Simón a 21 ans et vit en Argentine. Depuis peu, il fréquente une nouvelle bande d’amis inattendue. Auprès d’eux, pour la première fois, il a le sentiment d’être lui-même. Mais son entourage s’inquiète et ne le reconnaît plus. Et si Simón voulait devenir quelqu’un d’autre ?
GRAND PRIX, Semaine de la Critique – Cannes 2024
Réalisation | Federico Luis · Scénario | Federico Luis, Tomás Murphy, Agustín Toscano Image | Marcos Hastrup · Son | Martin Blaya · Montage | Tomás Murphy, Andrés Medina · Décors | Nicolás Tavella · Costumes | Paula Ruiz Abalos · Production | Patricio Alvarez Casado (20/20) · Coproduction | Fernando Bascuñan (Planta), Ignacio G. Cucucovich (Mother Superior), Carlos Rincones (1230 Media)


Federico Luis
Federico Luis est né à Buenos Aires en 1990. Après des études en Sciences de la Communication à l’Université de Buenos Aires, son court-métrage La Siesta est présenté en compétition de la Sélection Officielle du festival de Cannes en 2019, avant de recevoir une Mention spéciale à Toronto et le Prix du meilleur court-métrage à Buenos Aires. En 2023, En el Mismísimo Momento gagne le Prix du Meilleur court-métrage IDFA et Quedate Quieto o Te Amo est élu Meilleur court-métrage à Mar Del Plata. Simón de la Montaña est son premier long-métrage.
FILMOGRAPHIE
2024 – Simón de la Montaña (96 minutes – Semaine de la Critique, Cannes)
2024 – Cómo Ser Pehuén Pedre (22 minutes – Visions Du Reel)
2023 – En el Mismísimo Momento (12 minutes – IDFA)
2023 – Quedate Quieto o Te Amo (15minutes – Mar Del Plata)
2022 – La Hija (14 minutes – BAFICI)
2021 – El Beso (15 minutes – BAFICI)
2019 – La Siesta (15 minutes – Compétition CM, Cannes)
2018 – Mirko (12 minutes – BAFICI)
ENTRETIEN AVEC FEDERICO LUIS
Simón de la montaña est difficile à classer dans un genre, comment le décrireriez-vous ?
Je dirais que le film explore la notion de capacité humaine : qu’est-ce qu’une personne est capable de faire ou pas ? J’ai tenté de remettre en question des idées préconçues et courantes.
Quelle a été l’inspiration du film ? Comment est venue l’idée du personnage de Simón et l’envie d’entrer dans cet univers ?
C’est à la suite d’une conversation avec Pehuén, le meilleur ami de Simón dans le film, que l’idée m’est venue. Il m’a demandé pourquoi je n’avais pas mon certificat d’invalidité. Lorsque j’ai pris la mesure de la pertinence de cette question, tout un monde s’est ouvert à moi… Je n’ai pas entrepris les démarches auprès de l’état civil pour l’obtenir, mais j’ai eu besoin de faire un film !
Justement, d’après vous, Simón est-il vraiment handicapé ? Ou s’il ne l’est pas, qu’est-ce qui l’incite à vouloir à tout prix intégrer ce groupe de jeunes en situation de handicap ?
Je pense que tous les personnages du film se posent la question – sauf la mère peut-être. Même Simón est taraudé par cette idée. Et j’espère que les spectateurs se poseront la question aussi ! Le personnage de Simón est une construction fantastique qui conjugue les préoccupations, les projections, les passions et les obsessions qui gravitent autour de la notion de handicap. Les motivations de Simon à rejoindre ce groupe d’amis est effectivement la question centrale du film. Elle a hanté chaque étape de création. Dans le scénario nous apportions initialement quelques réponses, puis nous nous en sommes détachés. Il m’a semblé que le jeu de Lorenzo (Ferro) et le montage comblaient le besoin d’explications ; sans apporter de réponse franche… Je crois que la meilleure réponse est d’aller voir le film entre amis et de boire un café après la projection pour débattre des motivations de Simón !
Dans les films, les personnages handicapés sont souvent représentés de manière positive pour susciter l’empathie du public : Forrest Gump, Gilbert Grape, Rain Man, Intouchables. Dans Simón de la montaña, des dimensions plus sombres et plus manipulatrices de ces personnages sont révélées.
Oui, c’est vrai. Alors qu’avoir une personnalité à plusieurs facettes est constitutif de tout être humain ! Lorsque les films présentent les personnages handicapés comme des êtres de lumière, tendres, gentils, la seule chose qu’ils obtiennent est de leur ôter leur dimension humaine. Il me semblait indispensable et utile de réintroduire ce clair-obscur.
En quoi vous sentez-vous légitime pour raconter l’histoire d’une communauté à laquelle vous n’appartenez pas ?
Peut-être parce que j’aimerais en faire partie moi aussi… Je tombe amoureux des gens en tournant des films avec eux. Cette communauté, comme le reste de l’humanité, me touche aussi par sa foi. Cet éternel et ancestral besoin de se créer un récit qui donne un sens à l’existence, pour ne pas mourir. Et puis j’ai passé une grande partie de mon enfance dans les salles d’attente des hôpitaux. La curiosité et la fascination que j’ai aujourd’hui pour la distorsion du corps humain s’ancre certainement en moi à ce moment-là…
Avec tous les préjugés autour du handicap, vous ne redoutiez pas les écueils ?
Il y a une infinité de lectures possibles, mais d’un point de vue marxiste… ce film a été la première proposition de travail pour la plupart des acteurs et j’en suis fier. Ce sont tous des étudiants en théâtre que j’ai choisis parmi d’autres, comme pour n’importe quel casting. Ils ont été engagés, nous avons répété, nous avons filmé et ils ont été payés. Ce sont des travailleurs professionnels. Dans de nombreux films, on fait encore le choix d’engager des acteurs neurotypiques pour incarner des handicapés (comme avec le blackface du cinéma des années 1930 : des acteurs blancs grimés en noir). Je suis ravi de pouvoir interroger et tordre le cou à ce préjugé, dire adieu à un monde qui meurt et voir émerger un monde nouveau. Je me demande souvent si le cinéma est capable de changer notre façon de voir le monde.
Pour vous qu’est-ce que la normalité ? Comment distinguer le normal de l’anormal ?
Je me demande s’il ne serait pas possible de définir un espace commun d’imperfections humaines, et que chacun trouve cet espace en soi-même. Au fur et à mesure que je l’explore, je le perçois comme étant celui qui me définit le plus précisément. C’est la partie de moi qui m’intéresse le plus. Mais avant tout, nous devons prendre conscience qu’il y a un problème avec le langage. Aucun des mots qui désigne le handicap ne sonne juste. Il faudrait commencer par abandonner le mot différent. Différent par rapport à quoi ? Différent induit l’idée d’un autre qui serait normal. Le différent et le normal. Il est temps d’arrêter de recourir à cette idée tellement binaire de la nature humaine. Au lieu de handicap, on pourrait peut-être parler d’hyperperception. Penser que cette particularité est un pouvoir et non un déficit. Et en ce sens, le handicap ou l’hyperperception serait très proche du geste artistique : se consacrer à percevoir intensément, s’efforcer de construire un autre regard.
L’identité se construit aussi à travers l’autre ?
Oui, je pense que l’on est plus vivant quand on se laisse traverser par les façons d’être et de penser des autres.
Que représente la sortie de ce film dans le contexte d’une page aussi triste de l’histoire du cinéma argentin ? Avec cette incertitude, avec la fermeture de l’Institut National du Cinéma.
C’est terrible. J’entrevois un avenir très sombre pour le cinéma argentin. Javier Milei, le président actuel, a choisi de faire du cinéma et de la culture ses ennemis politiques pour mener à bien sa campagne. Il s’est systématiquement attelé au démantèlement de la culture argentine avec une cruauté effrayante et orienté vers un capitalisme sauvage. Sans pluralité de voix, sans cinéma fédéral, sans cinéma d’auteur et sans voix singulières, il est impossible de faire un film en Argentine aujourd’hui. Simón de la montaña a été l’un des derniers films à voir le jour avant la mort de l’Institut national du cinéma argentin. C’est pourquoi je me sens privilégié et plus que jamais responsable de la protection du cinéma argentin. Faire passer le message, demander de l’aide dans le monde pour ne pas le laisser mourir.
Vous avez tourné à Mendoza, dans le paysage époustouflant de la Cordillère des Andes, mais on ne voit pas grand-chose de la montagne : pourquoi ce choix ?
L’idée me plaisait. Être dans un paysage imposant, mais ne pas trop le filmer. Le sentir, sentir sa présence, mais le laisser en arrière-plan du fait de mon absolue nécessité de filmer ces personnages qui me fascinent tant. Filmer les personnages de près, privilégier le gros plan. Le visage du personnage principal, ses mouvements dirigent mon attention, ma curiosité et mes choix – et, je l’espère, ceux du spectateur – tout au long du film.
Justement, Lorenzo Ferro est l’acteur argentin phare de sa génération avec deux films à son actif, tous deux présentés à Cannes. Pourquoi l’avez-vous choisi ?
En plus de son talent d’acteur, Lorenzo possède une profondeur sidérante. Je connaissais son engagement et sa force de travail. Tout cela était très important pour moi au moment de construire le personnage de Simón. Nous avions travaillé ensemble il y a quelques années et avions partagé beaucoup de choses, aussi bien dans le film qu’en dehors. Il m’a accompagné pendant les répétitions avec les acteurs hyperperceptifs. Il a répété avec nous, il m’a vu les diriger. Il a appris à les connaître et il a créé un vrai lien en dehors de la fiction. Il me représentait de l’autre côté de la caméra, un peu comme un réalisateur de l’intérieur, un dédoublement de la direction d’acteurs. Au moment du montage, j’ai eu la merveilleuse surprise de découvrir, grâce aux micros-cravates, la façon dont Lorenzo parlait à ses camarades avant d’entendre « action ».
Qu’avez-vous remarqué de si particulier chez Pehuén et Kiara pour leur confier des rôles aussi complexes dans le film ?
Si j’ai senti que Pehuén et Kiara pouvaient jouer des personnages aussi exigeants du point de vue de l’interprétation, c’est parce que je les ai vus manier leurs émotions dans la vie réelle. Consciemment ou non, j’ai vu qu’ils avaient développé un système très complexe de compétences pour gouverner leur monde. J’y voyais une preuve, en dehors de tout contexte, du pouvoir qu’ils auraient en tant qu’acteurs dans la fiction. Et je n’ai jamais été déçu, ils étaient chaque jour chargés d’une vérité infinie face à la caméra.
Avez-vous fait des choix particuliers en matière de direction d’acteur ? Aviez-vous une méthode de travail spécifique ?
Sur le plateau, nous avons travaillé leurs interprétations avec la même exigence que pour tout autre acteur. Je n’ai jamais imaginé les traiter d’une manière plus douce ou paternaliste. Ce que j’ai essayé de faire en revanche, c’est de les protéger d’un regard condescendant ou compatissant, un regard si courant et pourtant si discutable. Nous avons tourné le film en seize jours. Nous avons dû tourner très vite.
Quelles sont les perspectives des acteurs handicapés ? Le spectateur pourrait s’interroger sur ce qui les attend après cette expérience et dans quelle mesure le cinéaste et la production s’en sentent responsables.
C’est la question qui me taraude le plus ces derniers temps. Je n’ai aucune idée arrêtée à ce sujet, mais je pense que les situations sont très différentes d’une personne à une autre. Ceux qui avaient une famille ou une institution sur laquelle s’appuyer avant le film continueront à l’avoir après. Et ceux qui avaient une vie chaotique et sans soutien, malheureusement, continueront dans cette même dynamique une fois le film terminé. Nous attribuons souvent aux films un pouvoir plus grand ou plus durable qu’ils ne l’ont en réalité. J’ai du mal à croire que tourner un film pendant un, deux ou trois mois, a le pouvoir de sauver ou de gâcher une vie. Je considère que l’effet – qu’il soit positif ou négatif – est transitoire, comme lors d’un voyage. Vous partez en voyage et vous avez l’impression que votre vie a changé, mais en rentrant vous vous rendez vite compte qu’elle reste la même. En revanche, je me réjouis que le film puisse laisser une trace, une amitié avec une nouvelle communauté. C’est peut-être la plus grande contribution qu’aura amené cette expérience, tant dans la vie des acteurs que dans celle des techniciens.
Quel lien voyez-vous entre Simón et votre filmographie ? Notamment avec La Siesta qui a également été projeté à Cannes ?
J’explore le désir. J’aime avant tout faire des films sur l’amour. Filmer le désir de personnes qui semblent exclues de l’univers du plaisir (et de sa représentation cinématographique) m’enthousiasme. Je suis fasciné par les formes alternatives de tendresse, celles qui, inconsciemment et sans calcul, court-circuitent la morale affective dominante par d’autres formes d’amour et de folie. Et si à cette occasion, le film bouscule un tout petit peu notre rapport à la folie, c’est gagné !
À la fin du film, est-ce que Simón est devenu quelqu’un d’autre ou, au contraire, est-ce qu’il retrouve sa nature profonde, est-il enfin lui-même ?
Les deux ! Simón se transforme en quelqu’un d’autre et, parallèlement, cet autre semble plus proche de son essence même. Son voyage à la recherche de son identité n’a pas qu’une seule direction ni un point d’arrivée précis. On peut néanmoins se dire qu’après tout ce qu’il a traversé, il est plus proche de découvrir qui il est ou, du moins, qui il désire être.