Un jeune homme rêveur se réincarne dans cinq époques. Tandis que le XXe siècle défile, une femme suit sa trace…
Liste artistique
Rêvolveur Jackson Yee | La Grande Autre Shu Qi | Le Commandant Mark Chao | Tai Zhaomei Li Gengxi | Mr. Luo Huang Jue • L’esprit de l’amertume Chen Yongzhong | La Petite Fille Guo Mucheng | Le Vieux Maître Zhang Zhijian | La Fille de service Chloe Maayan | L’homme décédé Yan Nan
Liste technique
Histoire et réalisation Bi Gan | Scénario Bi Gan, Zhai Xiaohui d’après une histoire de Bi Gan | Image Dong Jingsong | Son Li Danfeng | Montage Bi Gan, Bai Xue | Costumes Hwarng Wern-Ying | Musique M83 | Décors Liu Qiang, Tu Nan | Producteurs Bi Gan, Wan Juan, Shan Zuolong, Charles Gillibert, Yang Lele



Bi Gan
Né en 1989 à Kaili, en Chine, Bi Gan a fait ses études à l’Institut de communication du Shanxi, à Taiyuan. Passionné de poésie et de cinéma, il fait ses premiers essais de films à Kaili, monte un atelier de vidéos, et réalise le court-métrage Le Sutra du Diamant qui reçoit la mention spéciale du jury dans la catégorie Asian New Force du Festival IFVA (incubateur de films et médias audiovisuels d’Asie à Hong-Kong). En 2014-2015, il réalise son premier long-métrage, Kaili Blues. Sélectionné dans soixante-dix festivals, le film reçoit le prix du meilleur cinéaste émergent dans la section Cinéaste du présent au Festival de Locarno en 2015, la Montgolfière d’Or au Festival des trois continents de Nantes et le Best New Director Award au Golden Horse Awards. En 2018 sort son second long-métrage, Un Grand voyage vers la nuit, une fresque monumentale en relief. Le film est présenté dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes 2018. Il réalise en 2022 le court-métrage A Short Story, histoire racontée à travers les yeux
d’un chat. Resurrection est son troisième long-métrage et son deuxième co-produit avec la France.
FILMOGRAPHIE
2025 – Resurrection
2018 – Un Grand voyage dans la nuit
2015 – Kaili Blues
Entretien avec Bi Gan
Votre dernier long métrage remonte à sept ans déjà. Quelle est l’origine du projet Résurrection ?
Après Un Grand voyage vers la nuit, quelque chose de très particulier s’est produit : le monde entier a traversé la pandémie. En réalité, avant 2020, j’avais déjà commencé à écrire mon prochain long métrage.
À l’époque, c’était l’étude psychologique d’un meurtrier, inspirée par un fait divers. Je voulais tourner le film différemment, avec une approche extrêmement « concrète », pas au sens réaliste, mais avec une profusion de détails. J’avais beaucoup réfléchi au thème du « destin de l’humanité », d’où l’idée d’explorer le destin d’un tueur. J’ai travaillé sur ce projet par à-coups jusqu’au début de 2020. Un jour, j’étais assis là et j’ai soudain réalisé qu’il me fallait peut-être repenser complètement ma création. Alors j’ai mis de côté tout ce que j’avais écrit et abandonné le sujet sans hésiter. J’ai décidé d’écrire une nouvelle histoire, et inconsciemment, j’ai pensé qu’elle devait s’inscrire dans une perspective séculaire.
Quand vous dites « séculaire », vous parlez donc d’une histoire qui remonterait le temps sur un siècle, en condensant l’expression de ce siècle passé dans la durée d’un seul film ?
Oui. Je pense que ce qui me vient le plus naturellement, c’est d’utiliser le langage du cinéma. Le cinéma a sa propre histoire, et j’ai une vision claire de cet héritage cinématographique. Mais dans cette continuité, je sens que chaque terre, chaque peuple a son propre destin. Et dans ce destin centenaire, une question émerge naturellement : aujourd’hui, que signifie l’existence d’une personne née dans un lieu précis, avec un sang, des gènes particuliers ? Quel est le questionnement philosophique qui la hante ? On retrouve souvent cela dans la littérature : un personnage,
un symbole, tourmenté, aspirant à quelque chose de meilleur tout en se détruisant à sa manière. Il se retrouve soudain emporté par un destin qu’il ne maîtrise pas, un destin qui pourtant est universel, bien au-delà d’un pays ou d’un peuple. C’est ce qui m’a poussé à créer un « monstre cinématographique », car le cinéma lui-même est le medium idéal pour exprimer cela. En travaillant sur ce film, j’ai voulu le saturer d’informations, faire vivre au public un siècle entier en deux heures et demie, comme s’il était ce monstre. Je cherché à ressusciter cette beauté qui appartenait autrefois au cinéma.
L’Histoire – ou plutôt l’historicité – semble être quelque chose qui ne vous intéressait pas vraiment auparavant ?
Dans mes œuvres précédentes, il n’y avait pas cette dimension historique, ou plutôt, les repères temporels y étaient toujours effacés, parce que je ne m’en préoccupais pas. Mais quand j’ai commencé à remonter le fil de mon identité, un passé s’est imposé à moi, et avec lui, l’Histoire. C’est ce qui m’a poussé à vouloir comprendre ce qui s’était vraiment passé.
Donc, dès le départ, ce projet était conçu comme un dialogue avec l’histoire du cinéma ?
Disons qu’au début, l’idée était là. Puis pendant un temps, j’ai essayé d’éviter toute référence au cinéma. Je me demandais si cette entité pouvait ne pas être un « monstre cinématographique ». Mais à l’approche du tournage, j’ai réalisé qu’on ne pouvait pas échapper à cette créature, et les autres directions ne me convenaient pas, puisque je n’avais rien trouvé de mieux. Peut-être que, dans mon esprit, il avait déjà pris cette forme. Peu à peu, j’ai donc développé l’histoire de ce monstre de cinéma, errant à travers les illusions d’un siècle. Au fil de la centaine d’années, il perd un à un ses sens – la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher – jusqu’à ce que sa conscience s’éteigne.
Les différentes histoires dans ce film n’ont cessé de se transformer, entre la préparation et le tournage, puis à nouveau bouleversées au montage. En repensant à ces versions, on se rend compte que ce qui vous passionne vraiment, c’est moins le « langage audiovisuel » — comme on pourrait le croire, que l’acte même de raconter une histoire.
Je pense que c’est effectivement un point que ceux qui connaissent un peu mon travail pourraient mal interpréter. Ils imaginent que je privilégie la forme, la création visuelle. En réalité, ce qui m’intéresse le plus, c’est comment raconter une histoire – simplement, ma manière de la raconter est chaque fois un peu… particulière. Au cœur du cinéma, il y a cette pulsion narrative, mais il ne s’agit pas de servir au public une histoire banale. Il s’agit d’utiliser le récit pour refléter une certaine forme de destin.
Si l’on parle de votre façon de travailler, « chercher une histoire » semble plus juste que « raconter ». Que ce soit pendant l’écriture, le tournage, le montage ou la post-production… Durant la phase d’écriture, vous prolongez chaque scène à l’infini, au point que les détails qui paraissent anodins dans le film final pourraient chacun être le sujet d’une histoire autonome.
Oui. Si vous prenez par exemple le stylo dans la deuxième partie : nous avons même travaillé son origine narrative – c’était un stylo ayant servi à signer des documents secrets, etc. Rien que pour ce détail, nous avons tenu plusieurs réunions d’écriture. Ces éléments invisibles du récit sous-jacent peuvent sembler insignifiants pour le public, mais ils sont essentiels pour moi. Avant le montage, il m’est impossible de déterminer sur quel segment ou quelle strate du récit concentrer l’attention, tant la densité d’informations est immense. Pour moi, raconter une histoire doit être une énergie en mouvement, et non un résultat figé – c’est avant tout un processus. Si le dénouement est déjà déterminé à l’avance, je m’en détourne systématiquement. Au montage, cela finira toujours par prendre une autre forme. Mon approche consiste donc à faire d’innombrables ajustements en salle de montage, mais ces modifications sont anticipées. Lors du tournage, je laisse toujours des « espaces de respiration » – par exemple, je filme une scène sous plusieurs angles, avec différentes approches de mise en scène, parfois sans raison précise, juste parce que c’est beau, par pure intuition. Puis au montage je plonge frénétiquement dans ces rushs pour tisser l’histoire finale. Cette matière dynamique, en constante évolution est un processus vivant au cœur de la création, bien plus qu’un objectif à atteindre. Le vrai but, c’est le « destinataire », à qui s’adresse ce récit. Si je veux parler de l’effondrement du monde, c’est un point de départ. Mais comment construire ce récit pour que le public ressente viscéralement cet effondrement ? C’est une question qui reste toujours ouverte, même en cet instant où nous parlons.
Définiriez-vous votre travail sur le plateau comme une forme d’improvisation ?
En un sens, oui, il y a une part d’improvisation. C’est toujours la même chose : la veille, on se réunit avec l’équipe pour planifier les détails du tournage, mais une fois sur le plateau, 100% du temps, rien ne se passe comme prévu. Tout le monde s’en inquiète : « Pourquoi rien ne ressemble à ce qu’on a décidé ? ».
Ce n’est pas une question de tempérament ou d’habitude, mais plutôt une conviction immédiate, sur place, qu’il existe une meilleure façon de faire. Et cette meilleure façon n’est jamais celle qu’on a imaginée la veille, parce qu’elle est déjà devenue une routine. Peut-être est-ce une forme d’entêtement, mais une fois sur le plateau, les plans changent.
Le cinéma est fondamentalement différent de la littérature ou des mots. Ce qu’on écrit la veille, même ce qu’on imagine mentalement, n’a rien à voir avec ce qui se passe réellement devant la caméra. Ce n’est que lorsque les lumières sont réglées, les acteurs prêts, et que tout prend vie dans la scène, que je réalise soudain : « Ce n’est pas assez bien. » La méthode qu’on avait choisie n’est pas la bonne. « Pas assez bien », dans le sens où ça ne touche pas, ça n’émeut pas. Mais cette « émotion » est tellement subjective… Alors je m’arrête. Qu’il s’agisse d’abandonner la prise ou de recommencer le lendemain, je n’agis qu’à partir d’un critère très simple : je ne suis pas bouleversé.
À ce moment-là, agissez-vous davantage en créateur intuitif ?
En réalité, ma méthode de travail est extrêmement logique. Je planifie de manière rationnelle chaque accessoire, chaque décor, chaque lien de cause à effet dans le cadre. Mais une fois cette structure logique établie, c’est l’intuition qui prend le relais pour en juger le résultat. Autrement dit, quand arrive le moment de la vérité, je ne fais plus confiance qu’à mon instinct. Cela crée d’énormes tensions sur le plateau : l’équipe, convaincue d’avoir tout préparé parfaitement sur le papier, ne comprend pas pourquoi soudain au tournage, je déclare que « ça ne fonctionne pas ». Ce n’est pas la préparation qui leur fait peur, mais ce moment où tout semble à refaire – et personne ne sait précisément pourquoi. C’est une source de frustration légitime.
Vos films sont souvent analysés sous un angle formaliste, mais l’essentiel n’y serait-il pas justement la sensation et l’émotion ?
Mon approche est précisément de traiter les aspects techniques du cinéma avec une logique implacable, une rationalité extrême. J’ai souvent dit que faire un film, c’est comme construire une maison. Mais j’ai réalisé qu’il existait une différence cruciale. En architecture, l’oeuvre est achevée quand la structure est debout. Au cinéma, ce n’est que lorsque quelqu’un entre dans cette « maison » que le film commence à exister vraiment. Je consacre des mois, un budget colossal, une énergie folle à ériger l’édifice – mais le vrai film, c’est l’inconnu qui y dormira une nuit et repartira au matin en murmurant : « J’ai rêvé quelque chose cette nuit ». Peut-être que ces effets visuels, ces expressions formelles poussées à l’extrême finissent par éclipser aux yeux des spectateurs le noyau émotionnel, pourtant si simple, qui bat au centre de tout cela.
En réalité, le langage audiovisuel révèle davantage votre face rationnelle que votre part émotionnelle, n’est-ce pas ?
Ce n’est pas l’essence de ma quête. Quand je travaille avec des collaborateurs comme Liu Qiang (Chef décorateur) ou Dong Jinsong (Directeur de la photographie), ils comprennent parfaitement cette dualité. Ils savent que je suis une contradiction vivante – que ma vision du cinéma est elle-même un paradoxe. Ils connaissent mon exigence de bases rationnelles, mais une fois tous les motifs logiques établis, ils se demandent toujours : « Le sentiment est-il juste ? ». Ça veut dire qu’on ne tourne que si l’émotion est authentique. Sinon, on détruit tout.
Le cinéma lui-même est peut-être paradoxal dans son existence même. Prenez la fin du quatrième segment : malgré toute la magie technique déployée, ce qui m’a le plus bouleversé, c’est sa simplicité ultime: ce vieil homme qui ne désire rien d’autre que lire la lettre de sa fille. Tous les artifices ne servent qu’à mettre à nu cette soif élémentaire.
J’ai épuisé tous les moyens cinématographiques possibles, sans jamais parvenir à reconstituer cette lettre. Chaque jour sur le tournage, parmi les autres difficultés, je ne pensais qu’à ça. Une fois sur place, j’ai donné tout ce que j’avais, avec toute l’équipe créative, mais nous n’avons jamais réussi à « ressusciter » cette lettre. Jusqu’à aujourd’hui, je suis encore en train d’écrire la véritable lettre.
Comment s’est passée cette expérience de tournage ?
Je pense que ce tournage a peut-être été encore plus difficile que ceux de Kaili Blues et Un Grand voyage vers la nuit parce que je ne pouvais plus me considérer comme un réalisateur entièrement amateur. Je devais faire preuve d’une certaine éthique professionnelle, de rigueur, et cela m’a aussi beaucoup contraint. Le poids de toute l’industrie cinématographique, ainsi que la manière de faire des films en Chine, m’ont procuré un sentiment de lourdeur. J’avais déjà ressenti cela pendant le tournage de mon film précédent, et j’ai dû faire à nouveau les mêmes choix. Car dans un tel environnement, il est difficile d’atteindre ses objectifs en adoptant une approche légère ou trop souple.
Le tournage de Resurrection s’est déroulé en trois périodes distinctes sur plus d’un an, un procédé similaire à celui de votre film précédent. Cette méthode est-elle devenue une nécessité pour vous ?
Après chaque période de tournage, je trouve que le temps de réflexion entre les sessions est extrêmement important. C’est une manière de faire qui va à l’encontre du processus habituel du cinéma, où l’on cherche généralement à tout résoudre rapidement, de façon concentrée, pour que le projet soit plus « rentable ». Mais si je travaillais comme ça, le film perdrait de sa beauté. À la fin de chaque étape, j’ai besoin de m’arrêter, de réfléchir à ce que j’ai tourné, de mesurer l’écart entre ces images et le résultat final que je souhaite atteindre. C’est pourquoi ce film a été tourné en trois périodes, en ajustant constamment la direction. Et c’est seulement dans la dernière session, en soixante jours, que j’ai tourné les quatre parties principales.
Pensez-vous avoir trouvé votre propre « méthodologie » à chaque étape de la création cinématographique ?
Je pense qu’au niveau de la postproduction, j’ai peu à peu construit une méthode de travail qui m’est propre. Mais pour ce qui est de l’écriture du scénario et du tournage, cela reste en constante évolution — c’est encore le cas pour ce film. Cette fois-ci, les éléments que je devais traiter étaient plus concrets, l’histoire plus précise. Mais je n’ai pas encore réussi à résumer ou définir une véritable « méthodologie » pour ces étapes-là. Cette fois le processus reste extrêmement complexe, rempli de détails, et demande une énorme quantité d’énergie et de temps. Mais ce qui en résulte à la fin peut donner l’impression de n’être qu’un simple « portrait ». J’ajoute touche après touche, encore et encore. Mais au fond, ce que je cherche à achever, c’est un « portrait spirituel », simple et essentiel.
Comment dirigez-vous en général les acteurs sur le plateau, en particulier dans ce film où Jackson Yee incarne cinq rôles différents ?
Je pense qu’il y a, chez moi, d’abord une différence de conception. Je n’ai jamais vraiment travaillé sur un véritable tournage de cinéma auparavant. Je ne sais donc absolument pas à quoi ressemble un plateau de cinéma traditionnel. De ce fait, je ne peux pas me conformer à l’image habituelle d’un réalisateur. Je rejette profondément la relation hiérarchique qui existe souvent entre le réalisateur et les acteurs. Je ne suis pas capable de faire ressentir une quelconque pression ou autorité de ma part aux comédiens. Quand je travaille avec des acteurs non professionnels, je les dirige en m’appuyant sur leur manière de vivre, celle qu’ils connaissent. Et pour les professionnels, en ce qui concerne la manière de jouer une scène ou d’exprimer une émotion, je prends le temps d’expliquer très clairement la logique de la mise en scène et celle de l’histoire. C’est plus efficace et cela évite les malentendus sur mes attentes.
Les acteurs dans mes films arrivent souvent sur le plateau avec beaucoup d’angoisse au tout premier jour de tournage. Car ce qu’ils découvrent sous leurs yeux est totalement différent de ce qu’ils avaient imaginé, parfois même différent de ce qui avait été convenu lors des réunions préparatoires. Après avoir tourné dix prises, il peut m’arriver de leur dire : « Ce personnage est devenu quelqu’un d’autre.» Bien sûr, cela les surprend beaucoup au début, mais ils finissent par s’y habituer. En termes de jeu, je pense que Jackson Yee est vraiment formidable. Il affronte, au plus profond de lui-même, un processus de tournage plein d’inconnues avec courage. Pour moi, il a incarné les personnages exactement tels que je les avais imaginés.
Est-ce que vous tournez toujours beaucoup de prises ?
Je tourne énormément de prises parce que chaque plan est objectivement difficile à réaliser – pour être honnête, les exigences techniques sont extrêmes, et les interactions entre ces paramètres sont infiniment complexes.
Avec six histoires indépendantes s’étendant sur un siècle, quel a été le défi principal de ce projet ?
Je refuse qu’on y voie une simple juxtaposition de nouvelles ou un recueil de courts métrages. C’est la dérive d’une âme errante qui vagabonde à travers le siècle. Ainsi, chaque histoire y perd un peu de son réalisme. Il se pourrait que certains spectateurs perçoivent ce film comme un portrait spirituel des Chinois. Non pas le portrait d’une figure concrète, mais celui d’une abstraction, l’essence même d’une certaine âme chinoise. Le siècle est le véritable protagoniste de ces deux heures et demies.
La partie muette montre une influence évidente du cinéma expressionniste allemand, et le monstre cinématographique laisse une impression visuelle inoubliable.
Lorsque nous travaillions sur la conception du monstre, j’ai été très touché. C’est une personne voûtée, qui suscite beaucoup de compassion, presque comme une figure littéraire, par exemple le bossu de Notre-Dame : son apparence est laide, son corps voûté, mais il a le coeur bon. Je voulais que le protagoniste du film soit exactement ainsi. Dans son errance à travers plusieurs époques, il devient plusieurs personnes, jusqu’à ce qu’il n’ait plus de forme du tout.
Après la partie muette, la seconde partie est consacrée à « l’ouïe ». Elle possède presque une atmosphère de film noir. L’histoire suivante, axée sur le goût, est un conte fantastique chinois classique. En fait, chaque partie reflète une partie de l’histoire du cinéma. Est-ce un choix délibéré de votre part ?
Oui. Pour que chaque partie ne reste pas superficielle, nous avons mené des recherches approfondies, accumulant des centaines de pages de documentation qui incluaient la grammaire et l’esthétique du cinéma propre à chaque époque. La troisième partie, qui se déroule dans un temple, était à l’origine censée se passer dans l’espace, ce qui aurait pu être original mais moins touchant. Parvenir à recréer avec succès l’expérience et l’atmosphère d’une époque est quelque chose qui m’émeut au point de me faire verser des larmes.
Comment considérez-vous les références à l’Histoire ou à l’histoire du cinéma, voire les intertextualités, dans votre processus de création ?
Si l’on prend l’exemple du monstre dans mon film, on ne peut pas le situer dans un contexte historique réel. Même si je le pouvais, je pense que chacun ferait mieux d’aller voir un film comme LE DERNIER EMPEREUR, qui est plus beau, voire mieux fait. Ce n’est pas le résultat artistique que produit mon cerveau. Faire beaucoup de recherches ou regarder énormément de films ne me sert pas à chercher une bonne idée ou une inspiration, d’autant plus que je ne suis pas vraiment intéressé par l’idée de scène-hommage. Cela me sert plutôt à comprendre pourquoi ces histoires et ces genres ont pu toucher les autres, et moi-même. Par exemple, dans le film noir, qu’est-ce qui m’a ému ? Je cherche à atteindre ce résultat ineffable d’émotion, et j’essaie d’y parvenir à ma manière et sans trop analyser tout ça.
Ce qui émeut vraiment serait souvent très simple et peu complexe ?
Chaque histoire touchante est ainsi. Mais c’est justement un point auquel j’adhère pleinement maintenant dans le processus créatif : ce que nous appelons « simple » ne peut être atteint sans passer par toutes ces étapes.
Sans passer par ce processus, ce n’est que de la simplification.
En réalité, c’est une conclusion d’une très grande densité.
L’avant-dernière partie est l’histoire d’une fuite à deux à la fin du siècle, sur le thème du « toucher ».
Le développement de cette histoire a également duré deux ou trois ans, avec de nombreuses versions. Jusqu’à deux jours avant le début du tournage, je sentais encore que rien ne m’avait encore vraiment touché. Puis, deux jours avant le tournage, un jour où je ne suis pas allé sur le plateau, tout le monde s’est inquiété et a paniqué. Les acteurs étaient assez stressés car on avait soudainement annoncé que le réalisateur ne viendrait pas. En réalité, c’était parce que ce jour-là, j’ai eu l’inspiration soudaine de comment enfin écrire cette histoire. Le lendemain, à mon retour, j’avais déjà finalisé le scénario. La méthode de tournage en plan-séquence est désormais assez bien connue de tous (rire). Objectivement, je maîtrise assez bien cette méthode de tournage maintenant (rire). Nous avions décidé très tôt d’adopter cette approche simplement parce que je trouvais que c’était plus pratique et efficace pour moi. Tout le monde savait comment se préparer, il n’était plus nécessaire de chercher d’autres décors, tout se ferait dans une seule zone géographique. En fait, ça a été la partie la plus détendue du tournage.
Quelle a été votre plus grande découverte durant la réalisation de ce film ?
Avant de le faire, je n’étais pas certain que le cinéma, ni l’art en général, puisse surmonter aussi aisément tant de difficultés et d’obstacles grâce à leur pouvoir d’imagination. Je pensais que ces obstacles seraient insurmontables. Mais une fois le film achevé, j’ai découvert que le personnage du « rêvoleur » parvient envers et contre tout à atteindre une conclusion pleine d’émotion, ce à quoi je ne m’attendais vraiment pas. La reconstitution documentaire ou réaliste possède sans doute la véracité et la force historique, mais dès qu’on parvient à une véritable abstraction, la puissance de synthèse et la grandeur qu’elle apporte peuvent dépasser ce que la reconstitution fidèle peut offrir. Cette forte capacité de synthèse est une des forces propres à l’art cinématographique.
Resurrection fait ressentir très fortement une chose : le sentiment d’insouciance, voire d’innocence enfantine, qui émanait d’Un Grand voyage vers la nuit semble désormais révolu, ce qui suscite une certaine tristesse.
Je trouve effectivement que c’est très triste. Le carton final du film, avec ce mot : « Adieu », met en lumière le cœur de toute l’œuvre. Ce monde du cinéma s’est effondré, et chacun finit par en prendre acte dans la salle.
Ce n’est pas une expression profonde, mais sûrement très émotive. L’art est alors la chose la plus utile : il ne se contente pas d’enregistrer ce moment, il le chante. Il chante cette chose très triste, résignée, qui n’est même plus du désespoir, ni de l’espoir. Si je devais la décrire émotionnellement, ce serait une grande mélancolie, un regret intense.