Exploration libre des énergies et des rituels observés sur divers lieux de travail. D’un ouvrier à l’autre, d’une machine à la suivante ; de ces mains, ces visages, ces pauses, ces efforts, que peut-on établir comme dialogue absurde et abstrait entre l’homme et son besoin de travailler ?
Berlinale 2014
Cinéma du réel 2014
IndieLisboa 2014
Festival international du Film de La Rochelle 2014
Avec : Guillaume Tremblay • Emilie Sigouin • Hamidou Savadogo • Ted Pluviose • Cassandre Emmanuel • Olivier Aubin
Une présentation Metafilms • Scénario, production, réalisation Denis Côté • Image Jessica Lee Gagné • Son Frédéric Cloutier, Clovis Gouaillier• Montage Nicolas Roy • Supervision technique Annie Pressault / Vision Globale • Production Sylvain Corbeil, Nancy Grant • Coordination de production Audrey-Ann Dupuis-Pierre •
Denis Côté
Né en 1973 au Nouveau-Brunswick et établi à Montréal (Canada), Denis Côté fut critique de cinéma avant de passer derrière la caméra avec une série de courts métrages expérimentaux. Les états nordiques (2005) a lancé sa carrière internationale après avoir remporté le Léopard d’or de la compétition vidéo du Festival de Locarno et le Grand Prix indieVision du Festival de Jeonju (Corée du sud). Son premier long métrage pose les premiers jalons d’une démarche évoluant à l’écart des modes: mise en scène minimaliste, travail entre acteurs chevronnés et non-professionnels, environnements naturels à l’écart du monde et brèches narratives deviendront les matériaux de prédilection avec lesquels Denis Côté imposera sa marque.
Tourné avec des acteurs de théâtre bulgares, une équipe réduite et un financement non-institutionnel, Nos vies privées (2007) permettra à Denis Côté de brouiller davantage les frontières entre le cinéma expérimental, le film de genre et le cinéma-vérité, tout en accentuant son désir de s’éloigner du cinéma narratif traditionnel. Au Québec, le mode de production privilégié par Denis Côté pour ses deux premiers films attire l’attention des médias et inspire d’autres cinéastes-cinéphiles émergents à tenter l’aventure d’un cinéma «Do It Yourself» personnel et sans compromis. Avec Elle veut le chaos (2008), Denis Côté détourne les codes du film noir et tourne un huis clos rural monochrome à partir d’un scénario labyrinthique aux accents beckettiens. Pour ce faire, il fait appel pour la première fois à la directrice photo Josée Deshaies (L’Apollonide, La question humaine), qui collaborera avec lui sur deux autres projets, ainsi qu’à un casting composé de comédiens vétérans et de nouvelles têtes. Le film obtient le Léopard d’argent en compétition officielle à Locarno, puis faitpartie du palmarès des 10 meilleurs films de l’année établi par Jean-Michel Frodon, alors rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma. Le réalisateur renoue avec un mode de production guérilla l’année suivante sur Carcasses (2009). Conçue dans le cadre d’une résidence d’artiste, cette improbable rencontre entre un authentique brocanteur de ferraille solitaire et une milice d’autistes romantiques est remarquée par la Quinzaine des réalisateurs, qui invite le film à Cannes. Le film sera programmé dans de nombreux festivals internationaux et sera distribué au Canada, aux États-Unis ainsi qu’au Brésil. En 2010, il réalise le moyen métrage Les Lignes ennemies, sa première collaboration avec l’acteur québécois Marc-André Grondin, qui incarne l’un des combattants d’un bataillon perdu en forêt. Curling (2010) marque ensuite une étape importante dans la carrière de Denis Côté. Porté davantage sur les dialogues et des personnages à la fois riches et désoeuvrés, le film remporte deux prix – Mise en scène et Interprétation masculine – au Festival de Locarno, et permet au réalisateur de percer pour la première fois auprès du grand public. Puis, ni documentaire, ni oeuvre figurative, Bestiaire (2012) déconstruit la représentation traditionnelle des animaux au cinéma et confronte la notion de spectacle au grand écran. Lancée à Berlin (section Forum) et à Sundance, cette coproduction Canada-France se retrouve sur le palmarès «The Best Movies You May Have Missed in 2012» du New York Times.
En 2013, Vic+FLo ont vu un ours est présenté en compétition à la 63e Berlinale, et il lui est décerné le prix Alfred Bauer récompensant la créativité.
ENTRETIEN AVEC DENIS CÔTÉ
Comment situez-vous Que ta joie demeure, que vous décriviez comme « un film de vengeance », par rapport à votre précédent film, Vic+Flo ont vu un ours ?
Mes films de transition, qui sont des films-laboratoires, me gardent vivant entre deux gros films. Carcasses, Bestiaire ou Que ta joie demeure
existent dans leur réussite ou dans leur échec, dans leur
transformation à travers les années. Je vis avec et je peux continuer à
les regarder avec le public. À l’inverse, je ne peux plus vraiment
intervenir dans la durée de vie de Curling ou de Vic+Flo ont vu un ours, et mes « petits » films sont destinés à me « venger » des précédents industriels. Quand je réalise Curling ou Vic+Flo ont vu un ours, je veux que tout le monde m’aime, tandis qu’avec Que ta joie demeure,
je suis serein devant le fait que certains aiment et d’autres pas. Mes
petits films sont plus vivants. Ils sont faits comme des coups de vent,
sur des coups de tête. Ils sortent rapidement et je les assume. Je ne
voudrais pas que Que ta joie demeure soit vu comme un film
austère et c’est pour cette raison qu’il contient autant d’idées, afin
d’essayer de l’alléger à droite à gauche. Il a été tourné en huit ou
neuf jours, comme Carcasses ou Bestiaire. Le film est
né d’un élan soudain. C’est instinctif, libérateur et cela me permet de
retrouver l’énergie pour écrire le prochain film. C’est une brique très
importante, c’est le lien manquant entre deux gros projets.
Comment en êtes-vous arrivé à vous retrouver dans ces usines ? Quelle a été votre raisonnement en tant que cinéaste ?
Le succès de Bestiaire m’a tellement étonné que j’ai
voulu enlever tout ce qui pouvait me faciliter la tâche. Plus de
zoo, plus d’animaux… Je travaille par soustraction. C’est un peu
masochiste, je le reconnais. Je suis donc parti dans ces usines sans
aucun charme, en me demandant si je pouvais rester cinéaste dans ces
endroits. Il faut que j’aille dans des lieux que je ne connais pas.
C’était le cas pour Carcasses et Bestiaire. C’est
l’inconnu qui me guide. Tout ce que je n’ai pas dans ma vie, j’ai envie
d’aller le filmer. Je n’ai jamais fait de travail physique de ma vie et
je vais faire Que ta joie demeure. Je vais voir ces
travailleurs et ces gens me confirment qu’ils aiment leur boulot
parce qu’ils y oublient tout pendant qu’ils le font. Pendant 8 heures
par jour, ils ne pensent à rien. Ils ne sont pas bêtes pour autant, ils
préfèrent penserle soir avec leur famille, avec leurs enfants. Nous,
nous sommes toujours dans la réflexion parfois justifiée, parfois pas…
Ces gens sont dans une forme de paix avec eux‑mêmes.
Quelle était votre part d’intervention lors du tournage ?
Quand vous regardez Que ta joie demeure, dites-vous que c’est
moi le patron. C’est-à-dire que mon travail est de respecter le réel
que j’approche mais j’ai un désir de le bousculer qui est absolu et
assumé. Je ne veux pas influencer le réel de façon brutale, par
exemple en changeant la couleur des murs ou en obligeant les gens à
s’asseoir ailleurs pour rendre mon plan plus intéressant. Il faut donc
que je sois esclave du réel dans lequel je suis, tout en me
l’appropriant. Quand je commence un film, je me sens mal s’il n’y a pas
de contrainte. Par exemple, pour Carcasses, c’était le plan
fixe. Beaucoup de cinéastes veulent être dans une liberté absolue mais,
pour ma part, j’arrive dans des environnements qui me sont presque tous
hostiles. Pour Que ta joie demeure, j’étais plus ou moins
invité dans ces usines, j’avais l’autorisation du patron et tout le
monde me regardait en se demandant qui j’étais, d’autant que j’ai la
gueule que j’ai. Et j’étais incapable d’expliquer aux gens sur place ce
que serait mon film en moins de deux minutes. Et tant mieux. J’entre
toujours dans des endroits qui me sont hostiles et il faut que je
finisse par faire un film qui ressemble à un film de Denis Côté. Cette
équation est très excitante. Pour Bestiaire, je crois que j’avais réussi à mater un zoo et à en faire un zoo de Denis Côté… mais pour Que ta joie demeure, je
m’intéressais à un sujet peu sexy. Le travail a été abordé dans des
millions de films. Or, il fallait que j’intéresse les gens. Comment ? En
faisant un film un peu hypnotique, drôle, qui consiste en une prise en
otage des sens, agressif du point de vue sonore ; il fallait que ce
soit un feu d’artifices. Sur cette base, je voulais obtenir des
sourires et entendre des gens qu’ils n’ont jamais vu un film sur le
travail comme celui-ci.
Le travail est effectivement une occurrence centrale dans l’histoire du cinéma documentaire.
Moi, je suis souvent en réaction. Il n’y avait par exemple aucune
chance pour que je fasse un film militant. Je ne viens pas d’une société
où l’on passe des heures à débusquer les endroits où des travailleurs
seraient exploités. Il n’y a pas une industrie cachée où de pauvres
Chinois travaillent au noir. Non, je n’avais pas d’angle social choc à
trouver, de patron véreux à débusquer.Ce qui me restait était donc
l’idée du travail comme entité abstraite, avec la perspective d’une
expérience parfaitement ouverte, très esthétique, dans laquelle les gens
pourraient se projeter d’une façon plutôt légère. Chacun va chercher ce
qu’il a vécu. Certains spectateurs qui avaient travaillé dans une usine
de pain m’ont par exemple dit qu’ils avaient trouvé très touchant le
moment où les travailleurs sont en pause. Le film n’est pas plus
compliqué que cela, il consiste en une collection de moments.
Quelle a été la période de montage et comment s’est élaborée
la structure narrative ? Que ta joie demeure est en effet plus découpé
que Bestiaire, et la quantité de rushes importait sans doute moins que les possibilités d’agencement.
Le montage s’est fait de manière très rapide, en trois semaines,
parce que je ne tourne pas beaucoup. On avait une douzaine d’heures de
matériel. Chaque plan a été tourné très rapidement, après avoir
déterminé le meilleur axe. Mais il fallait, effectivement, trouver une
structure. Or, en tant que cinéphile, je ne veux pas voir de film comme Que ta joie demeure
si le cinéaste n’a pas de mots à mettre sur ce qu’il a fait.
J’essaye de construire un discours, d’avoir quelque chose à dire. Donc,
quand j’étais en montage avec Nicolas Roy, je lui disais que je ne
voulais pas que les plans s’enchaînent dans un ordre aléatoire et c’est
ainsi qu’est venue l’idée de monter le film comme une journée de
travail. Puis, je lui ai demandé que le montage sonore contribue à
donner l’impression que l’on bouge toujours dans le même environnement,
plutôt que d’être dans des entrées et sorties d’espaces. Chaque
spectateur peut ainsi se placerdans une réception plus ou
moins importante aux matières, aux textures, aux couleurs, aux
sonorités.
Pouvez-vous évoquer les deux ouvertures de Que ta joie demeure ? L’adresse dédiée au spectateur par une jeune actrice, puis la citation de Courteline : « Le travail est le lieu où les gens qui arrivent en retard croisent dans l’escalier ceux qui partent en avance. »
Dans ce prologue, il s’agit d’établir un contrat entre le film et le
spectateur. Cette adresse met le film à un certain niveau… Je déroule
le programme du film : c’est le film qui parle au spectateur et c’est le
patron qui parle au travailleur. J’ai demandé à l’actrice de jouer le
texte de manière érotique, avec un aspect un peu dominateur. Cela
annonce également qu’il va y avoir de la fiction dansce film qui
s’annonce comme « documentaire ». Puis j’ai ajouté la citation de
Courteline comme une trouvaille pour calmer le jeu et prévenir que le
film ne serait pas aussi lourd qu’il pourrait de prime abord
sembler qu’il ne se prend pas tant que çaau sérieux. Je voulais
commencer par de l’humour, et en distiller de temps en temps comme une
récompensepour le spectateur. Depuis Bestiaire, je pense beaucoup plus au spectateur.
Comment avez-vous travaillé l’irruption de la fiction dans Que ta joie demeure ? Il y a un aspect ludique danscette mutation que connaît le film.
Avec mon monteur, nous avons essayé beaucoup de choses. Met-on toute la
fiction à la fin ? Où va‑t-on la saupoudrer ? Qu’est ce qui est le
mieux ? Donc on est resté sur 45 minutes de travail en sachant que le
spectateur a toujours en tête l’adresse initiale de la jeune femme. Au
bout d’un moment, j’ai décidé qu’on avait assez vu de travail et que
l’on pouvaitdétendre le film avec de la fiction : le conte africain, par
exemple. La fiction fonctionne ici comme un lâché de chiens. Ce sont
des solutions trouvées pour dynamiser le film. J’ai donc pris des
acteurs en leur faisant dire des clichés sur le monde du travail en
essayant de rendre la proposition plus attachante.
Les travailleurs dans Que ta joie demeure sont de diverses origines ou nationalités.
C’est vrai qu’il s’agit d’un Québec que les médias reprochent
aux cinéastes de ne jamais montrer : un Québec métissé. J’avais
cette motivation en moi. Je voulais aller voir les « vrais »
montréalais, me coller à plusieurs nationalités. Que ce soit des
Marocains, des Portugais… Mais je ne voulais pas faire une
cartographie sociologique des travailleurs ou de leur accent… J’ai par
ailleurs toujours eu leur permission pour les filmer. C’était une
bataille personnelle d’aller à leur rencontre, d’établir au moins un
contact, une poignée de main chaleureuse. Cela sonne comme des
clichés mais je voulais les filmer à hauteur humaine, ne pas faire
preuve de condescendance. Je ne voulais pas d’images volées. Je voulais
du respect. Ce ne sont pas des amis pour autant, ma relation avec ces
gens n’a souvent duré que quelques minutes…
Même si vous avez tourné dans différentes usines, le spectateur a l’impression d’un seul et même lieu de travail.
Effectivement, j’aime beaucoup ce qu’on appelle les entités abstraites :
le monde du travail, la société… C’est pour cela qu’au montage j’ai
essayé de faire en sorte qu’il ne s’agisse que d’un seul et même
endroit. Il y avait une théorie des ensembles derrière tout ça. Ce n’est
pas pour rien si je présente Que ta joie demeure comme un
film sur l’idée abstraite du travail. Et je tenais à filmer un
travail industriel, fait avec les mains. Je voulais capter la beauté du
geste, les rituels…
Entretien réalisé par Nicolas Thévenin & Morgan Pokée