Film soutenu

Serbis

Brillante Ma Mendoza

Distribution : Equation

Date de sortie : 12/11/2008

Philippines / France – 2008 – 1h33 – 1.85 – COULEUR – DOLBY SR

Au cœur d’Angeles, aux Philippines, la famille Pineda a élu domicile dans un vieux cinéma qu’elle exploite et qui projette des films érotiques des années 70. La matriarche Nanay Flor, sa fille Nayda, son beau-fils Lando et sa fille adoptive Jewel, se partagent la caisse et la vente de confiserie.
L’un de ses neveux, Alan, peint les affiches, et l’autre, Ronald, est projectionniste.
Séparée de son mari, Nanay Flor a intenté un procès pour bigamie à son ancien compagnon. Après plusieurs années d’attente, la cour s’apprête enfin à rendre son jugement. C’est dans ce contexte que l’histoire commence…

Compétition officielle – Festival de Cannes 2008

réalisation Brillante Mendoza / scénario Armando Lao / histoire originale Armando Lao, Boots Agbayani Pastor / image Odyssey Flores / musique Gian Gianan / son Emmanuel Nolet Clemente / montage Claire Villareal / décors Benjamin Padero, Carlo Tabije / direction artistique Harley Alcasid, Deans Habal / producteur délégué Didier Costet / producteur Ferdinand Lapuz / directeurs de production Antonio del Rosario, JC Nigado / producteur associé Renato Esguerra / production Centerstage Productions et Swift Productions

Brillante Ma Mendoza

Né le 30 juillet 1960 à San Fernando, aux Philippines, Brillante Ma Mendoza commence à travailler comme chef décorateur pour le cinéma et des films publicitaires pour la télévision. Son premier long métrage, Masahista (Le Masseur) obtient le Léopard d’or au Festival international du film de Locarno en 2005 et ouvre la voie à un cinéma indépendant aux Philippines. Cette même année, il crée Center Stage Productions (CSP), une maison de production indépendante.
Brillante Ma Mendoza continue à faire des films et documentaires montrant la vie des Philippins et les marges de la société, et contribue à la formation d’un public pour le cinéma indépendant dans le pays. Ses films sont montrés dans les écoles à travers le pays et Manoro (The Teacher) est officiellement inscrit dans les programmes scolaires.
Brillante Ma Mendoza est le premier réalisateur philippin distingué par la France, qui l’a nommé Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres.

FILMOGRAPHIE

2005 MASAHISTA (LE MASSEUR)
LÉOPARD D’OR, FESTIVAL DE LOCARNO

2006 KALEDO (SUMMERHEAT)

2006 MANORO (THE TEACHER) Documentaire

2007 JOHN JOHN (FOSTER CHILD)
QUINZAINE DES RÉALISATEURS, FESTIVAL DE CANNES

2007 TIRADOR (SLINGSHOT)

2008 SERBIS
EN COMPÉTITION, FESTIVAL DE CANNES

2009 KINATAY 
PRIX DE LA MISE EN SCÈNE, FESTIVAL DE CANNES

2009 LOLA 

2012 CAPTIVE 
EN COMPÉTITION, FESTIVAL DE BERLIN

2012 THY WOMB

2013 SAPI (POSSESSED)

2015 TAKLUB
MENTION SPÉCIALE ET PRIX DU JURY ŒCUMÉNIQUE,
UN CERTAIN REGARD, FESTIVAL DE CANNES

2016 MA’ ROSA
PRIX D’INTERPRÉTATION FÉMININE, FESTIVAL DE CANNES

Entretien avec Brillante Ma Mendoza

Le film comporte deux thématiques : l’une en rapport avec le titre, Serbis (Service), et l’autre avec le nom du cinéma dans le film, Family (la famille). Pouvez-vous nous expliquer comment sont nées ces deux thématiques ?
Serbis peut être décrypté à différents niveaux. J’ai voulu que le film ait une double thématique. La première fait référence à la prostitution des jeunes gens, principalement des mineurs, qui officient à l’intérieur même des cinémas. De ce fait, la question de la morale se pose, sans parler de la légalité d’un tel commerce. Mais la véritable question est : qu’est-ce que la moralité ou la légalité, dans une société qui s’appauvrit et où la survie est un combat quotidien ? En fait, tout ça se réduit à des questions économiques. En réalité, le cinéma Family appartient à une seule famille qui y a élu domicile. Ce n’est certainement pas une coïncidence si le cinéma s’appelle Family. La caméra filme l’évolution de cette famille, qui se désagrège, reflétant une société en perpétuelle décadence. Au sens large, Serbis signifie « service » : le service d’une famille envers ses membres, d’un cinéma envers ses clients ; ou encore d’un film envers ses spectateurs, d’un citoyen envers la société, d’un pays envers ses citoyens, des hommes et des femmes envers l’humanité, de l’humanité envers l’homme ou la femme, et ainsi de suite…

Dans quelle mesure pensez-vous que le foyer matriarcal montré dans le film est représentatif des Philippines ?
La plupart de mes films sont habités par des personnages féminins forts. Dans Serbis, la femme dominante, interprétée par Gina Pareño, reflète bien la famille philippine traditionnelle, où la femme règne et maintient la cohésion. C’est le cas de ma propre famille. Au fond, on peut dire que la société philippine est une société matriarcale, où certes les hommes occupent le premier plan dans les affaires politiques et économiques, mais où les femmes sont décisionnaires. Les mandats exercés par nos deux femmes présidentes (Cory Cojuangco Aquino, 1986-1992, et Gloria Macapagal Aroyo, depuis 2001) illustrent leur ténacité, envers et contre tout. Elles ont essuyé bien des tempêtes, avec coups d’Etats militaires et autres soulèvements, tout en continuant à diriger.

Dans l’histoire, le personnage d’Alan (interprété par Coco Martin) est constamment ennuyé par un furoncle sur les fesses. Qu’est-ce que cela représente ?
Ce furoncle sur les fesses d’Alan est une véritable plaie. Cela lui est très inconfortable, comme beaucoup de choses dans sa vie. Symboliquement, ce furoncle représente l’imprévisible – tout ce qu’on tente d’éviter en vain et qu’il nous faut bien gérer. L’inattendu se produit pour un tas de raisons, mais une fois qu’il est là, il faut vivre avec, en espérant s’en débarrasser un jour. La souffrance d’Alan l’oblige à boiter, mais c’est sa vie toute entière qui est bancale. Sa petite copine est enceinte et lui n’est pas prêt à assumer une telle responsabilité. Il se prête alors à toutes les mascarades en jouant au romantique et en couchant avec elle, alors que tout devient de plus en plus irrespirable autour de lui. Finalement, après s’être débarrassé de son satané bouton, en pratiquant un rituel traditionnel, Alan décide de tout abandonner – sa famille, ses proches, le cinéma, son travail, sa petite copine et leur projet commun. Il rassemble toutes ses affaires dans un sac et s’enfuit, bravant une foule immense, rassemblée lors d’une procession religieuse. Peut-être incarne-t-il l’image de l’ingrat qui quitte son pays, désespéré, à la recherche d’endroits plus propices, et qui reviendra dans son pays après une vie de servitude, accueilli en héros.

Dans ce film, la caméra suit constamment chaque personnage, qui erre autour du cinéma Family, à tel point que le spectateur a l’impression de faire lui-même partie du décor. Etait-ce volontaire ?
C’est devenu une marque de fabrique, une façon de faire, dans tous mes films la caméra suit presque toujours les personnages. On peut le constater dans Le Masseur, dans LeKaleldo et Manoro. Nous avons fonctionné de la même manière dans John John (Foster Child), en suivant tous les personnages sur une journée, et Tirador (Slingshot) montrait aussi toutes les voies que pouvaient emprunter les personnages. Dans Serbis, les déplacements qu’opère la caméra, accompagnant les personnages dans tous les recoins du cinéma, sont délibérés et complètement intégrés à la narration du film. Les différents étages du cinéma reflètent la structure de chacun des personnages. Ils sont étudiés et interprétés en fonction de leur nature, de leur culture, de leur éducation, de leur expérience et de leurs sensations.


Dédales

Comme dans John John (2007), ce sont les murs d’un labyrinthe imaginaire, s’élevant au devant des pas de chacun des personnages, impatients d’en trouver une porte de sortie, que longe la caméra alerte du philippin Brillante Mendoza. Toujours en retrait, parfois en retard, elle file tous les tâtonnements et hésitations de la communauté. Le lieu, pourtant, est unique et familier. Nommé Family (on l’apprend à la fin, d’un plan large imposant, d’une solennité peu coutumière au réalisateur), il s’agit d’un cinéma faisant commerce pornographique, situé à Angeles, tenu d’une poigne digne et sévère par la matriarche Nanay Flor et qui voit les machinations incertaines de sa descendance animer couloirs, escaliers et recoins.
La première à se montrer, asphyxiant immédiatement le film d’une densité érotique que rien ne saura ensuite aérer, est une jeune fille prénommée Jewel. Ses seize ans sont la préface, l’avertissement à tous ceux qui accorderaient aux ébats homosexuels, parfois juvéniles, qui auront cours dans la pénombre du cinéma, un degré de perversion supérieur. La belle Jewel une fois interrompue dans son effeuillage nonchalant et voluptueux par le petit garçon de la maison, lubrique innocent mais récidiviste, nous voilà dans le sillon de Nayda, moins en errance qu’en quête d’une échappatoire, d’une chausse-trappe aux dédales de ce pauvre palace, hanté par les jeunes prostitués.
Mendoza qui fut d’abord décorateur, loin d’en tirer un goût pour l’artifice ou l’accessoire, porte une attention de cartographe, une adhérence enjouée à toutes les sinuosités et orientations du terrain. Dans John John, un récit secondaire naissait de la circulation effrénée (le circuit est la forme minimale de la fiction) parmi les allées et les habitants d’un quartier miséreux de Manille ; ce survol est d’autant plus ludique dans Serbis que confiné et donc pas impossible à reconstituer mentalement. Etats d’âme et conflits d’intérêts familiaux ruminés, topographie mentale, voilà justement ce que projettent ces parcours tortueux sur lesquels se cale la caméra. Mendoza se sert du décor comme le ferait un cinéaste de genre, pour spatialiser ce qui ailleurs serait psychologique.
Si la famille élargie, ses complications, sont le moteur, la vitalité du récit, elles sont aussi son unique horizon ; le circuit est fermé. D’ailleurs, le seul membre à avoir osé faire bande à part, le grand-père bigame contre qui Nanay Flor est en procès, est le grand absent du film. Tandis qu’Alan fait un enfant non désiré à Merly qui pourrait être sa sœur, adoptée par la communauté, Nayda est secrètement amoureuse de son cousin, Ronald. Les relations se tissent ainsi, compliquées mais supervisées par Nanay Flor, unique autorité et phare, araignée dans son château.
Pendant ce temps, devant la toile, d’autres amours, encore plus clandestines, sont ignorées de tous. Comme les spectres pornos qui sont projetés dans la salle, les jeunes hommes qui se prostituent n’ont pas plus de consistance, de poids sur la vie du cinéma, que des ombres chinoises. L’hypocrisie est ordinaire. Parmi les affiches peintes qui invitent au fantasme, leurs titres évocateurs et les divers cartons d’interdictions au marqueur rouge, omniprésents, la vitrine radieuse de la vie de famille se substitue au spectacle d’un sous-monde cahoteux et grouillant, chair baveuse, saturée et offerte contre quelques pesos.
 Ces entrevues monnayées, qui semblent l’unique raison d’être des projections,  commencent invariablement par une négociation de principe. A chaque physique il s’agit d’attribuer un prix convenable. Une échelle se dessine alors souterrainement, strictement capitaliste, avec comme point d’ancrage la valeur des corps, dernière limite, jusqu’à nouvel ordre, de la vaporisation de la société. De fait, au mot valeur l’on pourra désormais substituer exactement celui de prix. Seul le potentiel d’échange des choses, celui des corps en particulier, garde une stabilité sur laquelle des actes peuvent encore être fondés. L’on ne pourra, par exemple, se faire une idée relative de la monnaie philippine qu’en fonction du coût de la passe. Le corps sert de particule élémentaire à l’universel.
Une morale qui serait indépendante semble largement évaporée. Ses dernières manifestations, les interdictions placardées un peu partout dans les locaux, ne sont plus lues que par la caméra de Mendoza. Les personnages, eux, retranchés dans leur pauvreté ont perdu de vue l’inscription morale de leurs actes (majorité sexuelle ignorée, trahison familiale placide…). Seule subsiste la question pragmatique primitive : pourra-t-on nourrir toutes les bouches ?
Mendoza est un réalisateur doux dont le filmage glisse sur les transgressions des personnages, comme si jamais de rien n’était. Lorsqu’une mère désespérée vient chercher son jeune fils qu’elle sait soumis au plus offrant, ce n’est pas d’un regard en coin que l’on observe Nayda feindre l’ignorance. La verrait-on vendre un ticket, la manière serait identique : chaleureuse. A chaque plan est accordé la même préciosité. Ainsi, lorsqu’Alan s’enfuit, son triomphe rayonne, même si, en s’extirpant du labyrinthe, il abandonne toute responsabilité. Les prostitués n’ont eux pas droit à la lumière. Mais pour clore le film, à la faveur d’un trucage très efficace, Mendoza brûle sa pellicule. Il accorde alors une matérialisation momentanée et illusoire aux ombres qui rôdent sur les murs et entre les sièges de la salle de cinéma.

Axel Zeppenfeld, Les Cahiers du Cinéma n°639, novembre 2008