Un hommage à la peinture d’Edward Hopper et à la vie quotidienne américaine des années 1930 aux années 1960, avec la mise en scène de treize de ses tableaux prenant vie et restituant le contexte social, politique et culturel de l’époque à travers le regard du personnage féminin, Shirley. Personnage directement inspiré de Joséphine son épouse, un modèle unique et froid.
La vision d’une réalité ordinaire, sans concession.
Avec : Shirley Stephanie Cumming • Stephen Christoph Bach • Mr Antrobus / Spectateur Florentin Groll • Mrs Antrobus / Spectatrice Elfriede Irral • Chef de bureau Tom Hanslmaier
Réalisation, Scénario Gustav Deutsch • Image Jerzy Palacz • Montage Gustav Deutsch • Chef décorateur Gustav Deutsch • Chef Peintre Hanna Schimek • Assistante réalisation Bernadette Weigel • Costumes Julia Cepp, Mija T. Rosa • Musique Christian Fennesz, David Sylvian • Son Christoph Amann • Consultant scénario Tom Schlesinger • Productrice Gabriele Kranzelbinder • Production KRANZELBINDER GABRIELE PRODUCTION
Gustav Deutsch
Gustav Deutsch est un artiste et cinéaste autrichien. À la fin des années 1980, après des études d’architecture, il s’est lancé dans le cinéma et l’art et est devenu l’un des principaux réalisateurs à travailler avec du “found footage”. Sa trilogie FILM IST., sur la phénoménologie du film comme médium, réalisée en étroite collaboration avec les archives cinématographiques européennes et américaines, a largement été montrée dans les festivals internationaux. Visions of Reality a été exposé sous forme d’installations multimédia interactives à la Kunsthalle de Vienne en 2008 et à la Pallazo Reale de Milan en 2009. Pour sa première mondiale, le film SHIRLEY – VISIONS OF REALITY a été projeté à la Berlinale de 2013. Avec Hanna Schimek, il fonde et dirige le Light | Image – The Aegina Academy, un forum pour l’art et la science depuis 2003.
Neuf années ont été nécessaires pour préparer et réaliser le film de Gustav Deutsch. Un travail inédit a été réalisé sur la construction des décors, la création des lumières, des costumes et des accessoires pour reconstituer les tableaux de Edward Hopper. Une véritable rencontre du cinéma et de la peinture. Une exposition dédiée au film SHIRLEY a été présentée à Vienne au musée Künsterhaus en novembre 2013.
NOTE D’INTENTION DE GUSTAV DEUTSCH
Au point de départ de ce film se trouvent la mise en scène de la
réalité et le dialogue entre la peinture et le cinéma. J’ai choisi des
oeuvres d’Edward Hopper qui n’ont pas seulement été influencées par le
film noir – dans le choix des lumières, des sujets et du cadrage, qu’on
retrouve dans des peintures telles que Night Window (1928), Office at Night (1940), Room in New York (1932) et dans des références directes au cinéma comme New York Movie (1939) et Intermission
(1963) – mais qui ont également influencé à leur tour des cinéastes
comme Alfred Hitchcock, Jim Jarmusch, Martin Scorsese et Wim Wenders.
Je suis convaincu que l’Histoire est constituée d’histoires
personnelles. J’ai également été inspiré par la trilogie U.S.A de
l’écrivain américain John Dos Pasos, dans laquelle les histoires et
destins de chacun représentent finalement une métaphore du contexte
social et culturel général de l’histoire des États-Unis. J’ai choisi une
femme comme personnage principal dont la réflexion et les monologues
internes nous permettent d’expérimenter l’Amérique du début des années
1930 jusqu’au milieu des années 1960.
Nous traversons trois décennies avec de grands bouleversements à tous
les niveaux – politiques, sociaux et culturels – et qui ont changé le
pays et son peuple pour toujours : Pearl Harbor, La Seconde Guerre
Mondiale, la bombe atomique, la conquête de l’espace, McCarthy et la
Guerre Froide, l’assassinat de John F. Kennedy, la Guerre du Vietnam,
Duke Ellington et le Big Band Swing, Billie Holiday et le Blues du Sud,
Elvis Presley et le Rock’n’roll, Bob Dylan, Joan Baez et ses chansons de
protestation, The Group Theatre, The Living Theatre, la méthode de
l’Actor’s Studio et ses stars de cinéma : Anne Bancroft, Marlon Brando,
James Dean, Marilyn Monroe… La crise de 1929, la Grande Dépression, le
Fordisme, les autoroutes inter-États, les émeutes raciales et le
Ku-Klux-Klan, La Marche vers Washington et Martin Luther King… Ces
événements, noms et légendes, qui sont inscrits dans la mémoire
collective, évoquent des images, des humeurs… Shirley expérimente et
reflète tout cela en tant qu’actrice engagée et émancipée avec ses
convictions de gauche. Elle aime le jazz, écouter la radio et sortir.
Elle aime le Cinéma. C’est une femme avec des opinions fortes et les
pieds sur terre, même en temps de crises personnelles et
professionnelles. Elle aime jouer des rôles, comme celle de la
prostituée Francie dans la pièce de Sydney Kingsley, Dead End. En dehors
de l’Art, elle éprouve un grand intérêt pour les questions
sociopolitiques. En tant que membre du Group Theatre et du Living Theatre, elle associe l’Art à son implication sociopolitique.
Shirley et son compagnon Stephen, un photojournaliste du New York Post,
partagent un appartement pendant ces trois décennies. Pendant cette
période, leurs vies privée et professionnelle sont profondément liées à
quelques occasions : le chômage en raison de la Dépression, la déception
subie par la trahison des membres du Group Theatre devant le comité de
McCarthy, la répression causée par les opinions politiques du théâtre,
la retraite professionnelle à cause d’un compagnon malade, le refuge à
la campagne et la question de l’efficacité de l’Art, l’émigration en
Europe… ces destins personnels sont influencés et influencent les
événements qui changent le monde, les révolutions culturelles et les
bouleversements sociopolitiques.
L’Histoire est faite de récits personnels.
Gustav Deutsch, Janvier 2013.
ENTRETIEN AVEC GUSTAV DEUTSCH
Jusqu’à aujourd’hui, vous avez réalisé la plupart de vos
œuvres à partir de “found footage” (séquences récupérées). Cette
fois-ci, votre « objet récupéré » est Edward Hopper. Quelle fascination
exerce-t-il sur vous ?
Ce n’était pas clair dès le départ mais deux choses me fascinent chez
Hopper. Premièrement, il était passionné et fortement influencé par le
cinéma. Sa façon d’utiliser la lumière et d’encadrer ses sujets fait
clairement référence au film noir et ses peintures ont eu une influence
importante sur des cinéastes. Quand Alfred Hitchcock tourne PSYCHOSE, il
est clairement guidé par House by the Railroad de Hopper. Même
aujourd’hui, des réalisateurs ,comme Jim Jarmusch et Wim Wenders se
réfèrent à lui. Deuxièmement, Hopper est considéré comme un peintre
réaliste, ce que j’ai fini par trouver faux après avoir fait une analyse
plus approfondie de ses peintures. Hopper ne représente pas la réalité,
il la met en scène. La mise en scène et le montage de la réalité sont
aussi la nature même de mon film.
Vous ne vous êtes pas seulement éloigné du “found footage”
pour vous rapprocher de la peinture, vous êtes également passé d’essais
et d’oeuvres expérimentales à la fiction. Qu’est-ce qui vous a amené à
ça ?
Les peintures étaient déjà présentes mais pas le contexte. Dans mon
travail précédent, j’ai établi une connexion entre des images de films
différents. Grâce au montage, j’ai réussi à créer du sens en essayant de
dénicher des choses qui n’étaient pas forcément l’intention première
des réalisateurs. Je voulais raconter de nouvelles histoires et c’est
aussi vrai pour SHIRLEY – VISIONS OF REALITY. Je raconte ainsi «
d’autres » histoires avec les peintures de Hopper. Par le biais d’un
personnage, qui est généralement une femme chez Hopper, je voulais
aborder trente ans de l’histoire américaine, en faisant coïncider les
peintures et la date de leur exécution : par le reflet de cette femme et
à travers ses yeux. De cette façon, je peux faire intervenir des
éléments qui ne sont pas dans les images. Ce qui est fascinant chez
Hopper, c’est que ses personnages expérimentent ou observent des
éléments qu’ils ne partagent pas avec nous car ils ne sont pas montrés.
La plupart des femmes représentées regardent par la fenêtre, observent
quelque chose, réagissent à quelque chose, sans que l’on sache de quoi
il s’agit. Je peux donc l’inventer. Je peux l’introduire grâce au son ou
à un monologue intérieur de ce personnage féminin.
À quoi ressemblait le scénario – sûrement pas à un scénario classique ?
Dans mon oeuvre, je suis encore et toujours concerné par le reflet de
l’histoire du cinéma et du film. Le tableau vivant est un précurseur du
cinéma. Rejouer des peintures célèbres était un passe-temps populaire et
le cinéma à ses débuts réunissait ce genre de divertissements. Mon idée
principale était de « vivifier » ,ces images. Je voulais imaginer ce
qui se passe juste avant et juste après le moment immortalisé par la
peinture de Hopper. Au début, mes pensées se sont vite tournées vers la
séquence où la femme doit choisir entre s’asseoir ou entrer dans la
pièce. Le travail avec le personnage était surtout basé sur des gestes
et des mouvements. Très tôt, j’ai donc voulu travailler avec une
danseuse plutôt qu’une actrice. C’est seulement plus tard que j’ai
commencé à étoffer son personnage. Quel est son métier ? Quels sont ses
centres d’intérêt ? J’ai alors réfléchi aux trente années de la vie de
cette femme. J’étais surtout intéressé par sa vie professionnelle et
privée, pas par ses expériences précédentes. Les professions de mes
personnages (il y a également un personnage principal masculin) doivent
refléter les thèmes de la mise en scène de la réalité. C’est pour cette
raison que mon personnage principal est une actrice et son compagnon un
photojournaliste.
Mais cette femme n’est pas seulement une actrice soucieuse
d’obtenir des rôles, elle est aussi très engagée politiquement durant
ces trente ans ?
Je voulais un personnage féminin fort, qui agit sans compromis. Une
femme qui pense que son destin n’est pas écrit mais que la vie est faite
de choix. Pour sa profession, c’était important qu’elle réussisse en
groupe et pas toute seule. À l’époque, il y avait le Group Theatre,
inspiré par le dramaturge Constantin Stanislavski, qui a également
développé une méthode de jeu d’acteur. Cette technique nécessite que les
acteurs vivent ensemble dans une communauté très soudée, plutôt que de
se retrouver seulement sur scène et pendant les répétitions.
Mon personnage reprend cette démarche. Elle ne vit plus avec son
compagnon mais avec la troupe. Il la soutient toutefois pleinement,
d’autant que son travail de photojournaliste a des avantages, comme
celui d’un revenu régulier. Il peut prendre soin d’elle lorsqu’elle est
au chômage et que le Group Theatre se dissout.
Parmi les treize peintures de Hopper, quelques-unes ne m’ont pas permis
de définir Shirley comme une actrice – elle devient donc secrétaire
pour le journal de son compagnon ou ouvreuse dans un cinéma. Ces
périodes de chômage coïncident avec la Grande Dépression des années
1930. Les convictions politiques de Shirley l’empêchent de poursuivre
les mêmes objectifs que ses collègues du Group Theatre, comme celui
d’aller à Hollywood.
Comment avez-vous trouvé l’actrice Stephanie Cumming ?
Elle a travaillé pendant un temps comme danseuse et chorégraphe au sein
de la Compagnie Liquid Loft à Vienne. Je l’avais également remarquée
dans les films de Mara Mattuschka, basés sur des chorégraphies qu’elle
avait créées avec Chris Harring. Stephanie a attiré mon attention comme
danseuse mais également comme actrice. Dans les projets de Mara, elle
joue des personnages très actifs, parfois même androgygnes. Dans mon
film, elle interprète un personnage féminin, calme et réservé. À mon
grand plaisir, Stephanie a dit oui sans aucune hésitation.
Vous êtes réputé pour votre méthode de travail précise et
méticuleuse. Avec vos normes rigoureuses, comment avez-vous abordé des
éléments tels que la couleur, la lumière et l’espace ? Quelles
stratégies avez-vous utilisées ?
Commençons par la couleur puisque la peinture est notre point de
départ. En 2005, j’ai commencé à travailler sur le projet avec Hanna
Schimek, ma partenaire dans la vie et dans le travail. Nous avons chacun
nos projets mais nous travaillons parfois sur des idées communes. Pour
SHIRLEY, Hanna m’a beaucoup aidé à comprendre l’effet fascinant de la
palette de Hopper et a pris en charge la conception des couleurs dans le
film. Durant un voyage aux États-Unis, nous sommes allés voir les
peintures originales, grâce auxquelles on a pu déterminer quelles
couleurs utiliser. Grâce au nuancier de Hannah, on a ensuite travaillé
sur les réglages. Elle a déterminé les couleurs, qui changeaient selon
la lumière et qui changeaient également une fois projetées en numérique
sur l’écran. On parlait constamment des couleurs et des nuanciers de
couleurs pour arriver au processus de correction et de classement des
couleurs. Je voulais projeter sur grand écran ce qui définit l’oeuvre de
Hopper, ce jeu fascinant de chaud et de froid, de lumière et d’ombre.
La transformation de l’espace de la peinture au film était-il également un défi pour vous en tant qu’architecte ?
L’espace est un jeu avec le possible. Par exemple, dans Office at
night, Hopper utilise un angle qui ressemble à celui d’une caméra de
vidéosurveillance. Pour recréer ce qu’il peint, nous avons dû incliner
tous les meubles, à tel point que tout tombait de la table. Bien sûr, la
préoccupation de Hopper pour les espaces était d’un grand intérêt pour
moi en tant qu’architecte. Comment faire pour recréer ces pièces en
trois dimensions ? J’ai dû construire plusieurs modèles pour y arriver.
La plupart des dispositions spatiales surréalistes de Hopper
vous sont-elles seulement apparues pendant la phase de construction ?
Oui. Il peignait avec des dimensions incroyables. Ses lits font souvent
trois mètres de longueur et ses fauteuils sont tellement étroits qu’il
est presque impossible de s’y asseoir. C’était important d’examiner les
éléments sur lesquels on pouvait jouer, ceux qui étaient viables. Les
choses inutilisées peuvent être construites pour faire croire qu’elles
fonctionnent alors que non. Tout est anamorphique, aucun meuble n’est
placé dans un angle droit et aucun espace n’est orthogonal.
Quel était le défi pour la lumière ?
La lumière joue un rôle majeur et nécessite autant d’attention que la
mise en scène des acteurs ou la composition des couleurs. La conception
de la lumière a pris autant de temps que le tournage. Jerzy Palacz, le
directeur de la photographie, et Dominik Danner, le chef-opérateur, ont
travaillé sur le jeu de Hopper sur l’ombre et la lumière dès le tournage
du teaser. Ils ont été assez obsédés par l’idée de recréer la lumière
peinte dans les tableaux de Hopper le plus fidèlement possible. Quelques
peintures ont atteint les limites du possible et nous devions
régulièrement faire face à des questions telles que : que peut-on ou ne
peut-on pas nous permettre ? Notre personnage aura-t-elle une ombre si
elle se tient devant la fenêtre ? Comment peut-on le faire paraître
réel, même si ça ne l’est pas dans la peinture de Hopper ? Évidemment,
notre travail devait être crédible cinématographiquement, comme une
peinture de Hopper doit l’être en tant que peinture.
Le film est-il seulement fait de longs plans ?
Non. Au moins, un moment dans chaque épisode correspond à une peinture
de Hopper. Nous ne pouvions pas déplacer la caméra, même pas de quelques
centimètres, sinon les choses auraient semblé dérangées. Mais dans la
mesure du possible, nous pouvions zoomer en avant et en arrière, changer
la taille du plan, et même faire un panoramique. Malgré sa marge de
manœuvre limitée, Jerzy Palacz a réussi à obtenir le maximum.
… repoussant les limites du cinéma ?
Nous étions limités. Nous ne pouvions ni nous promener la caméra au poing, ni faire un champ contre champ. Nous étions toujours dans la position du spectateur. C’est typique de Hopper d’assumer cette position de voyeurisme et d’observation. À tous les niveaux, il ne s’agissait pas de prendre des libertés mais de s’attacher au détail et de faire avec les moyens du bord. Le défi était surtout d’éviter l’ennui et de créer le suspens de façon subtile. Pour savoir si c’est réussi, il faut regarder les 90 minutes sur grand écran.