Réalité de Quentin Dupieux
Film soutenu

Réalité

Quentin Dupieux

Distribution : Diaphana

Date de sortie : 18/02/2015

France - 2014 -1h27- DCP - 1,85 - 5.1

Jason, un cameraman placide, rêve de réaliser son premier film d’horreur.
Bob Marshal, un riche producteur, accepte de financer son film à une seule condition :
Jason a 48h pour trouver le meilleur gémissement de l’histoire du cinéma….

Avec : Jason Tantra ALAIN CHABAT • Bob Marshall JONATHAN LAMBERT • Alice ELODIE BOUCHEZ • Reality KYLA KENEDY • Zog JOHN GLOVER • Henri ERIC WAREHEIM • Billie – Assistant de Bob ERIC PASSOJA • Mike – Père de Reality MATT BATTAGLIA • Gaby – Mère de Reality SUSAN DIOL • Dr. Klaus PATRICK BRISTOW • Jacques BRAD GREENGUIST • Dennis JOHN HEDER • Infirmière asile psychiatrique SANDRA NELSON

Réalisation, scénario QUENTIN DUPIEUX • Image, montage QUENTIN DUPIEUX • Décors et direction artistique JOAN LE BORU • Directeur de casting DONNA MORONG C.S.A. • Son ZSOLT MAGYAR, GADOU NAUDIN, WILL FILES • Effets visuels FABIEN FEINTRENIE • Producteur délégué GRÉGORY BERNARD • Producteurs DIANE JASSEM, JOSEF LIECK, KEVOS VAN DER MEIREN • Producteurs associés CHRISTINE PONELLE, FILIPE VIEIRA, PIERRE WEISBEIN • Producteurs exécutifs SINDO, GEORGE GOLDMAN, JAB • Une production REALITISM FILMS/REALITISM – GROUP/BOÎTE NOIRE • Avec la participation du CNC • En association avec la BANQUE POSTALE IMAGE 5 & 6 – MANON 2 & 3 • En coproduction avec VERSUS PRODUCTION • Avec l’aide de TAX SHELTER DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL BELGE et INVER INVEST • Production exécutive RUBBER FILMS – NOODLES • Avec la participation de CANAL+

Quentin Dupieux

Filmographie

2001 NONFILM
moyen-métrage diffusé sur Arte

2006 STEAK

2009 RUBBER
Festival de Cannes – Semaine de la Critique

2011 WRONG
Festival International de Sundance

WRONG COPS CHAPTER 1 [cm]
Quinzaine des Réalisateurs

2013 WRONG COPS

2014 REALITÉ
Festival de Venise – section Orizzonti

2018 AU POSTE !
LE DAIM

ENTRETIEN

ENTRETIEN AVEC QUENTIN DUPIEUX

Réalité devait se tourner en France au départ.
Il y a eu plusieurs versions de ce film, au début certains passages devaient même se tourner en Corée. On a cru que les financements qu’on allait avoir en France allaient être avantageux et ça n’a pas marché comme on voulait. On l’a finalement tourné à Los Angeles car c’était moins cher de le faire là-bas.

Néanmoins tu as gardé l’idée des acteurs français.
C’était un film où les dialogues étaient travaillés et ciselés en français. En anglais ça ne marchait pas. Mais totalement en français ça aurait été perturbant. J’ai donc utilisé cette petite astuce du bilinguisme pour qu’on ne se retrouve pas dans un monde trop étrange et éviter que le spectateur se demande pourquoi les personnages parlent français en Californie.

Cela dit Los Angeles est parfois méconnaissable. D’où vient cette incroyable maison où le producteur a ses bureaux ?
C’est une maison qui se trouve à Malibu. Ma femme, qui s’occupe de la direction artistique et des décors, a bataillé pour qu’on puisse y tourner. Au départ, le propriétaire n’était pas très chaud. Il loue sa maison très chère pour des week-ends mais ne l’avait jamais fait pour un film. Elle était bien au dessus de nos moyens. On a quand même insisté car il se trouve que le propriétaire est un grand cinéphile. Il a adoré le scénario si bien qu’il nous a laissé tourner chez lui pour un prix raisonnable. C’est donc la première fois que la maison apparaît dans un film, un peu comme si on l’avait construite exprès. Elle porte un beau nom d’ailleurs, Raven’s Eye, L’oeil du corbeau.

Le film est une sorte d’aboutissement, après la parenthèse que constitue Wrong Cops.
On pourrait dire que Réalité contient mes trois autres films effectivement. Il y a un peu de Steak, de Rubber, de Wrong.

Oui, mais sans que ça soit une compilation maladroite.
L’avantage de ce film sur les autres c’est qu’il a traversé les années. La première version du scénario date même d’avant Rubber. C’était déjà une version très aboutie même si l’histoire était plus touffue, plus complexe, avec davantage de personnages. Mais c’était déjà quasiment le film actuel. Après la post production de Rubber j’ai encore retravaillé le scénario en pensant que ce film allait être le suivant. Finalement ça n’a pas été possible parce qu’Alain Chabat n’était pas disponible. Par la suite, entre chaque film je retravaillais le scénario. Réalité m’a suivi pendant cinq ans. Je me suis servi des autres films pour perfectionner celui-là. D’ailleurs, initialement le projet de film que décrit Jason au producteur c’était quasiment l’histoire de Rubber. Quand on a compris que Réalité n’allait pas se faire tout de suite, on s’est dit que se serait une bonne idée de tourner ce film raconté par Jason. A force de le retravailler, j’ai fini par connaître le scénario de Réalité au mot près. C’est un aboutissement dans la mesure où c’est moins une nouvelle étape que la conclusion d’une époque.

C’est aussi un aboutissement d’ordre formel.
A chaque film j’ai toujours une envie de définir un code stylistique. A chaque fois j’imagine un terrain de jeu comme moyen d’expression qui me permet de travailler. Par exemple sur Wrong Cops, c’était l’image un peu crade, le zoom, ces vieilles lentilles pourries. Ça me permet d’avoir un cadre. Pour Réalité je crois que j’ai utilisé tous les codes formels de mes autres films. Par exemple le zoom électrique très lent qu’aux Etats-Unis on appelle « ghost zoom » qui, mis au minimum, est quasi imperceptible. C’est quelque chose que j’avais expérimenté sur Steak. Je crois que cette fois j’ai été beaucoup plus libre d’utiliser tout ce que j’avais déjà testé. Pour une fois il n’y avait aucun dogme.

J’ai aussi le sentiment que c’est ton film le plus impudique, le plus intime. Est-ce que ce sont tes peurs qui sont mises en scène ?
Pas à ce point là, mais effectivement par rapport à mes autres films qui sont de pures fantasmagories, je me suis servi de mes expériences pour imaginer Réalité. La scène avec le producteur où Jason pitch son projet vient de ressentis que j’ai éprouvés dans les bureaux de deux producteurs. C’était des moments d’angoisse pure. Avoir une envie folle de réaliser un projet et se retrouver face à la mauvaise personne pour en parler ça m’est effectivement arrivé. Même si je l’ai transformé en comédie, c’est un moment d’une violence inouïe. En revanche, tout ce qui concerne Jason en tant que tel est plutôt très loin de mon quotidien. Je n’ai jamais fait les cauchemars qu’il fait. Par contre il y a un peu de moi chez tous les autres personnages. Je m’identifie complètement à Zog, le réalisateur qui fait son film sur la petite fille qui dort. Mais pas parce qu’on dit que c’est un génie à la fin hein ! (rires) Eric Judor s’est moqué de moi à la fin de la projo à ce sujet !

Les autres films avaient été écrits très vite à la différence de celui-ci.
Exact. C’est la première fois que je trimballe un script aussi longtemps. D’autant plus que j’ai attendu encore plus longtemps que prévu pour tourner Réalité alors même qu’on avait le feu vert d’Alain Chabat et l’argent pour le faire. J’ai fait une sorte de « chantage » à mon producteur car je ne me voyais pas le faire juste après Wrong. Les deux films me semblaient trop proches dans la bizarrerie, même si au final ils sont assez dissemblables. Il fallait que je fasse un film un peu dégueulasse, un peu bête, qui a été Wrong Cops. Ensuite j’étais fin prêt. Ça a été mon tournage le plus relax. Je connaissais chaque rotule du film, chaque morceau de dialogue. Comme on avait un peu plus d’argent que d’habitude, j’ai pu davantage prendre mon temps. Sur un film comme Wrong Cops, qui s’est tourné façon commando, j’ai rarement deux bonnes prises. Et les acteurs de Réalité ont été formidables. Alain notamment a décidé de respecter le texte à la virgule près pour apporter ensuite mille petits trucs personnels. J’ai aussi redécouvert le travail avec des acteurs dans ma langue d’origine. On peut aller plus dans le détail. Comme je ne suis pas bilingue il y a plein de moments dans mes films en anglais où je peinais à exprimer une nuance.

Tu as un exemple à nous citer pour illustrer ton travail avec Alain Chabat ?
J’ai inventé un personnage imaginaire qui s’appelle Manu, mais jamais je n’ai donné la moindre explication à Alain à ce sujet. Manu pour moi c’est un mec hyper sympa, avec des envies mais qui en même temps est relax. C’est difficile à expliquer parce que ça relève davantage du feeling. Souvent sur le tournage je disais à Alain « fait le plus Manu ». Ça nous faisait marrer mais en même temps ce personnage imaginaire nous a été très utile. Ce type de complicité d’esprit, je ne l’ai jamais eu avec un acteur américain, tout simplement parce que ce n’est pas le même monde. Les américains sont souvent plus techniques, même s’il faut se garder de généraliser bien sûr. Avec eux le travail est très agréable parce que cet aspect technique fait qu’on se contente de gérer des paramètres concrets avec eux. Avec un acteur comme Alain Chabat il faut s’y prendre différemment. J’avais vécu à peu près la même chose avec Eric et Ramzy sur le tournage de Steak. Il ne faut pas leur donner des indications habituelles de jeu. Je vais donner un exemple. A mi chemin du tournage de Réalité, on fait la scène où Alain arrive dans ce qui est censé être un asile. On a fait deux ou trois prises mais Alain n’était pas satisfait, il trouvait que ça sonnait faux. Comme nous sommes devenus complices, je lui ai simplement dit qu’il fallait le faire comme s’il entrait dans une boulangerie. Il a dit bonjour comme s’il allait acheter du pain, c’était génial !

C’est une chose que tu n’aurais pas pu faire avec un américain ?
Non, parce que la référence « boulangerie » est différente. Ça n’évoque pas la même chose, cette manière un peu légère, enjouée, de dire « bonjour ». A Los Angeles on entre différemment dans une boulangerie. Et puis la connivence qu’on avait sur un gag comme « Manu » vient du fait que ça fait appel à une culture commune. Manu, pour nous deux, ça voulait un peu dire le technicien à la cool avec une queue de cheval, ou quelque chose comme ça.

Ce sont des références informelles que seuls peuvent comprendre ceux qui habitent un lieu commun, une culture et une langue communes en somme.
Exactement. Et il y a eu plein d’autres moments du même ordre avec Alain. Comme c’est quelqu’un de très perfectionniste, on a essayé tout un tas de choses différentes. Sur mes autres films la question que se pose les comédiens à un moment donné, je ne me la suis pas forcément posée. Parce que c’est souvent une scène écrite intuitivement et rapidement, sans réflexion préalable. Au moment où je tourne il m’arrive parfois de me demander de quoi je parle. Dans le cas de Réalité c’était autre chose parce que je connaissais le film par coeur et qu’il avait eu le temps de murir en moi pendant toutes ces années. Je pouvais expliquer clairement mes intentions à tout le monde.

Quel a été le point de départ du film ?
Je suis parti de la scène de discussion de 15 mn entre Jason et le producteur. C’est une scène que j’ai écrite très tôt, juste après Steak, il y a peut-être 6 ans de cela. Ça a été très retravaillé depuis, mais pour l’essentiel la scène existait depuis longtemps. Je n’avais pas de but, la seule idée qui me plaisait c’était l’esprit que dégageaient la scène et les personnages. Initialement le récit était beaucoup plus tentaculaire, avec tout un tas de personnages. Les trucs se croisaient davantage.

Il y a des personnages qui au début sont complètement déconnectés les uns des autres avant que les lignes narratives finissent par se rejoindre. C’est presque angoissant la façon dont tout se rejoint de manière à la fois logique et illogique. Et ce n’est jamais prévisible.
Oui, c’est mon fer de lance. Une fois que j’avais tous les personnages dans leur monde, c’était comme un jeu de les connecter entre eux. J’ai appliqué la mécanique des rêves au récit. La visualisation des rêves est souvent mal faite au cinéma, c’est parfois un peu grotesque. On oublie que ce qui fait la particularité des rêves c’est qu’ils sont portés par une mécanique souvent perturbante. Les choses sont connectées de manière étrange. Par exemple quand un personnage change soudainement d’identité. J’adore ce genre de choses. Ça me passionne bien au delà du gag.

En ce sens c’est peut-être ton film le plus buñuelien. On pense à ce moment du Charme discret de la bourgeoisie où les rêves des personnages sont enchâssés les uns dans les autres. Ce n’est pas simplement la dimension onirique des rêves que tu mets en scène, c’est cette logique aberrante du récit. Dans Réalité une porte ouvre sur une autre porte, c’est sans fin.
Oui, c’est construit comme un labyrinthe. Ce qui est très bizarre, c’est que je n’ai fait que simplifier ce film dans les réécritures successives. Initialement le film était beaucoup plus fou. Ça peut paraître paradoxal mais c’est en simplifiant toutes ces idées que j’ai obtenu ce truc à la fois limpide et complexe. J’ai rendu le film plus abstrait. A mesure que j’avançais c’est devenu comme un rêve.

Le « No Reason » qui ouvrait Rubber était une sorte de déclaration d’intention, un geste absurde où tu revendiquais la gratuité. Dans Réalité tu n’as plus besoin d’un geste aussi brutal pour affirmer la dimension poétique de ton univers. C’est beaucoup plus serein.
Ce « No Reason » était surtout là pour justifier la naissance du pneu. Je trouvais ça ennuyeux d’expliquer pourquoi le pneu prenait vie. Ne pas l’expliquer c’était hyper beau, mais il fallait expliquer que je n’allais pas l’expliquer en quelque sorte. Wrong Cops c’est un film du « No Reason », complètement arbitraire. C’est une chose que j’utilise pour avoir accès à des zones de mon esprit qui échappent aux constructions habituelles. Wrong c’est la même pulsion au fond. Réalité est l’aboutissement de cet état d’esprit, mais j’utilise la mécanique des rêves de manière encore plus explicite, j’en fait le sujet, la matière même du film. Mais j’ai extrêmement peur de m’enfermer dans un seul type de films. Je pense que j’ai la même maladie que beaucoup de réalisateurs, qui consiste à faire le même film toute sa vie. Je lutte contre ça en « cassant le jouet » à chaque nouveau film, pour reprendre une expression de Jonathan Lambert (l’acteur qui joue le producteur). Rubber est devenu culte aux Etats-Unis et j’aurai pu dérouler du Rubber, trouver d’autres idées conceptuelles rigolotes, continuer à mettre de la musique rétro. Mais je préfère casser le jouet !

Tu construis un film contre un autre.
Exactement. J’ai besoin de rejeter le film d’avant. Sinon je n’ai aucune raison d’en réaliser un autre. Au regard de mes autres films, Réalité est je crois dans une autre dimension. Le titre est explicite d’ailleurs. On n’est plus dans un univers de bande dessinée. Steak, je le vois comme une BD. J’ai le sentiment que Réalité est plus viscéral. Notamment grâce à la présence d’Alain Chabat. Pour la première fois, je mets en scène un personnage qu’on peut aimer. J’ai toujours eu l’impression que mes personnages étaient soit détestables, soit trop bizarres pour être aimés. Or ce personnage est aimable, gentil. Le personnage du scénario était déjà sympathique mais c’est Alain Chabat qui l’a rendu extrêmement attachant. Ce qui, à mon sens, créé une connivence qui n’a jamais autant existé dans mes autres films.

Pourquoi cette envie d’un personnage sympathique ?
Difficile à dire. Je pense que c’est pour faire émerger un aspect de ma personnalité. J’ai vécu ce genre de situations embarrassantes et humiliantes chez ce type de producteurs. Je l’ai très mal vécu intérieurement mais j’y retournais le lendemain, comme Chabat dans le film. Je subissais la violence de ces mecs mais sans qu’il y ait la moindre réaction de ma part. Ça aurait pu être une mécanique un peu vaine. Or on est vraiment très angoissé pour lui. Il y a une belle adéquation entre le mécanique et le vivant. Je pense sincèrement que le mérite en revient beaucoup à Alain. J’ai vu comment il aborde chaque scène. Il vit intensément les choses. Et de manière générale je dirais que c’est un de mes films les moins froids.

Il y a quelque chose de très beau dans la manière de jouer d’Alain Chabat. Il est comme flottant, presque évanescent.
Oui, il est en l’air. Quand j’avais 15 ans, j’étais absolument fan des Nuls. Alain Chabat était mon héros. Il y avait un truc impalpable, on ne saisissait pas bien ce qu’il était, il avait une magie indéfinissable. Et quand je l’ai vu dans des rôles plus sérieux je le trouvais tout aussi fascinant. Je ne voyais pas un acteur en quelque sorte, mais autre chose, plus mystérieux, plus étrange.

Comment s’est passée la rencontre ?
En plusieurs étapes. Je venais de tourner Non Film et j’ai envoyé une vhs du film au bureau d’Alain Chabat. C’est la seule fois de ma vie où j’ai fait ça. Il m’a fait des retours par mail hyper gentils. C’était quasiment une fiche de lecture ! J’ai fini par aller à son bureau et tandis que nous étions tous les deux dans l’ascenseur j’ai été pris d’une angoisse à l’idée que je n’avais rien de concret à lui proposer. J’avais mis la charrue avant les boeufs. On s’est revus trois ans plus tard. Il avait lu une première version du scénario mais c’était une période où il travaillait beaucoup. Alain est instantanément devenu mon frère, mon père, mon oncle, tout ce qu’on voudra. Après une micro gêne qui tenait au fait que je rencontrai mon héros, nous avons très vite été complices. Alain est quelqu’un d’entier, il n’est pas comme certaines personnes qui s’inventent une fausse personnalité.

Il y a une vraie cohérence entre ta rencontre avec Eric Judor et celle d’Alain Chabat. Ils partagent un peu le même jeu un peu candide, une façon de ne jamais surplomber leur personnage, une même étrangeté.
Je suis complètement d’accord. Et ils partagent un même génie aussi. Je n’avais jamais connecté les deux comme ça mais je souscris entièrement à cette idée. Ils ont une même façon de ne pas être conscients de ce qu’ils font. On n’a jamais l’impression que c’est calculé.

Il y a un peu de ça chez Eric Wareheim aussi, qui dans Réalité joue le proviseur qui s’habille en femme et un des flics de Wrong Cops.
Ce que j’aime chez ces trois là c’est la complexité. Face à eux, on ressent des choses invisibles qui vont bien au delà de ce qu’on a devant les yeux. Ils sont à la fois identiques et différents de ce qu’ils sont dans la vie. J’ai l’impression de voir les personnes que je connais mais dans le fond je vois bien qu’ils incarnent aussi un personnage de cinéma. La frontière est indéfinissable. Je me vois bien travailler avec eux de nombreuses années encore. Je ressens la même chose avec Steve Little, qui a cette même complexité. Ces acteurs ne sont pas uniquement dans la déconnade. Chabat est extraordinaire dans la scène où il s’évertue à trouver des cris, enfermé dans sa voiture. Un acteur très bon techniquement n’atteindra jamais un tel niveau. On sent bien que Chabat ne cherche pas à simplement nous faire rire avec des cris. La tentation de simplement vouloir faire rire est forte d’ailleurs avec une pareille scène. Or là c’est beaucoup plus habité. Il transmet un doute, quelque chose d’hyper touchant.

Ça pourrait être le morceau de bravoure du film et ça ne l’est pas. On penche davantage vers l’humain.
Oui, c’est vrai, parce que cette scène est hyper intime en fait. On a même l’impression qu’il ne le fait pas pour la caméra. Il cherche vraiment, presque pour lui-même. Je ne m’étais même pas posé la question de savoir quel type de cris on allait faire. Je n’en avais même pas parlé avec Alain pour savoir si ça devait être loufoque ou sérieux. Je voulais juste qu’il ait un vrai dictaphone et qu’il puisse s’en servir. Alain a fait tout le reste. Dans le scénario il y avait simplement écrit « gémissement numéro 45 ». J’ai d’ailleurs pris une petite gifle lors du tournage de cette scène. Je n’avais pas du tout prévu que, lorsqu’il réécoute ses cris, la compression de la bande allait rendre le cri saturé et donner cette impression de cri de série Z. Il n’y a aucun sound design. Alain aimait beaucoup cette idée du cri parfait, ça l’habitait. Il pensait beaucoup à ce cri très connu, le cri Wilhelm, qui est utilisé dans de nombreux films. Cette scène fonctionne parfaitement avec Alain parce que ce n’est pas dingue d’imaginer Alain Chabat en train d’enregistrer des cris dans une bagnole. C’est cohérent avec sa personnalité.

Celle qui est aussi incroyable c’est la gamine, Kyla Kenedy.
Elle est phénoménale. Je l’ai trouvée grâce à la directrice de casting avec qui je travaille depuis quelques temps maintenant et qui comprend parfaitement mes demandes. C’est elle qui fait passer les auditions car je trouve toujours assez délicat ces moments où on dirige les comédiens pour n’en sélectionner qu’un seul. Quand je regarde la vidéo je sais immédiatement si ça va marcher ou pas. Si quelqu’un arrive à bien jouer dans un contexte complètement aride où le son est pourri, la lumière laide, l’image dégueulasse c’est qu’il a vraiment du talent.

C’est un rôle de composition où est-ce qu’elle a cet air taciturne, presque mauvais dans la vie ?
Non, elle est super joyeuse dans la vie !

On a l’impression qu’elle comprend parfaitement le film dans lequel elle est.
Complètement. Elle a réfléchi, posé des questions à ses parents, à moi. Elle ne fait pas ça pour déconner, elle est très perfectionniste. C’était comme travailler avec un adulte confirmé. Depuis elle a joué dans la saison 4 de Walking Dead d’ailleurs. Elle va devenir une actrice importante je pense. Le soir elle venait me voir et me disait que si j’étais déçu on pouvait refaire la scène. Ce qui peut être gênant parfois chez les enfants comédiens, c’est cette soif de succès. Beaucoup font ça parce qu’ils se rêvent en Di Caprio. C’est malsain. Tandis que Kyla ressemblait davantage à une comédienne de théâtre très impliquée.

C’est presque le personnage le plus adulte du film en fait.
Oui c’est beau de voir ça chez un enfant. Autant Chabat rend le film aimable et touchant. Autant elle c’est le ciment. Si cette petite fille ne croit pas à l’existence de cette cassette vidéo, d’une certaine façon le film s’effondre. Ou en tout cas ça aurait risqué de devenir juste anecdotique si elle n’avait pas été habitée par tout ça. Il y a des nuances dans son jeu qui sont incroyables, notamment dans ses regards.

Peux-tu nous parler de cette obsession pour les animaux morts qui parsèment le film. Que ce soit le costume du rat que porte le présentateur télé ou le sanglier mort qui régurgite la cassette vidéo.
Cette idée de cassette dans un sanglier je l’avais depuis longtemps et je l’ai reconnectée au film, presque par hasard. Si cette cassette vidéo c’est le cauchemar de Jason, j’adorais l’idée que ça vienne des entrailles. C’est sans doute un retour de Videodrome dans mon cerveau. Je m’en suis rendu compte au montage. Le film de Cronenberg est un des chocs de ma jeunesse. J’avais vraiment le sentiment à l’époque qu’il nous parlait d’un truc hyper important. Cette cassette vidéo qui rentrait dans le ventre, ça voulait dire tout un tas de trucs qui étaient difficiles à exprimer. En tout cas il y avait ce ton hyper important que j’ai retrouvé en plongeant cette cassette dans les entrailles du sanglier. Si c’était juste une cassette qu’elle trouvait dans la rue, ça n’aurait pas eu le même sens, ni la même importance.

Ce qui est amusant c’est que la vision de la petite fille est remise en cause par ses parents, en vertu de principes cartésiens, logiques.
Je trouve que c’est toujours rassurant quand il y a des données concrètes. J’adore quand on revient à la réalité solide. Il y a plein de films un peu cinglés qui m’ennuient au bout d’un moment car ils sont trop loin des vraies choses. C’est le danger avec les rêves, le travail de l’imagination. C’est tentant d’aller très loin, de décrocher, de perdre pied. Or j’ai toujours cette crainte d’être tout seul dans mon trip. C’est peut-être ça mon vrai cauchemar : faire un film qui ne plairait qu’à moi. C’est pour ça que je m’efforce toujours d’utiliser les codes de la vraie vie.

Pourquoi avoir utilisé Music With Changing Parts de Philip Glass et pas une de tes compositions ?
Wrong Cops je l’ai fait aussi pour en finir avec ma propre musique. Depuis Steak j’ai toujours eu le sentiment d’être en train de bricoler la musique. Autant j’ai le sentiment de savoir écrire un scénario, autant je crois être un bon cadreur, un bon directeur d’acteur et un bon monteur, autant je me trouve nul en tant que musicien. C’est mon outil le moins efficace. J’ai été assez content de la collaboration avec Gaspard Augé sur Rubber. On a réussi créer des morceaux qui ont élevé le film par rapport à ce que j’aurais pu faire tout seul. Mais globalement j’ai conscience que ma musique enferme le film et l’empêche d’être universel.

Tu as choisi Philip Glass qui fait de la musique répétitive, ce qui le rapproche de la techno en un sens.
Oui, mais c’est bien différent de ce que je pourrais faire. Ce morceau de Philip Glass date de 1971. Quand on l’écoute, dans le film, ça a l’air tout simple mais en réalité c’est un morceau de près d’1h30 qui ne cesse d’évoluer de manière subtile. Je n’en utilise que les cinq premières minutes. J’aurais pu faire une musique Canada Dry qui imite Philip Glass mais ça aurait été nettement moins inspiré.

Pourquoi n’avoir utilisé que les cinq premières minutes ?
J’ai écouté toute la discographie de Philip Glass. Je cherchais le truc parfait et je suis tombé amoureux de ce morceau. Vu sa durée, l’idée au départ était d’utiliser plusieurs passages du morceau, d’autant plus qu’on avait réussi à négocier les droits avec les éditeurs. Mais en cours de montage je me suis rendu compte que si on n’a pas le démarrage, le morceau est incompréhensible.

Cette façon d’utiliser les cinq premières minutes du morceau crée une impression de boucle sans fin, ça devient presque angoissant. Il n’y a jamais de climax, on revient toujours au même point.
J’en suis venu à cette conclusion très vite, sur le tournage, avant même de penser à Philip Glass. Je n’avais pas envie de faire une BO, d’accompagner le film avec des petites intentions musicales comme on le fait d’habitude. Il fallait un seul morceau de musique qui revienne sans cesse. 

Cela colle parfaitement avec l’idée que Jason ne sort jamais du rêve, il n’y a aucune porte de sortie. 
Oui, c’est ça, on ne sort jamais de la boucle.

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chauvin