hiérarchie.
Ils expérimentent donc sur l’administration elle-même. Ils ont mis en
place des échanges d’agenda, pour que les gensde l’urbanisme
travaillent, par exemple, une semaine dans lesecteur de l’éducation. Ce
qui me plaît, c’est qu’ils montrent que tout cela s’apprend, que ce
n’est pas une question idéologique, et qu’on peut changer une culture
politique.Même si cela ne se fait pas en un matin, cela ne prend pas non
plus un siècle.