Dans la périphérie rurale de la ville de Gaza, la famille Samouni s’apprête à célébrer un mariage. C’est la première fête depuis la dernière guerre. Amal, Fouad, leurs frères et leurs cousins ont perdu leurs parents, leurs maisons et leurs oliviers. Le quartier où ils habitent est en reconstruction. Ils replantent des arbres et labourent les champs, mais une tâche plus difficile encore incombe à ces jeunes survivants : reconstruire leur propre mémoire. Au fil de leurs souvenirs, Samouni Road dresse un portrait de cette famille avant, pendant et après l’événement qui a changé leur vie à jamais.Synopsis
L’Oeil d’Or – Prix du Meilleur documentaire – Cannes 2018 Quinzaine des Réalisateurs 2018
Réalisation, Image, Son Stefano Savona • Directeur Artistique de l’animation Simone Massi • Scénario Stefano Savona, Léa Mysius, Penelope Bortoluzzi • Montage Luc Forveille • Montage son Jean Mallet, Margot Testemale • Mixage Jean Mallet • Musique Giulia Tagliavia • Produit par Penelope Bortoluzzi, Marco Alessi, Cécile Lestrade • Une production Picofilms (France), Alter Ego Production (France), Dugong Films (Italie) • En coproduction avec ARTE France Cinéma, Rai Cinema • Avec la participation d’ARTE France / avec le soutien de : Eurimages, CNC (Cinéma du Monde, Nouvelles Technologies en Production, FAIA), Ciclic Région Centre-Val de Loire avec la participation du CNC, Région Île-de-France avec la participation du CNC, Mibact, Marche Film Commission, Cineteca di Bologna, Trentino Film Commission, Regione Lazio, avec la collaboration de Luca Rossi et de Fondazione Pianoterra Onlus
Stefano Savona
Stefano
Savona est né à Palerme en 1969. Il a étudié l’archéologie et
l’anthropologie en Italie et en Angleterre, et il a participé à
plusieurs missions archéologiques au Soudan et au Moyen Orient. À partir
de 1995 il a travaillé comme photographe indépendant. Depuis 1999 il se
consacre à la réalisation et à la production de films documentaires. Carnets d’un combattant kurde (2006) a reçu le Prix du Jury International au Cinéma du
Réel et une nomination aux David di Donatello. Plomb durci
(2009), a été présenté au festival du film de Locarno dans la section
Cinéastes du présent où il a remporté le Prix Spécial du Jury. Il est à
l’origine d’un projet d’archives audiovisuelles sur la civilisation
rurale sicilienne, Il pane di San Giuseppe (Le pain de Saint
Joseph). Il fonde en 2010 à Paris avec Penelope Bortoluzzi la société de
production Picofilms. Il a produit et réalisé Palazzo delle Aquile (Grand Prix du Cinéma du Réel 2011, Sélection de l’ACID, Cannes 2011). Tahrir Place de la Libération,
présenté au festival de Locarno et au New York Film Festival, est sorti
en salle en France en 2012 et a obtenu en Italie le David di Donatello
et le Nastro d’Argento du Meilleur Documentaire.
Filmographie
2011 Tahrir Place de la Libération
Palazzo delle Aquile
2010 Spezzacatene (L’orange et l’huile)
2009 Plomb Durci (Cast Lead)
2006 Carnets d’un combattant kurde
ENTRETIEN AVEC STEFANO SAVONA
En 2009, vous avez réalisé Plomb Durci, composé d’images que
vous aviez tournées à Gaza durant la guerre menée par l’armée
israélienne dans l’enclave palestinienne. Comment s’est fait le
cheminement qui mène, 9 ans plus tard, à ce nouveau film ?
Plomb Durci
voulait rompre l’embargo sur les images imposé par les Israéliens
pendant leur opération militaire. Il a été conçu moins comme un film que
comme une sorte de blog cinématographique au jour le jour, à partir du
moment où j’avais réussi à entrer à Gaza malgré la fermeture totale des
frontières. Je filmais chaque jour, je montais chaque soir et je mettais
en ligne les vidéos immédiatement, pour essayer de tenir une sorte
de chronique de la vie quotidienne pendant l’attaque. Je ne connaissais
pas particulièrement Gaza, même si j’avais déjà beaucoup voyagé au
Moyen-Orient, mais j’étais animé par ma colère contre les médias qui
racontaient la guerre soit de façon aseptisée, de l’extérieur et sans
savoir ce qui se passait vraiment dans la Bande, soit de l’intérieur
mais de façon pornographique, en ne se concentrant que sur les cadavres,
la douleur et la violence. Je voulais échapper à cette double
rhétorique, qui ne permettait pas de comprendre ce qui se passait
réellement pour la population de Gaza. Le film composé ensuite, Plomb Durci, porte la trace de cette démarche.
C’est dans ce cadre que vous avez rencontré alors la famille Samouni.
Oui. Au lendemain du retrait de l’armée de terre israélienne, le 20
janvier 2009, j’ai pu rejoindre le Nord de la Bande et la ville de Gaza,
où j’ai rencontré la famille Samouni, une communauté de paysans
jusque-là épargnée par soixante ans de conflits et d’occupation, et
confrontée pour la première fois à une tragédie sans précédent.
Vingt-neuf de ses membres, femmes et enfants pour la plupart, avaient
été tués par une unité d’élite de l’armée israélienne. Leurs maisons et
leurs champs avaient été complètement détruits. J’ai commencé à filmer
les Samouni immédiatement, mais dès le début, je n’ai eu aucun doute :
je devais faire un autre film sur leur histoire, qui n’aurait pas la
même forme que Plomb Durci. Un film qui ne pouvait pas se
réduire à un compte-rendu du massacre ou au constat du deuil poignant
d’une famille entière. J’ai compris qu’il fallait construire une autre
position, un autre point de vue : sortir de cette situation où on arrive
toujours juste après, quand l’événement a déjà eu lieu et que les gens
n’existent plus que comme victimes, ou en tout cas sous le signe de
cette horreur qui s’est abattue sur eux. Ils disparaissent comme
personnes dans leurs singularités et leur diversité. Tout ce qu’ils sont
par ailleurs, tout ce qu’ils étaient avant et que dans une certaine
mesure ils seront après, disparaît. Je voulais redonner aux Samouni une
existence longue, cesser de les ensevelir tous, les vivants et les
morts, sous le poids de l’événement fatal.
Vous prenez conscience de cette distorsion dès votre retour en France ?
Oui, plus on travaillait avec Penelope (Penelope Bortoluzzi,
productrice des films de Savona) sur les images tournées chez les
Samouni, plus on se rendait compte des limites de la position dans
laquelle je me trouvais. Nous ne voulions pas faire un film de
dénonciation de plus, nous savons que leur impact est limité et qu’ils
risquent souvent de restituer de façon sommaire et réductrice l’ampleur
d’un événement complexe. Au fur et à mesure qu’on recevait les
traductions, on découvrait des témoignages de grande qualité, allant
bien au-delà de la plainte ou de la dénonciation, traçant le portrait
d’une communauté spécifique à l’histoire passionnante. Je reconnaissais
dans la manière de s’exprimer des Samouni la même façon de raconter,
issue d’une culture de l’oralité, des paysans siciliens auxquels je
consacre depuis des années une enquête documentaire, Il Pane di San Giuseppe.
Ces paysans palestiniens traduisaient un rapport au monde au fond très
semblable, à la fois ancré dans la réalité et très imagé.
Comment ces constats ont influencé la suite du travail sur le film ?
Je savais que je ne pouvais pas m’arrêter aux images tournées en 2009.
Un an après, en 2010, j’ai reçu un message m’annonçant que le mariage
d’un jeune couple qui semblait impossible à cause de la tragédie de
janvier 2009, et en particulier de la mort des pères des deux futurs
mariés, allait finalement avoir lieu. Ça a été le déclic pour repartir
là-bas, même s’il était encore plus difficile d’entrer à Gaza. Il a
fallu emprunter des tunnels, mais au prix de pas mal de tribulations je
suis retourné dans le quartier des Samouni et j’y suis resté plusieurs
semaines.
Comment la situation avait-elle évolué en un an ?
Lorsque je suis revenu en 2010, un an à peine après le passage des
bulldozers de l’armée israélienne, les Samouni avaient déjà réussi à
rétablir une partie de leurs champs, à transformer une étendue de
décombres et de terre rouge en un quartier cultivé et verdoyant. Malgré
les immenses difficultés matérielles, renforcées par un embargo très
strict, les Samouni avaient pour la plupart résisté au choc existentiel
de la tragédie et à ses pesantes retombées idéologiques. Filmer le
quotidien de 2010, marqué par la guerre mais presque étonnamment «
normal », m’a donné envie de raconter aussi le quotidien de 2008, où la
guerre fait irruption dans un quartier paisible comme quelque chose
d’imprévu, même si on est à Gaza. Je voulais affranchir les Samouni des
rôles qui sont assignés le plus souvent dans les médias aux
Palestiniens, soit de terroristes, soit de martyrs. Je voulais redonner
place à la variété de leurs existences, d’hommes, de femmes, d’enfants.
D’une
manière ou d’une autre, il vous fallait donc montrer des situations que
vous n’aviez pas filmées, celles d’avant la guerre et aussi l’attaque
israélienne.
J’ai envisagé la fiction, mais c’était impossible parce que je ne
voulais pas faire disparaître les personnes que j’avais filmées derrière
des acteurs, ni, en cas de reconstitutions avec eux dans leur propre
rôle, les mettre en face d’acteurs qui auraient joué ceux qui sont
morts. À ce moment est venue l’idée de l’animation, domaine que Penelope
et moi connaissions mal, avec lequel on avait peu d’affinités. On
s’interrogeait sur la possibilité de mêler documentaire et animation.
C’était avant L’Image manquante de Rithy Panh qui a proposé une
autre réponse à un problème en partie comparable, l’absence d’images d’
« avant la tragédie ». On hésitait, jusqu’à la découverte des
animations de Simone Massi.
Qui est Massi et en quoi son travail apportait-il une réponse à ce que vous cherchiez ?
Il a réalisé une dizaine de courts métrages en 20 ans, tous fondés sur
la mémoire de sa famille et des autres habitants de son village du
centre de l’Italie. Il lui faut en moyenne deux ans pour faire un film
de 5 minutes. Son style est très homogène, ce sont des plans séquences
où les éléments visuels se métamorphosent constamment, tandis qu’on
circule entre différentes échelles, d’une manière très poétique. Depuis
de nombreuses années, il utilise la carte à gratter, ce procédé qui part
d’une surface entièrement noire et, par une succession de traits, comme
le burin en gravure, fait apparaître la lumière. Ses dessins ont un
côté onirique mais ils sont visuellement très réalistes, très précis, ce
qui permet de les raccorder à des prises de vue réelles. Simone
travaille entièrement à la main, très lentement. Je crois que l’énorme
quantité de temps et de gestes manuels incorporés dans chaque dessin
donne aussi une dimension documentaire à ce qu’il réalise.
Comment avez-vous travaillé avec Simone Massi ?
Les animations reconstituent les souvenirs des protagonistes. À
l’écriture, nous n’avons rien inventé, tout ce que l’animation raconte
est inspiré des récits et des témoignages des Samouni, y compris les
séquences de rêve. J’ai voulu poursuivre la même démarche à l’image :
les séquences d’animation font revivre un quartier qui a réellement
existé et aussi les membres charismatiques de la famille qui ont péri
dans le massacre. Il était donc essentiel pour moi que le film
reconstitue précisément et presque « archéologiquement » les maisons, la
mosquée, les vergers, ce paradis perdu dont parlent les protagonistes
du film. Il fallait aussi que les personnages réels soient
reconnaissables et réalistes dans leur version « animée ». J’ai décidé
alors d’avoir recours en amont à la technologie 3D : avec l’équipe 3D,
nous avons reconstruit le quartier des Samouni d’avant la guerre et
modélisé tous les protagonistes du film (les vivants à partir de mes
images, les morts à partir de photos). Grâce à ces modèles virtuels,
j’ai pu élaborer la mise en scène des séquences d’animation : nous avons
créé des séquences animées en 3D, qui ont été ensuite redessinées par
Simone Massi et les animateurs 2D traditionnels. Chaque artiste s’est
occupé d’une séquence et l’a interprétée avec sa sensibilité, sous la
direction artistique de Simone Massi.
Vous considérez qu’il peut y avoir autant de vérité dans une image d’animation que dans une séquence documentaire ?
Oui. Je lis beaucoup de littérature de non-fiction, dans l’héritage de
Truman Capote. Je pense que le cinéma aussi peut associer un respect
scrupuleux des faits et le recours aux ressources du roman en termes
d’écriture. Un artifice comme l’animation permet de raconter au présent
des événements comme ceux qui sont survenus dans le quartier des
Samouni, alors qu’on ne peut pas les filmer au présent dans le
documentaire.
En plus des images documentaires et de l’animation dessinée, vous mobilisez un troisième type d’images.
Le point de vue des hélicoptères et des drones israéliens est restitué
par des images de synthèse en 3D. Mais tout ce qu’on voit et tout ce
qu’on entend provient de sources documentaires recoupées entre elles :
les témoignages de la famille Samouni, des membres de la Croix Rouge
Internationale et le résultat d’une commission d’enquête de l’armée
israélienne.
Vous n’avez pas envisagé de contextualiser les événements ?
Nous nous sommes posés la question, notamment à propos d’éventuels
repères chronologiques à insérer dans le film, mais finalement nous
avons voulu inscrire cette histoire dans un contexte plus universel, le
plus possible « au présent ». Malheureusement pour l’essentiel rien n’a
changé là-bas ces dernières années, il y a eu deux autres guerres menées
par Israël à Gaza depuis, tous les problèmes sont encore là, c’est
pourquoi le film se situe « aujourd’hui à Gaza ». On dit la date des
événements dans le carton final mais nous avons choisi avec Penelope de
ne pas les mentionner au cours du film – sauf celle du bombardement, qui
est visible sur les images de synthèse.
Depuis le massacre de 29 membres de la famille, le statut des Samouni a forcément changé.
Avant 2009, les Samouni avait un statut très particulier : ils étaient à
Gaza depuis des générations, ils n’étaient pas des réfugiés comme la
plupart des habitants de Gaza. Ils se considéraient comme moins menacés,
ils n’avaient pas dans leur histoire directe l’expérience des
expulsions et des persécutions. Et puis ce sont des paysans, dans une
zone qui est presqu’entièrement urbanisée. Depuis 2009, ils sont à
certains égards devenus comme les autres gazaouïs, en quelque sorte des
réfugiés sur leur propre terre, renvoyés sans cesse au martyre subi,
bénéficiaires d’aides humanitaires qui tendent à les détacher de leur
mode de vie rural et notamment de leur lien à la terre. Les Samouni
résistent de leur mieux à ce phénomène. Alors que pour la plupart des
Palestiniens, du fait de leur statut de réfugiés depuis plusieurs
générations, l’attachement à la « terre de Palestine » est une
abstraction, une revendication générale, pour les Samouni c’est une
réalité très concrète, éprouvée physiquement, qui leur permet de
préserver une certaine indépendance de pensée et d’action.
Propos recueillis par Jean-Michel Frodon